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Décisions

CA Douai, 5e ch. soc., 2 juin 1988, n° 6459-86

DOUAI

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Dutilleul

Défendeur :

Tiberghien (ès qual.), Sift (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Thiebault

Conseillers :

Mmes de la Phalecque, Roussel

Avocats :

Mes Carpentier, Six.

Cons. prud'h. Tourcoing, du 29 sept. 198…

29 septembre 1986

Embauché par la Société Industrielle Française du Tapis (SIFT) à compter du 1er janvier 1970, M. Dutilleul était promu, par contrat du 24 juillet 1973, à compter du 1er janvier 1973, responsable des ventes chantiers avec compétence sur toute la France.

La convention précisait, dans son article 9:

"En cas de cessation du contrat pour quelque cause que ce soit, M. Dutilleul s'interdit d'entrer au service directement ou indirectement de toute entreprise fabriquant ou vendant ou proposant à la vente des produits analogues à ceux de la SIFT ou servant aux mêmes usages.

Cette interdiction est limitée à deux ans et à la région parisienne. Pendant la durée de l'interdiction, M. Dutilleul percevra une indemnité mensuelle calculée conformément aux minima prévus par l'article 32 de l'annexe 4 de la convention collective nationale de l'industrie textile".

Le 16 février 1981, la SIFT était admise au bénéfice du règlement judiciaire et Me Tiberghien était désigné comme syndic-administrateur judiciaire. Un concordat intervenait cependant le 4 mars 1983.

Le 28 novembre 1984, M. Dutilleul écrivait au président du directoire, M. Campagnie, l'informant de son désir de quitter la société.

Après divers pourparlers, les parties signaient le 15 janvier 1985, un protocole daté du 2 janvier 1985 qui prévoyait:

- l'acceptation par le salarié d'une somme de 50 000 F nette au titre de l'indemnité compensatrice,

- qu'à dater de ce jour, le salarié n'aurait pas à effectuer son préavis,

- que les sommes inhérentes à l'exécution du contrat seraient payées jusqu'au 31 décembre 1984,

- que le contrat prendrait fin au 28 février 1985.

La veille, le 14 janvier 1985, M. Dutilleul était entré au service du Groupe Sommer et Alibert, dont il n'est pas contesté qu'il fabrique et commercialise des produits concurrents.

Le 29 janvier 1985, la SIFT déposait son bilan. Une liquidation judiciaire intervenait dont Me Tiberghien était désigné comme syndic. Le même jour, une société appelée Institut Technique National de la Construction (ITNC) informait ses adhérents de ce dépôt de bilan et leur recommandait, pour leur chantier en cours de prendre contact avec la société Sommer soit avec M. Savina, soit avec M. Dutilleul "qui vient de prendre de nouvelles fonctions dans la société Sommer", soit avec les responsables régionaux de ladite société.

Intervenaient alors diverses procédures:

1° assignation en référé commercial de Me Tiberghien ès qualités contre la SA SIRS Sommer France aboutissant à une ordonnance du président du Tribunal de commerce de Tourcoing du 22 février 1985 interdisant à cette société de poursuivre les pratiques de concurrence déloyale vis-à-vis de SIFT et de continuer à employer M. Dutilleul, la condamnant en outre au paiement d'une indemnité provisionnelle de 1 500 000 F en réparation du préjudice causé à la SIFT du fait du détournement de la clientèle.

Par arrêt du 13 février 1986, la Cour d'appel de Douai confirmait l'ordonnance et un arrêt du 19 mars 1987 déboutait M. Dutilleul de sa tierce opposition.

Le 5 janvier 1988, la Cour de cassation, chambre commerciale, sur pourvoi de SIRS Sommer France cassait l'arrêt du 13 février 1986, mais seulement en ce qui concerne le paiement de la provision.

2° assignation en référé prud'homal à la requête de M. Dutilleul aboutissant à une ordonnance du 21 mars 1985 de la formation de référé du Conseil de prud'hommes de Tourcoing précisant que M. Dutilleul était toujours lié par la clause de non-concurrence prévue au contrat du 24 juillet 1973 et constatant que cette clause était limitée à deux ans et à la région parisienne. Cette même décision se déclarait incompétente pour statuer sur la demande reconventionnelle de Me Tiberghien réclamant la condamnation par provision de M. Dutilleul à 500 000 F de dommages-intérêts.

3° demande formée par M. Dutilleul, le 23 avril 1985, devant le Conseil de prud'hommes de Tourcoing, section encadrement à l'encontre de Me Tiberghien ès qualités pour "voir dire et juger que M. Dutilleul n'est lié par aucune clause de non-concurrence à l'égard de la SIFT et subsidiairement condamner Me Tiberghien à payer la contrepartie de la clause de non-concurrence d'un montant annuel de 144 000 F".

