CA Chambéry, ch. soc., 29 janvier 1987, n° 184-85
CHAMBÉRY
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Distembal (SA), Duthilleul (ès qual.)
Défendeur :
Martinez
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Fidric
Conseillers :
M. Babou, Mme Dulin
Avocats :
Mes Saunier, Cochet.
Faits et procédure
Monsieur Martinez avait été engagé par la société Papeteries Lamorte, avec droits et obligations de laquelle se trouve la société Distembal, par contrat en date du 1er octobre 1966 en qualité de représentant de commerce.
Il était chargé de représenter la société pour la vente de papier pliages et d'emballages, sacs en tous genres, cartonnages pour pâtissiers et tous articles qui s'y rattachent.
Le contrat comportait une obligation de non-concurrence aux termes de laquelle :
" Monsieur Martinez s'engage, en cas de résiliation du contrat, pour quelque cause que ce soit, à ne représenter, ni directement, ni indirectement, dans son secteur, pendant une période de six années un établissement vendant des articles similaires par leur nature ou par leur usage à ceux de la société des Papeteries Lamorte.
Monsieur Martinez s'interdit également d'exercer directement ou indirectement une activité de même objet économique pendant une durée de six années dans son secteur.
Cette interdiction s'applique également au cas où l'activité serait exercée par la conjointe de Monsieur Martinez.
Par lettre du 5 août 1983, Monsieur Martinez a remis sa démission à la société Distembal.
Le 11 août 1983, la société Distembal indiquait à Monsieur Martinez sa volonté de faire jouer la clause de non-concurrence stipulée au contrat après, si besoin était, sa mise en conformité avec les dispositions de la convention collective nationale interprofessionnelle des VRP.
Monsieur Martinez a effectivement quitté la société Distembal le 3 novembre 1983.
La société Distembal a été déclarée en règlement judiciaire par jugement du Tribunal de commerce de Lyon du 4 janvier 1984 qui a désigné Monsieur Duthilleul en qualité de syndic.
Par lettre du 19 décembre 1983, la société Distembal a saisi le Conseil de prud'hommes de Chambéry d'une demande ayant pour objet :
1°) la cessation de concurrence déloyale et de toute participation dans une société concurrente ;
2°) le paiement d'une somme de 100 000 F pour violation de la clause de non-concurrence ;
3°) le paiement d'une somme de 2 000 000 F à titre de dommages et intérêts pour préjudice commercial ;
4°) le prolongation des effets de la clause de non-concurrence du délai initial jusqu'à la cessation définitive des agissements
5°) le paiement d'une somme de 5 000 F en application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile
Par jugement du 7 février 1985, le conseil
- condamné Monsieur Martinez
* à payer à la société Distembal la somme de 20 000 F à titre de dommages et intérêts pour préjudice commercial
* à rembourser à la société Distembal les sommes éventuellement versées au titre de l'indemnité de clause de non-concurrence
- débouté la société Distembal de ses autres chefs de demande.
La société Distembal, appelante, demande à la cour, par réformation de :
- dire que la clause de non-concurrence figurant dans le contrat de travail liant Monsieur Martinez à la société Distembal devra recevoir pleinement application dans les termes et limites des dispositions de la Convention Nationale Interprofessionnelle des VRP ;
- ordonner en conséquence la cessation immédiate des agissements illicites de Monsieur Martinez au travers de la société France Emballage Distribution, en particulier à compter de l'arrêt à intervenir et sous astreinte de 5 000 F par jour
- ordonner la résiliation du contrat de travail ou de tout autre contrat pouvant exister entre Monsieur Martinez et la société France Emballage Distribution
- dire que les effets de la clause de non-concurrence seront prolongés à compter de la cessation définitive des agissements illicites de Monsieur Martinez pendant une durée d'une année
- condamner Monsieur Martinez à payer à la société Distembal la somme de 300 000 F de dommages et intérêts pour violation de la clause de non-concurrence
- constater l'existence des pratiques de concurrence déloyale de Monsieur Martinez, via la société France Emballage Distribution au préjudice de la société Distembal
- condamner d'ores et déjà Monsieur Martinez au paiement d'une somme de 2 000 000 F à titre de provision à valoir sur le montant du préjudice définitif qui sera déterminé par expertise
- ordonner la désignation d'un expert ayant pour mission d'établir le montant du préjudice commercial subi par la société Distembal du fait des agissements ci-dessus évoqués
- donner acte à la société Distembal qu'elle se réserve toutes actions en concurrence déloyale à l'encontre de la société France Emballage Distribution
- déclarer commun à la société France Emballage Distribution l'arrêt à intervenir
- condamner Monsieur Martinez à payer à la société Distembal la somme de 25 000 F par application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.
