CJCE, 29 juin 1978, n° 77-77
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Benzine en Petroleum Handelsmaatschappij BV, British Petroleum Raffinaderij Nederland NV, British Petroleum Maatschappij Nederland BV
Défendeur :
Commission des Communautés européennes
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Kutscher
Présidents de chambre :
MM. Sorensen, Bosco
Avocat général :
M. Warner
Juges :
MM. Donner, Mertens de Wilmars, Pescatore, Mackenzie Stuart, O'Keefe, Touffait
Avocats :
Mes Van Hecke, Van Den Blink, Van Bael, Gijlstra, Wolter.
LA COUR,
1. Attendu que, par requête enregistrée au greffe de la Cour le 1er juillet 1977, les sociétés néerlandaises Benzine en Petroleum Handelsmaatschappij BV, British Petroleum Raffinaderij Nederland NV et British Petroleum Maatschappij Nederland BV (désignées ci-après sous l'abréviation BP) ont demandé l'annulation de la décision 77-327-CEE, prise par la Commission le 19 avril 1977 après avoir recueilli l'avis du comité consultatif en matière d'ententes et de positions dominantes, relative à une procédure d'application de l'article 86 du traité CEE, engagée sur demande présentée à la Commission le 4 janvier 1974 par les sociétés néerlandaises Aardolie Belangen Gemeenschap BV (ABG) et AVIA Nederland CV (AVIA) ;
2. Que cette décision a été notifiée aux destinataires, exerçant une activité de production et de commercialisation de produits pétroliers aux Pays-Bas, le 25 avril 1977, et a été publiée au Journal officiel des Communautés européennes n° L 117 du 9 mai 1977, page 1 ;
3. Que, par la décision attaquée, la Commission fait grief à ces sociétés d'avoir commis, pendant la période de crise de novembre 1973 à mars 1974, un abus de position dominante à l'égard d'ABG, qui intervient comme centrale d'achat au profit des dix-neuf adhérents du groupe AVIA ;
4. Que la période visée par la décision attaquée est celle de la crise d'approvisionnement en produits pétroliers qui, ayant son origine dans la limitation de production intervenue en novembre 1973 dans un grand nombre de pays producteurs, s'est fait particulièrement sentir aux Pays-Bas à cause de l'embargo, dont cet état a été l'objet dès décembre 1973, qui a eu pour effet une diminution importante des importations de pétrole brut ;
5. Que, tout en faisant grief à BP d'avoir enfreint les dispositions de l'article 86 du traité, la Commission a néanmoins considéré que l'intervention du " Rijksbureau voor Aardolie Produkten " (Office national des produits pétroliers), institué par décision ministérielle n° 573-814 du 13 novembre 1973, a pu créer des doutes chez les compagnies pétrolières sur leurs obligations vis-à-vis de leurs acheteurs, et que BP pouvait estimer que les avances d'essence sur pétrole brut pouvaient la libérer en partie de ses obligations de livrer à ABG pendant la crise ;
6. Qu'elle a plus généralement estimé que les incertitudes qui ont régné sur le marché néerlandais des produits pétroliers, par suite de l'ignorance où l'on se trouvait des développements possibles de la crise, ont rendu difficile l'appréciation des réductions des livraisons à opérer ;
7. Qu'en raison de ces éléments, la décision attaquée a conclu qu'il n'y avait pas lieu, en l'espèce, d'infliger d'amendes à BP, au titre de l'article 15, paragraphe 2, du règlement n° 17 ;
8. Attendu que les requérantes soutiennent, par contre, que la Commission s'est en l'espèce fondée sur une notion de position dominante qui procèderait d'une analyse erronée de l'article 86 du traité et a fait grief à BP d'avoir abusé de cette position, en partant d'une appréciation insuffisante des données de fait et de droit du marché ;
9. Qu'elles font, en outre, valoir qu'une intervention de la Commission au titre de l'article 86 du traité serait en l'espèce particulièrement inadmissible lorsqu'on se reporte à la directive 73-238-CEE du Conseil, du 24 juillet 1973, concernant les mesures destinées à atténuer les effets des difficultés d'approvisionnement en pétrole brut et produits pétroliers (JO 1973, L 228, p.1), qui aurait chargé de la répartition du pétrole brut et des produits pétroliers disponibles les gouvernements et non pas les compagnies pétrolières ;
10. Que la période d'approvisionnement limitée de 1973-1974 aurait précisément fait apparaître la nécessité d'une définition plus claire des responsabilités, ainsi que des directives à prendre en vertu de l'article 103 du traité et destinées à la fois aux grandes compagnies pétrolières s'occupant de l'approvisionnement et aux gouvernements ;
