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Décisions

CA Douai, 2e ch. civ., 11 octobre 1990, n° 5926-89

DOUAI

Arrêt

Confirmation

PARTIES

Demandeur :

Les Fils de Louis Mulliez (SA)

Défendeur :

Aubert

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Bononi

Conseillers :

Mme Giroud, M. Delaude

Avoués :

SCP Levasseur-Castille, SCP Carlier Regnier

Avocats :

Mes Malbo, Ponceux.

T. Roubaix Tourcoing, du 21 sept. 1989

21 septembre 1989

Jean-Pierre Aubert réalise et installe, en mai 1988, chez une commerçante franchisée Phildar, un logiciel " Philmag " permettant la gestion informatisée du magasin ; d'autre part pour commercialiser son produit, il adresse le 4 novembre 1988 un livret explicatif à divers franchisés Phildar en proposant l'ordinateur et le matériel pour le prix de 33 000 F HT.

La société " Les Fils de Louis Mulliez ", propriétaire de la marque Phildar, a fait délivrer le 30 novembre 1988 une sommation " d'avoir à cesser toute référence à la marque protégée, à cesser de diffuser des documents de travail spécifiques à l'activité des magasins Phildar, à adresser immédiatement à tous les franchisés Phildar démarchés un courrier rétablissant les droits de la société Phildar ".

Le 6 janvier 1989, M. Aubert assigne en référé commercial la société " Les Fils de Louis Mulliez " pour voir déclarer celle-ci coupable d'abus de position dominante, faire injonction à cette société de cesser toute pratique anti-concurrentielle, de dire que l'ordonnance sera publiée dans une " lettre aux franchisés " et distribués à ceux-ci dans les huit jours sous peine d'astreinte, condamner la société Les Fils de Louis Mulliez à payer une indemnité provisionnelle de 300 000 F et une sourire de 10 000 F en application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.

La société Les Fils de Louis Mulliez s'oppose à la demande en invoquant les actes de concurrence déloyale commis par M. Aubert et réclama reconventionnellement 50 000 F de dommages-intérêts ; subsidiairement, elle soulève l'incompétence du juge des référés notamment en application des dispositions de l'article 36 de l'ordonnance du 1er décembre 1986.

Le Juge des Référés s'étant déclaré incompétent et ayant renvoyé au Juge du fond, le Tribunal de commerce de Roubaix-Tourcoing par jugement du 21 septembre 1989, dit la société Les Fils de Louis Mulliez coupable d'abus de position dominante vis-à-vis de ses franchisés et par voie de conséquence de pratiques anti-concurrentielles dont a été victime M. Aubert, condamne cette société à un franc de dommages-intérêts, donne acte à M. Aubert de ses réserves de solliciter ultérieurement l'indemnisation de son préjudice, condamne la société Les Fils De Louis Mulliez à envoyer à chacun de ses franchisés une lettre comportant le texte intégral du jugement dans les 4 jours de la signification du jugement à peine d'une astreinte définitive de 5 000 F par jour de retard, enfin condamne ladite société aux dépens et à payer à M. Aubert la somme de 6 000 F au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.

La société Les Fils de Louis Mulliez relève appel le 4 octobre 1989 et conclut le 23 janvier 1990 en demandant à la cour :

- d'infirmer le jugement en son entier, - de reconnaître la responsabilité contractuelle de M. Aubert à raison d'actes de concurrence déloyale, - de dire établi le lien de causalité entre la faute de M. Aubert et son préjudice ; - de dire que la qualité de concurrent de M. Aubert, condition supplémentaire pour l'exercice de l'action en responsabilité civile pour concurrence déloyale, est longuement démontrée dans les conclusions, - de condamner M. Aubert au paiement d'une somme de 50 000 F de dommages-intérêts sauf à diminuer ou parfaire, d'une somme de 15 000 F au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile et des entiers dépens.

La société appelante :

- conteste tout abus de position dominante sur son marché, celui de la laine, et donc l'application de l'article 8 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ;

- soutient que l'obligation d'achat exclusif en matériel informatique imposée aux franchisés, non prévue au contrat de franchise type vu l'absence à l'époque de ce système de gestion, s'inscrit dans le cadre des recherches permanentes du franchiseur qui a pour mission d'améliorer le savoir-faire transmis aux franchisés ; que ceux-ci de leur côté se sont engagés à n'utiliser que les méthodes remises ou agréés par le franchiseur, à l'exclusion de toutes autres ; qu'elle a mis au point avec la société Agena des logiciels de gestion " Phildariane " où ont été introduites des données spécifiques et confidentielles spécialement adaptées à la gestion des magasins Phildar ; que le respect du principe d'identité et d'homogénéité du réseau exige le même matériel pour les franchisés ; que le droit communautaire reconnaît la validité de la clause imposant au franchisé l'obligation d'appliquer les méthodes commerciales mises au point par le franchiseur et d'utiliser le savoir-faire transmis par celui-ci ;