Par jugement du 30 septembre 1986, le Conseil:

- disait que la clause de non-concurrence demeurait en vigueur et que M. Dutilleul est toujours lié par celle-ci et le déboutait de ses demandes,

- accueillant partiellement la demande reconventionnelle du syndic, condamnait M. Dutilleul à lui payer la somme de 350 000 F pour non-respect de la clause de non-concurrence et concurrence déloyale ainsi que 5 000 F au titre de l'article 700 du NCPC, déboutant par contre Me Tiberghien de sa demande en remboursement de l'indemnité de préavis de 50 000 F.

M. Dutilleul a relevé appel de cette décision. C'est l'objet du présent litige.

4° assignation du 5 novembre 1986 à la requête de Me Tiberghien devant le Tribunal de commerce de Roubaix-Tourcoing formée contre la SA SIRS Sommer France et comportant notamment une demande de désignation d'expert pour évaluer le préjudice exact subi par la SIFT du fait des agissements de concurrence déloyale imputable à la société SIRS, M. Dutilleul est intervenu à cette procédure actuellement pendante.

A l'appui de son appel, M. Dutilleul fait valoir:

- qu'aucun concert frauduleux n'existe entre lui-même et l'ITNC,

- que son embauche par SIRS Sommer France ne constitue pas un fait de concurrence déloyale,

- que le témoignage de M. Mulliez et la production d'une attestation de M. Tiberghien établissent l'intention des parties à l'époque de supprimer la clause de non-concurrence et que le contrat du 16 février 1981 opère une novation par rapport au contrat du 27 juillet 1973,

- que dès lors, il était, au moment de son embauche, délié de toute clause de non-concurrence,

- subsidiairement, que la clause de non-concurrence n'avait plus d'objet à raison de la disparition de l'activité de l'ancien employeur,

- encore plus subsidiairement, que la clause de non-concurrence était limitée à deux années et à la seule région parisienne, qu'elle a été respectée et qu'il a donc droit à la contrepartie financière s'élevant à 288 000 F.

Il conclut en outre au débouté de Me Tiberghien et à sa condamnation à lui payer la somme de 5 000 F au titre de l'article 700 du NCPC.

Me Tiberghien, syndic-liquidateur, expose de son côté:

- que l'enquête de témoins à laquelle a procédé le conseil de prud'hommes a permis d'établir la collusion existant entre M. Dutilleul, l'ITNC et les dirigeants de la société SIRS Sommer pour détourner la clientèle de la SIFT,

- que lors de son départ de la SIFT, M. Dutilleul savait qu'il restait tenu par une clause de non-concurrence dont il n'était pas délié,

- que ni le témoignage de M. Mulliez ni celui de M. Bernard Tiberghien ne font la preuve d'une novation du contrat supprimant la clause de non-concurrence,

- que s'engageant auprès de la SIRS Sommer alors qu'il était sous contrat avec la SIFT, M. Dutilleul commettait une faute, aggravée par le fait qu'il violait en même temps la clause de non-concurrence,

- que la violation de l'interdiction de concurrence prive M. Dutilleul du droit à la contrepartie financière prévue par la convention collective,

- qu'il convient de condamner M. Dutilleul pour ses agissements déloyaux qui ont remis en cause les efforts du syndic, au paiement de la somme de 432 000 F, correspondant à un an de salaire, ainsi qu'au remboursement de l'indemnité compensatrice de 50 000 F qu'il a perçue et au paiement d'une somme de 10 000 F au titre de l'article 700 du NCPC.

Sur quoi, LA COUR,

Attendu que, comme devant le premier juge, le litige soumis à la cour se place sur deux plans; qu'il s'agit, d'une part, de savoir si, lors de son départ, M. Dutilleul était lié par une clause de non-concurrence et, dans l'affirmative, s'il pouvait alors prétendre à la contrepartie financière prévue par la convention collective; qu'il s'agit d'autre part d'apprécier si la SIFT a été victime de la part de son ancien employé d'agissements déloyaux de nature à justifier les dommages-intérêts réclamés et de statuer sur la restitution du préavis.

SUR L'EXISTENCE D'UNE CLAUSE DE NON-CONCURRENCE LIANT M. DUTILLEUL LORS DE SON DEPART DE LA SIFT

Attendu que le seul contrat de travail rédigé par écrit entre M. Dutilleul et la SIFT est celui du 24 juillet 1973 qui comportait bien pour le salarié la clause de non-concurrence rappelée plus haut; que M. Dutilleul était alors responsable pour la France des ventes chantiers.