11. Que les requérantes soutiennent enfin que la circonstance qu'aucune amende n'ait été infligée par la décision attaquée ne saurait mettre en cause l'existence de leur intérêt à faire reconnaître par la Cour le caractère non fondé du reproche qui leur est fait par cette décision qui, si elle était maintenue, pourrait en plus fonder l'ouverture d'une action en indemnité contre BP devant les juridictions nationales ;
12. Attendu que les articles 15, paragraphe 1, et 16, paragraphe 1, du règlement n° 17 prévoient que la Commission peut, par voie de décision, infliger aux entreprises et associations d'entreprises des amendes ou des astreintes ;
13. Que l'absence de sanctions pécuniaires, dans une décision appliquant les articles 85 et 86 du traité, n'exclut pas l'intérêt du destinataire à faire vérifier par la Cour de justice la légalité de cette décision et à introduire ainsi un recours en annulation en vertu de l'article 173 du traité ;
14. Attendu, en outre, que l'article 103 du traité, prévoyant que les Etats membres considèrent leur politique de conjoncture comme une question d'intérêt commun, s'il offre à la communauté la possibilité de rencontrer, par des mesures appropriées et dans le respect des objectifs communautaires, les difficultés de la conjoncture, se situe dans le contexte des dispositions relatives à la politique économique commune et, partant, à un stade différent de celui des dispositions du traité relatives aux règles de concurrence, telles que les articles 85 et 86 ;
15. Que, dès lors, l'absence d'une réglementation adéquate, fondée notamment sur l'article 103 du traité et permettant d'adopter des mesures appropriées à la conjoncture, si elle révèle une méconnaissance du principe de la solidarité communautaire, inscrit parmi les fondements de la Communauté, et une carence d'autant plus grave que le paragraphe 4 de l'article 103 précise expressément que " les procédures prévues au présent article s'appliquent également en cas de difficultés survenues dans l'approvisionnement en certains produits ", ne saurait cependant dispenser la Commission de son obligation de veiller, en toutes circonstances, tant dans des conditions normales que dans des conditions caractérisées de marché, lorsque la position concurrentielle des opérateurs est particulièrement menacée, au respect scrupuleux de l'interdiction de l'article 86 du traité ;
16. Attendu que la décision attaquée conclut à l'existence en l'espèce d'une position dominante détenue non seulement par BP à l'égard de ses acheteurs, mais aussi par chacune des grandes compagnies pétrolières internationales qui raffinent ou font raffiner aux Pays-Bas, à l'égard de leur clientèle respective ;
17. Que la motivation de cette conclusion est fondée essentiellement par des considérations de caractère général tenant aux conditions de l'ensemble du marché néerlandais, au cours de la crise, en ce qui concerne l'approvisionnement en produits pétroliers, et à l'état des relations commerciales qui, dans un marché tel que celui de l'espèce, s'instaureraient inévitablement entre " les vendeurs détenant des parts de marché importantes et ayant des disponibilités, et leurs acheteurs " ;
18. Attendu qu'il importe d'examiner en premier lieu si, à supposer même que des conditions de marché caractérisées, telles que celles de l'espèce, aient effectivement assuré aux grandes compagnies pétrolières implantées aux Pays-Bas une position dominante dans le territoire de cet Etat membre, vis-à-vis de leur clientèle respective, les éléments de fait et de droit invoqués par la Commission, pour caractériser plus spécialement le comportement individuel de BP au cours de la crise, permettent de considérer ce comportement comme abusif au sens de l'article 86 du traité ;
19. Attendu que la décision attaquée fait grief à BP d'avoir exploité abusivement la position dominante qu'elle aurait détenue sur le marché concerné, en réduisant ses livraisons à ABG d'une manière substantielle et dans une proportion nettement plus marquée que celle appliquée aux livraisons à tous ses autres clients, sans pouvoir faire valoir des justifications objectives ;
20. Qu'elle reproche ainsi à cette société d'avoir infligé à ABG un désavantage certain, immédiat et substantiel dans sa position sur le marché et d'avoir tenu un comportement susceptible de mettre en cause l'existence d'ABG ;