Monsieur Martinez, intimé, requiert la cour de :
- retenir que la clause de non-concurrence insérée à son contrat de travail est frappée de nullité pour être d'une part en contradiction avec les dispositions de la Convention Collective Interprofessionnelle des VRP et pour d'autre part porter une atteinte excessive à la liberté du travail
- en conséquence débouter la société Distembal de la totalité de ses demandes ;
- condamner la société Distembal à lui payer la somme de 10 000 F par application des dispositions de l'article 700 du Code de Procédure Civile
- très subsidiairement, au cas où la cour croirait devoir reconnaître comme valable la clause de non-concurrence insérée dans son contrat de travail
- débouter la société Distembal de sa demande en dommages et intérêts, celle-ci n'étant pas justifiée
- débouter également la société Distembal de sa demande d'expertise.
Cela étant, LA COUR
Se référant pour un plus ample exposé du litige au jugement critiqué et aux conclusions d'appel,
Sur la validité de la clause de non-concurrence
Attendu que Monsieur Martinez soutient que la clause de non-concurrence n'étant pas conforme aux dispositions de la convention collective, se trouve frappée de nullité et n'a pu produire aucun effet entre les parties,
qu'il n'est pas contesté que la convention collective nationale permet l'insertion dans les contrats de travail de clauses de non-concurrence à condition, pour être valables, qu'elles soient limitées à deux ans
Attendu cependant que le contrat conclu avec Monsieur Martinez (1er octobre 1966) est antérieur à l'entrée en vigueur de la convention collective nationale du 3 octobre 1975 (1er novembre 1975) ;
que l'article 17 de cette convention, qui limite les effets de la clause de non-concurrence à deux ans, ne prévoit pas la nullité de la clause de non-concurrence au cas où sa durée serait supérieure,
- que les clauses de non-concurrence dans les contrats de représentation en cours demeurent valables, sous réserve des limitations prévues par la convention collective qui, sauf stipulation contraire, saisit immédiatement la situation juridique pour y attacher les effets qu'elle prévoit,
que, le salarié à qui l'employeur reproche la violation de la clause de non-concurrence insérée au contrat, peut seulement faire écarter la disposition contractuelle moins favorable pour y substituer la disposition impérative de la convention collective;
Attendu que contrairement à ce que soutient Monsieur Martinez, la convention collective du 3 novembre 1975 ne faisant nullement obligation à la société Distembal de mettre son contrat en conformité avec les dispositions conventionnelles, l'article 19 invoqué régissant exclusivement le cas des clauses de non-concurrence en cours d'exécution lors de l'entrée en vigueur de la convention ;
Attendu d'autre part, que l'article 17 de la convention collective limite la clause de non-concurrence dans l'espace au secteur géographique visité par le représentant au moment de la notification de la rupture,
- que la clause contractuelle n'est, sur ce point, aucunement contraire à l'article 19 précité,
- que la société Distembal n'avait pas à préciser à Monsieur Martinez le secteur sur lequel elle entendait faire jouer la clause,
- que peu importe à cet égard que le secteur de Monsieur Martinez ait évolué dans le temps ;
Attendu que la société Distembal ne réclame l'application de la clause de non-concurrence que dans les strictes limites imposées par les dispositions de la convention nationale des VRP,
que dans son courrier du 17 août 1983 adressé à Monsieur Martinez, la société Distembal énonçait les conditions de mise en œuvre de ladite clause soit :
- durée d'une année a compter de la cessation des fonctions de Monsieur Martinez, soit du 3 novembre 1983 au 3 novembre 1984
- versement pendant cette période d'une indemnité égale au tiers de la rémunération annuelle divisée par deux en raison de la rupture du contrat de travail imputable à Monsieur Martinez du fait de sa démission