Que si lors de sa nomination comme directeur commercial du département Moquettes, une lettre du 16 février 1981 rappelle notamment l'accord intervenu sur les conditions de rémunération, elle reste muette sur la clause de non-concurrence; qu'en dehors de cette lettre, aucun nouveau contrat ni aucun avenant n'ont été établis.

Attendu que l'audition de M. Mulliez, lors de l'enquête diligentée en première instance, ne permet pas de retenir que les parties ont, à l'époque, décidé la suppression de la clause; que ce témoignage demeure ambigu; qu'il admet que le problème de la clause a été évoqué mais non appliqué et qu'on n'a pas jugé bon de préciser s'il y avait une clause de non-concurrence; qu'il ajoute d'ailleurs, ce qui explique le silence sur la clause, qu'en février 1981, on a "revu" le contrat avec redéfinition des fonctions et de la rémunération, ce qui correspond bien aux termes de la lettre du 16 février 1981; qu'il faut donc en conclure que la clause de non-concurrence subsistait bien; que l'attestation de M. Bernard Tiberghien établie 7 ans après les faits, n'est pas plus déterminante; qu'il y déclare que "dans son esprit", il y avait bien eu novation le 16 février 1981 et que si la clause ancienne de non-concurrence avait continué à s'appliquer, on l'aurait mentionnée.

Mais attendu que l'absence de toute mention écrite quant à la suppression de la clause implique au contraire, alors que M. Mulliez reconnaît qu'on en a parlé, que cette clause n'était pas modifiée.

Que la novation ne se présume pas; que faute de dispositions écrites contraires, cette clause de non-concurrence n'a pas été supprimée du fait des modifications des fonctions de l'intéressé; qu'on voit mal d'ailleurs pourquoi ces modifications auraient entraîné une suppression d'une clause dont l'utilité pour l'employeur persistait d'autant plus que les responsabilités de M. Dutilleul devenaient plus importantes.

Attendu qu'il résulte tant de l'enquête, et notamment de l'audition de M. Charlet, que des écritures de M. Dutilleul, que lors des discussions qui ont suivi la démission de celui-ci, le problème de la clause de non-concurrence a bien été évoqué, confirmant ainsi que dans l'esprit des parties, cette clause était toujours en vigueur; que même si M. Charlet a, répondant à une question du Président du Conseil de Prud'hommes, indiqué que la clause n'a pas été l'objet essentiel de la discussion, il a également clairement affirmé que la SIFT avait entendu maintenir cette clause; que M. Dutilleul ne saurait donc reprocher aux dirigeants de n'avoir pas attiré son attention sur ce point; que dès lors qu'il reconnaît que la clause a été à l'époque évoquée, c'était à lui, s'il subsistait un doute dans son esprit, à prendre l'initiative de mettre les choses au point; qu'on peut d'ailleurs penser, encore qu'il est vrai que la mention "libre de tout engagement" n'a pas de conséquence juridique, que le désir de M. Dutilleul de voir figurer ces termes dans le protocole signé le 15 janvier 1985, démontrait, au contraire, que le problème de la clause de non-concurrence restait présent à l'esprit de ce cadre.

Attendu que si la cessation définitive de l'activité sociale jointe à l'impossibilité de céder les éléments incorporels du fonds de commerce à un tiers peut rendre sans objet la clause de non-concurrence, M. Dutilleul n'établit en rien que ces deux conditions étaient réunies lors de son entrée, le 14 janvier 1985, au service de la société SIRS Sommer; qu'il résulte au contraire des pièces produites que le syndic poursuivait la recherche de repreneurs et que la SIFT continuait à travailler.

Attendu qu'il convient donc de dire, comme l'a fait le premier juge, que lors de son embauche par la SA Sommer, M. Dutilleul était bien lié à la SIFT par une clause de non-concurrence.

SUR LA DEMANDE DE LA CONTREPARTIE FINANCIERE DE LA CLAUSE DE NON-CONCURRENCE

Attendu que le contrat du 24 juillet 1973 prévoyait effectivement que pendant la durée de l'interdiction, M. Dutilleul percevrait une indemnité mensuelle calculée sur la base des minima prévus par l'article 32 de l'annexe n° 4 de la convention collective nationale de l'industrie textile.

Que M. Dutilleul soutient, dans ses écritures d'appel, qu'il a respecté la clause "aussitôt qu'il a été informé de la volonté de son ancien employeur -ou du liquidateur- de s'en prévaloir".