- reproche à M. Aubert des actes de concurrence déloyale de deux ordres : a) par usage illicite de la marque Phildar et usurpation du nom commercial Phildar : allusions à la marque dans la plaquette de présentation ; formule présenté comme " agréée par Phildar " nom Philmag, point de contact donné à l'adresse d'un magasin Phildar, pratiques constitutives du délit de l'article 422-2 du Code pénal et contraires à l'article 30 de la Loi du 18 janvier 1978 ;

b) en matière informatique :

Monsieur Aubert - qui après la sommation du 30 novembre 1988 a rebaptisé son logiciel " Ogilaine " et supprimé dans ses documents publicitaires toute référence à la marque et au nom commercial Phildar - s'est livré à une " imitation des produits concurrents " en l'espèce le logiciel Phildariane : - copie du fichier articles constitué chez une franchisée, - description du " Hit Parade des articles vendus ".

L'analyse par M. Aubert des résultats enregistrés par les franchisés jette le discrédit sur les produits et la politique commerciale de Phildar, tel le droit de contrôle du franchiseur (détenteur du centre serveur) qui est expressément prévu dans l'article 4-9 du contrat type, et nécessaire pour mieux orienter la politique commerciale du réseau.

Monsieur Aubert concluant le 17 mai 1990 sollicite la confirmation du jugement en ce qu'il retient l'abus de position vis-à-vis des franchisés et par voie de conséquence la pratique anticoncurrentielle à son encontre, formant appel incident pour le surplus, il demande de condamner la société Phildar à lui payer :

500 000 F pour perte du gain espéré, 150 000 F pour coût de développement du produit, 30 000 F pour frais irrépétibles,

- de débouter cette société de sa demande fondée sur une concurrence déloyale et de la condamner aux entiers dépens.

L'intimé soutient :

- que la société appelante est bien en position dominante sur le marché restreint de la franchise lainière : - à preuve le protocole d'accord avec la société Agena parlant de " notoriété et d'une réputation exceptionnelles " et les conclusions devant le Tribunal de commerce faisant référence au Jurisclasseur qui cite les deux sociétés les plus importantes, Phildar et Pingouin ;

- à preuve la dépendance économique des franchisés Phildar qui n'ont pas de solution de rechange de qualité équivalente, dans des délais brefs, et sans surcoût :

- à preuve l'interdiction d'accès au marché informatique représenté par les franchisés Phildar du fait de l'interdiction de contracter qui leur a été faite par le franchiseur ;

- que la société appelante a abusé de sa situation dominante :

- le savoir-faire qu'elle invoque, notamment " le manuel opératoire " ne concerne pas la gestion mais les méthodes de commercialisation (article 4.8 intitulé " tenue du magasin... présentation des marchandises ") ;

- le contrat de franchise ne contenait à l'époque aucune obligation relative aux modes de gestion (4.3 page 15 " indépendance juridique du franchisé ") et permettait le " recours du franchisé à des intervenants extérieurs " (4.2 page 14) :

- que l'attitude de l'appelante lui a causé un préjudice certain : ne pouvant intervenir sur un marché " verrouillé " par l'appelante, il n'a pu commercialiser son produit et a subi un revers économique qui l'a contraint à cesser son activité ; il chiffre son préjudice à :

* frais commerciaux de publicité et distribution (5 mois de travail à 30 000 F de chiffre d'affaires mensuel) : 150 000 F ; * perte d'une chance (article 1149 du Code civil) : 500 000 F ;

- qu'il n'a pas commis les actes de concurrence déloyale reprochés ;

* il n'a ni fait état d'un agrément ni trompé " le consommateur " ni créé de confusion, en citant le nom de Phildar ; il n'a pas non plus reconnu une responsabilité quelconque ;

* il n'a pas " piraté " le programme Phildar alors que le sien édité à partir de programmes classiques était antérieur et que les références ont été fournies par le client ;

* il n'a pas dénigré le produit informatique offert aux franchisés par l'appelante notamment dans sa lettre du 26 décembre 1988 aux franchisés contenant une simple observation technique d'ordre général.

L'abus de position dominante prohibé par l'article 8 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 suppose trois conditions :

* la domination d'une entreprise sur un marché pertinent de référence, * l'exploitation abusive de cette situation ; * un lien de causalité entre la domination et l'entrave à la concurrence.

En l'espèce, il est de notoriété publique que " Phildar " est un pionnier du franchisage dans le secteur textile de la laine ; il se qualifie lui-même de " leader du marché français et européen du fil à tricoter " avec 2 000 magasins auxquels s'ajoutent 1 500 autres sur le territoire européen ; il invoque sa " notoriété " et " réputation exceptionnelle " dans le contrat Agena du 19 décembre 1988, projet de " dimension européenne " qui prévoit l'équipement informatique de 1 000 franchisés au minimum, en deux ans, dans six pays (France, Benelux, Italie, Espagne Allemagne, Autriche) avec possibilité d'extension à d'autres pays ; de même dans ses conclusions de première instance retraçant l'historique du système de la franchise à l'origine de la croissance du secteur tertiaire, il souligne " la place essentielle " tenue dans le Nord par la franchise en se référant au Jurisclasseur qui a cité Phildar comme l'une des deux plus importantes sociétés utilisant cette technique de vente. La domination de l'appelante sur le marché de référence n'est donc pas discutable.