Attendu enfin que Monsieur Martinez ne peut sérieusement soutenir que la clause, ainsi limitée dans son application, serait nulle car elle porterait gravement atteinte à la liberté du travail le privant de la possibilité d'exercer une activité professionnelle conforme à sa formation " compte tenu de la spécificité du produit pour lequel il avait reçu une formation " en l'occurrence des sacs plastiques vendus aux grands magasins ",
- que Monsieur Martinez était uniquement tenu à ne pas démarcher les départements de Savoie et de Haute-Savoie, et à ne pas démarcher les clients accessoires hors de cette zone géographique provenant de l'exercice dans le secteur qu'il était attribué, de ses fonctions pour le compte de la société Distembal ;
Attendu qu'en conséquence c'est à tort que les premiers juges ont estimé que la clause de non-concurrence était nulle;
Sur la violation de la clause
Attendu que Monsieur Martinez reconnaît dans les conclusions :
1°) que postérieurement à sa démission a été constituée une société anonyme France Emballage Distribution dont le principal actionnaire était L'Alsacienne des Plastiques de Sainte Marie aux Mines, important société de fabrication de polyéthylènes ;
2°) que cette société, dont le siège social était à Voglans avait notamment pour objet l'achat, la commercialisation et la distribution de tout polyéthylènes et emballage
3°) qu'il a été contacté pour prendre la direction de cette société après avoir normalement effectué son préavis jusqu'au 31 octobre 1983
Attendu qu'il est ainsi établi que Monsieur Martinez s'est rétabli dans le même secteur d'activité qui était le sien lorsqu'il travaillait à la société Distembal comme salarié au service d'une société concurrente,
qu'il y a bien eu violation par lui de la clause de non-rétablissement insérée dans son contrat de travail dans la mesure restreinte où elle devait s'appliquer
Attendu que l'interdiction découlant de la clause étant limitée au 3 novembre 1984, la société Distembal ne peut actuellement demander valablement à la cour le respect d'une clause qui a cessé de produire effet,
qu'elle n'est dès lors pas fondée à solliciter que les effets de la clause soient prolongés à compter de la cessation des agissements illicites de Monsieur Martinez pendant une durée d'une année et que soit ordonnée la résolution du contrat de travail conclu entre Monsieur Martinez et la société France Emballage Distribution mais seulement la réparation du préjudice que lui a occasionné le non respect de la clause par Monsieur Martinez du 3 novembre 1983 au 3 novembre 1984 ;
Sur le préjudice subi
Attendu que la société Distembal soutient
que dès le mois d'août 1983, Monsieur Martinez a commis des actes de concurrence déloyale en étant à l'origine de la création de France Emballage Distribution ayant un objet identique à celui de Distembal et une activité commerciale s'exerçant dans le même secteur géographique que celui confié à Monsieur Martinez ;
- que depuis la même époque elle a constaté dans ses résultats une baisse considérable de son chiffre d'affaires sur le secteur commercial précédemment confié à Monsieur Martinez ;
- que cette chute brutale de son niveau d'activité ne s'explique que par le détournement systématique de clientèle opéré par Monsieur Martinez de manière abusive et illicite ;
Attendu cependant que ces allégations de la société Distembal ne sont en l'état nullement justifiées par les pièces produites,
que celle-ci notamment, n'établissent pas que Monsieur Martinez ait participé à la création de la société France Emballage Distribution et qu'il ait participé d'une quelconque manière à l'activité de cette société avant le 3 novembre 1983 soit à une époque à laquelle il était encore au service de la société Distembal,
que ce n'est en effet que dans le courant du mois de novembre que Monsieur Martinez a acquis 66 % des actions de la société France Emballage Distribution dont il est devenu Président-directeur Général le 1er janvier 1984,