Que s'il est certain que la clause litigieuse est limitée géographiquement à la région parisienne, la cour ne dispose d'aucun élément utile pour apprécier si et à partir de quand, M. Dutilleul a effectivement respecté cette clause, étant précisé que cette clause s'imposait immédiatement à lui sans qu'il ait à attendre une éventuelle manifestation de volonté de la part de son ancien employeur de s'en prévaloir.

Attendu cependant qu'il est établi qu'à l'origine, c'est-à-dire à compter du 14 janvier 1985, date de son entrée chez SIRS Sommer, et au moins jusqu'au 22 février 1985, M. Dutilleul a été employé par cet employeur, que ce salarié l'admet implicitement, comme on l'a vu plus haut; que le comportement de SIRS Sommer, lui notifiant le 22 février 1985, une mise à pied à la réception de l'assignation en référé commercial le confirme si besoin était.

Qu'au surplus, et à toutes fins, M. Dutilleul a été engagé à compter du 14 janvier 1985 alors que c'est seulement le lendemain, 15 janvier, qu'il a signé le protocole d'accord l'autorisant à ne pas effectuer son préavis tout en maintenant au 28 février la date d'expiration de ce préavis.

Qu'ainsi, la violation de l'interdiction de concurrence est établieet qu'elle ne permet plus au salarié, même si elle a cessé par la suite, de prétendre au bénéfice de l'indemnité contractuellement prévue.

SUR LA DEMANDE RECONVENTIONNELLE DE ME TIBERGHIEN

Attendu que la violation de la clause de non-concurrence n'est pas de nature à justifier une demande en remboursement d'une indemnité de préavis réglée en vertu du protocole d'accord du 15 janvier 1985.

Attendu que l'article 9 du contrat du 24 juillet 1973, visant la clause de non-concurrence n'a pas prévu le règlement d'une clause pénale en cas de violation de cette clause; que demandeur sur ce point, il appartient donc au syndic de faire la preuve du préjudice qu'il a fixé en dernier lieu à 432 000 F, à la fois pour non respect de cette clause et pour concurrence déloyale.

Que si la violation de la clause est démontrée tout au moins jusqu'au 22 février 1985 ainsi que l'engagement chez un concurrent alors que M. Dutilleul était encore lié à son employeur, par contre il n'est pas justifié actuellement d'un détournement de clientèle dont ce dernier serait responsable.

Qu'il n'est pas établi par l'enquête diligentée en première instance qu'il serait à l'origine de la diffusion de la circulaire de l'ITNC ou y aurait participé.

Que tout en réclamant à M. Dutilleul un an de salaire, chiffre tout à fait arbitraire, Me Tiberghien reconnaît d'ailleurs dans ses conclusions d'appel qu'il "apparaît très difficile d'évaluer le préjudice exact".

Attendu que la cour ne dispose donc pas en l'état des éléments nécessaires pour apprécier la demande reconventionnelle en dommages-intérêts.

Qu'il apparaît donc opportun, une procédure étant en cours devant le Tribunal de commerce de Roubaix-Tourcoing pour déterminer le préjudice de la SIFT avec demande d'expertise, procédure dans laquelle M. Dutilleul est intervenu volontairement, de surseoir à statuer sinon jusqu'à solution de ce cette instance, mais tout au moins, si le tribunal ordonne l'expertise sollicitée, jusqu'à dépôt du rapport de cette expertise.

Que les dépens seront supportés par M. Dutilleul et que l'indemnité au titre de l'article 700 du NCPC sera portée à 7 000 F.

Par ces motifs, Dit que M. Dutilleul était, à la date de son embauche par SIRS Sommer, le 14 janvier 1985, lié par la clause de non-concurrence figurant à l'article 9 du contrat du 24 juillet 1976, cette clause étant limitée à deux ans et à la région parisienne. Déboute M. Dutilleul de sa demande en paiement de la somme de 288 000 F pour contrepartie financière de cette clause. Déboute Me Tiberghien de sa demande en remboursement de la somme de 50.000 F correspondant au préavis versé. Infirmant le jugement pour le surplus, sursoit à statuer sur la demande en dommages-intérêts formée par Me Tiberghien jusqu'à dépôt du rapport de l'expertise sollicitée par Me Tiberghien dans la procédure engagée par lui devant le Tribunal de commerce de Roubaix-Tourcoing contre SIRS Sommer, sauf aux parties à saisir de nouveau la cour si cette expertise n'était pas donnée. Dit que l'affaire sera retirée du rôle de la cour. Condamne M. Dutilleul au paiement de la somme de 7 000 F au titre de l'article 700 du NCPC. Le condamne aux dépens d'instance et d'appel.