21. Que, tout en admettant la possibilité pour les entreprises en position dominante de prendre en considération certaines particularités et certaines différences dans la situation de leurs clients, ladite décision affirme que, pour éviter des abus au sens de l'article 86 du traité, une entreprise en position dominante doit repartir " équitablement " les quantités disponibles entre tous ses acheteurs ;
22. Qu'aux fins de cette répartition, il est précisé qu'en cas de crise généralisée d'approvisionnement, toutes les sociétés indépendantes sont obligées de faire recours en premier lieu à leurs fournisseurs habituels, et que les réductions dans l'approvisionnement des acheteurs en période de pénurie seraient à opérer sur la base d'une période de référence fixée à l'année précédant la crise ;
23. Que, compte tenu de tous ces éléments, la décision conclut que BP aurait effectué une discrimination à l'égard d'ABG, les avances d'essence sur pétrole brut consenties par BP à ABG ne justifiant pas en l'espèce un traitement " différent " d'ABG par rapport aux autres clients ;
24. Attendu qu'il est constant que, le 21 novembre 1972, BP a dénoncé l'accord existant depuis 1968 avec ABG et a ainsi mis fin à ses relations commerciales avec cette société en ce qui concerne son approvisionnement en essence-moteur ;
25. Que, suite à la résiliation de cet accord, confirmée par un échange de lettres entre BP et ABG du 17 janvier 1973, cette dernière société a cherché, sur le conseil notamment du gouvernement néerlandais, d'acheter du pétrole brut sur le marché international pour le faire raffiner ;
26. Qu'il a été convenu, en outre, entre BP et ABG que cette dernière pourrait utiliser les capacités de raffinage de BP pour obtenir de l'essence-moteur à partir de son propre pétrole brut ;
27. Que, compte tenu de cet accord, et ABG ayant éprouvé, dès avant la crise, des difficultés à s'approvisionner elle-même en brut, BP lui a consenti des avances d'essence jusqu'à concurrence de 250 000 m3 de pétrole brut de sa propriété, qu'ABG devait restituer avant le 1er janvier 1974 ;
28. Qu'il ressort de la décision attaquée que la dénonciation par BP, en novembre 1972, de ses relations commerciales avec ABG se situe dans le cadre du regroupement des activités opérationnelles de BP, rendu nécessaire par la nationalisation d'une grande partie des intérêts de cette société dans le secteur de la production, ainsi que par la prise de participation des Etats producteurs dans ses activités d'extraction, et s'explique, de ce fait, par des considérations étrangères à ses relations avec ABG ;
29. Qu'il s'ensuit qu'au moment de la crise, et déjà à partir de novembre 1972, la position d'ABG vis-à-vis de BP n'était plus, pour l'approvisionnement en essence-moteur, celle d'un client contractuel, mais celle d'un client occasionnel ;
30. Que le principe affirmé par la décision attaquée, selon lequel les réductions d'approvisionnement auraient du être opérées sur la base d'une période de référence fixée à l'année précédant la crise, s'il peut s'expliquer dans le cas ou des relations continues d'approvisionnement ont été maintenues, au cours de cette période, entre vendeur et acheteur, ne saurait s'appliquer lorsque le fournisseur a cessé, au cours de la même période, d'entretenir de telles relations avec son acheteur, compte tenu notamment de ce que les plans de toute entreprise sont basés normalement sur des prévisions raisonnables ;
31. Que, d'autre part, les avances d'essence sur pétrole brut consenties par BP en vertu de l'accord en " processing ", se situant dans le cadre d'un accord dont l'objet était uniquement le raffinage du pétrole brut fourni par ABG et non l'approvisionnement de celle-ci en essence-moteur, ne sauraient servir d'argument valable pour assimiler en l'espèce la position d'ABG vis-à-vis de BP à celle d'un client traditionnel de celle-ci, au cours de la période de référence précitée ;
32. Que, pour toutes ces raisons, la position d'ABG vis-à-vis de BP étant, depuis plusieurs mois avant le déclenchement de la crise, celle d'un acheteur occasionnel, on ne saurait faire grief à BP de lui avoir appliqué, pendant la crise, un traitement moins favorable que celui réservé à sa clientèle traditionnelle ;
33. Que, vu la raréfaction généralisée des produits pétroliers pendant la période considérée et la situation de contrainte dans laquelle se trouvait l'ensemble du marché néerlandais, l'application à ABG par BP d'un taux de réduction identique ou très proche de celui appliqué aux clients traditionnels se serait traduite par une diminution importante des livraisons auxquelles ces clients s'attendaient ;