- qu'il n'est dès lors pas possible, en l'état, d'établir une relation certaine de cause à effet entre la baisse du chiffre d'affaires réalisé par Monsieur Martinez dans les mois qui ont précédé la cessation effective du contrat qui le liait à la société Distembal, la diminution du niveau d'activité de la société Distembal dans le domaine des produits confiés à Monsieur Martinez et la diminution des commandes passées par les plus gros clients de Monsieur Martinez d'une part et des agissements illicites de celui-ci d'autre part ;
Attendu que pour la période postérieure au 3 novembre 1984 où Monsieur Martinez a travaillé pour le compte de la société France Emballage Distribution et où la société Distembal a enregistré une baisse accentuée de son chiffre d'affaires, une diminution encore plus grande de sa production et la disparition da clients importants qui avaient été ceux de Monsieur Martinez tels que Provencia, Intermarché, la cour en l'état ne possède pas d'éléments d'appréciation suffisants pour lui permettre d'apprécier dans quelle mesure les pertes subies par la société Distembal sont en rapport avec l'activité concurrente de la société France Emballage Distribution,
- que Monsieur Martinez fait observer
1°) que la société Distembal a été admise au bénéfice du règlement judiciaire au mois de janvier 1984 avec toutes les conséquences que cela représente vis à vis de la clientèle
2°) qu'il n'y a aucune comparaison entre la société France Emballage Distribution qui emploie actuellement environ 15 salariés et la société Distembal qui fait partie du groupe Gascogne AFP Cempa, le plus puissant dans le domaine de l'emballage en France,
- qu'il avance que le réseau commercial de la société Distembal avait été démantelé du fait de la restructuration de la société et que la société Distembal n'a fait aucun effort pour conserver la clientèle préexistante ;
Par ces motifs : LA COUR statuant publiquement et contradictoirement, Après audition à l'audience publique du 8 janvier 1987, des Avocats des parties en leurs plaidoiries ; Dit que Monsieur Martinez a violé la clause de non-rétablissement insérée dans son contrat de travail dans la mesure restreinte où elle devait s'appliquer ; Dit n'y avoir lieu d'ordonner la cessation de tout acte de concurrence de la part de Monsieur Martinez ainsi que la résolution de toute relation contractuelle entre Monsieur Martinez et la société France Emballage Distribution, la clause litigieuse ayant cessé de produire effet ; Avant dire droit plus avant ; Ordonne une expertise ; Commet Monsieur Rouvier Bernard expert comptable demeurant 574 rue de Chantabord BP 517 - 73005 Chambéry CEDEX, en qualité d'expert avec mission de : 1°) rechercher si Monsieur Martinez a participé à la création de la société France Emballage Distribution ; 2°) rechercher s'il a participé à l'activité de cette société avant le 3 novembre 1983 ; 3°) rechercher dans quelle mesure les pertes enregistrées par la société Distembal à partir du 1er août 1983 sont pour la période du 1er août 1983 au 3 novembre 1983 en rapport avec une concurrence déloyale de Monsieur Martinez, pour la période de 3 novembre 1983 au 3 novembre 1984 en rapport avec une activité concurrente de la société France Emballage Distribution ; 4°) chiffrer le cas échéant, le préjudice commercial subi par la société Distembal du fait de ces agissements ; Dit que l'expertise sera effectuée aux frais avancés de la société Distembal qui devra consigner au greffe avant le 1er mars 1987 la somme de 4 000 F ; Dit que l'expert devra déposer son rapport dans un délai de six mois à compter de la consignation de la provision ; Dit que l'expertise aura lieu sous le contrôle de Madame Dulin, conseiller à la cour ; Alloue à la société Distembal une provision sur dommages et intérêts de 20 000 F ; Réserve les dépens.