34. Qu'une obligation pour le fournisseur d'appliquer, en période de pénurie, un taux de réduction similaire dans les livraisons à tous ses acheteurs, sans égard aux engagements contractés envers sa clientèle traditionnelle, ne pourrait découler que de mesures adoptées dans le cadre du traité, notamment de son article 103, ou, à défaut, par les autorités nationales ;
35. Attendu qu'en l'absence de telles mesures communautaires, les autorités nationales néerlandaises ont, dans le cadre de la " Distributiewet " de 1939, institué le 13 novembre 1973 le " Rijksbureau voor Aardolie Produkten " (RBAP), ci-dessus mentionné, en vue de faire face aux difficultés rencontrées par les acheteurs de produits pétroliers au cours de la crise ;
36. Que, selon une communication officielle publiée au Staatscourant néerlandais du 14 novembre 1973, le RBAP avait pour tâche de régler l'approvisionnement en produits pétroliers et, si l'évolution de la situation l'exigeait, de préparer une éventuelle distribution de ces produits et de l'exécuter le moment venu ;
37. Qu'il ressort de la description faite par les autorités néerlandaises et reproduite par la décision attaquée que, tant au cours de la période du 12 janvier au 4 février 1974 qu'en dehors de cette période, le RBAP a soutenu les consommateurs ou les négociants qui se trouvaient en difficulté ;
38. Qu'à ces fins, le RBAP a établi, dès le début, un programme spécial de répartition, en vue de pourvoir aux besoins d'ABG, sans pour autant astreindre les grandes compagnies pétrolières, y compris BP, à appliquer un taux de réduction similaire dans les livraisons à tous les acheteurs ;
39. Que, par l'intermédiaire du RBAP, ABG a pu, pendant la période de pénurie, avoir accès, pour son approvisionnement en essence-moteur, à d'autres grandes sociétés pétrolières réunies dans l' " Olie Contact Commissie " (OCC) ;
40. Que, par ailleurs, si l'intervention du RBAP n'a pas eu de caractère contraignant, mais s'est plutôt limitée à un appel aux contributions volontaires des compagnies pétrolières, il n'en reste pas moins qu'ABG a trouvé auprès des autorités nationales, agissant d'abord par le canal du RBAP et ensuite directement par le ministre des affaires économiques, un soutien constant qui, au fur et à mesure que ses difficultés s'aggravaient, s'est traduit par une intervention de plus en plus marquée, comportant la prise en charge par le RBAP des besoins en essence-moteur des clients non contractuels d'ABG, la constitution d'un pool destiné à l'approvisionnement exclusif d'ABG et, lorsque la situation d'ABG est devenue critique, des décisions contraignantes d'approvisionnement adressées aux grandes compagnies pétrolières ;
41. Que l'annexe 1 de la décision laisse, en outre, apparaître qu'au cours de la période de pénurie, à l'exclusion du mois de février 1974, ABG a pu recevoir, en dehors des compagnies pétrolières réunies au sein de l'OCC, des quantités d'essence-moteur de la part de 13 autres sociétés représentant, pendant les trois premiers mois de la crise, de 32,5 % a 37 % de son approvisionnement normal ;
42. Qu'il est enfin constant que, grâce à ce soutien et aux possibilités d'approvisionnement offertes par le marché, en dehors des fournitures provenant de BP, ABG a pu, au cours de la crise, disposer d'un approvisionnement qui, quoique limité en raison notamment de la raréfaction généralisée des produits, l'a pourtant mise en mesure de surmonter les difficultés de la crise ;
43. Qu'au vu de ces circonstances, il n'apparaît donc pas que BP ait commis, en l'occurrence, une exploitation abusive de position dominante à l'égard d'ABG, au sens de l'article 86 du traité ;
44. Que, dans ces conditions, il y a lieu d'annuler la décision attaquée ;
Sur les dépens
45. Attendu qu'aux termes de l'article 69, paragraphe 2, du règlement de procédure, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens ;
46. Que la partie défenderesse ayant succombé dans ses moyens, il y a lieu de la condamner aux dépens ;
Par ces motifs,
LA COUR
déclare et arrête :
1) La décision de la Commission du 19 avril 1977 (77-327-CEE), publiée au Journal officiel des Communautés européennes n° L 117 du 9 mai 1977, page 1, est annulée ;
2) La partie défenderesse est condamnée aux dépens de l'instance.