La position dominante sur un marché, en l'espèce celui de la laine, n'exclut pas le caractère abusif des pratiques de la société appelante sur un autre marché, celui de l'informatique.

La Cour de Justice des Communautés Européennes a en effet (3.10.85.Telemarketing) dit abusif le fait par une entreprise dominante de se réserver, et sans nécessité objective, une activité auxiliaire qui pourrait être exercée par une tierce entreprise dans le cadre des activités de celle-ci sur un marché voisin, mais distinct, au risque d'éliminer toute concurrence de la part de cette entreprise.

En l'espèce, il est établi par deux documents que la société appelante a fait pression sur ses franchisés pour qu'ils s'équipent en informatique uniquement selon la formule proposée par ses agents régionaux: 1°) la lettre aux franchisés N° 29 du 18 novembre 1988, qui, sans contenir une interdiction formelle d'achat auprès d'un autre fournisseur, démontre comme l'a dit le tribunal " une pression suffisamment forte pour donner le même résultat " ; 2°) la lettre d'une franchisée Phildar (Nicole Porcher) déclinant le 28 décembre 1988 l'offre de M. Aubert en expliquant ne pouvoir y donner suite car " Phildar nous demande de choisir exclusivement le système qu'il met en place ".

Pour justifier son comportement l'appelante invoque la transmission de son savoir-faire aux franchisés, l'engagement de ceux-ci de n'utiliser que ses méthodes, et son droit de contrôle afin de maintenir le principe d'identité et d'homogénéité du réseau. Or, le franchisé, commerçant indépendant " et le franchiseur-détenteur d'un " savoir-faire " né de l'expérience, sont liés par un contrat précisant les obligations de chacun ; c'est ainsi que le franchisé s'engage à respecter les normes d'exploitation définies par le franchiseur dans le manuel opérationnel, lequel " matérialise, au moment de la signature..., le transfert du savoir-faire du franchiseur au franchisé " ; ce manuel définit les " nonnes standard " de la chaîne Phildar, les méthodes, formulaires et documents " remis ou agréés par le fournisseur mais n'interdit pas le recours à des intervenants extérieurs puisque le franchisé s'engage à communiquer au franchiseur toute amélioration technique ou de gestion de son magasin ; si le franchisé doit, en vertu du contrat, se plier au " contrôle du respect des formules et méthodes Phildar " et aux " modifications et améliorations du manuel opérationnel ", à l'époque c'est-à-dire fin 1988 il n'est pas établi que le manuel en vigueur (non versé) ait intégré, dans le cadre de l'évolution du savoir-faire du franchiseur, la gestion informatisée des magasins Phildar ; " l'avenant au contrat de franchise Terminal de Gestion Phildar-TGP " figurant à la cote 32 du dossier de l'appelante qui ne comporte ni date, ni noms ni signatures, confirme l'absence de dispositions contractuelles à ce sujet. Dans ces conditions, le franchiseur ne pouvait restreindre la liberté des franchisés quant à la gestion des magasins et a donc abusé de sa position.

Ce faisant, la société appelante a, à l'évidence, entravé le jeu de la libre concurrence en matière de fourniture informatique.

C'est donc à bon droit que le tribunal a dit la société Les Fils de Louis Mulliez par voie de conséquence, coupable de pratique anti-concurrentielle à l'égard de M. Aubert.

Ce dernier, qui avait débuté en novembre 1986 son activité de " conseil en informatique et vente de tous matériels informatique " a été radié du registre du commerce d'Enreux le 8 novembre 1989 par suite de cessation d'activité au 30 septembre 1989 et disparition du fonds.

Cette disparition quelques mois seulement après l'intervention de la société appelante apparaît en relation avec cette intervention ; il n'est pas contesté que le matériel proposé par M. Aubert était conçu pour des franchisés et plus particulièrement ceux du réseau Phildar; il s'agissait donc d'une clientèle potentielle importante dont M. Aubert pouvait espérer obtenir commande ne serait-ce que pour un pourcentage réduit ; il y a donc perte d'une chance de gain qui doit être indemnisée.

En revanche, aucun élément n'est versé démontrant que le développement du produit a nécessité cinq mois de travail et coûté 150 000 F ; cette demande ne peut qu'être rejetée.

En ce qui concerne la demande reconventionnelle de l'appelante la cour estime, comme le tribunal, qu'il n'y a pas usage illicite de la marque Phildar à citer ce nom dans une plaquette publicitaire précisément destinée aux franchisés de cette marque ; l'utilisation de ce nom ou du terme Philmag pas plus que l'adresse d'un magasin franchisé (indiqué en 2ème rang comme point de contact) ne pouvant tromper les partenaires du franchiseur qui le connaissent bien et reçoivent régulièrement des informations de sa part ; enfin à aucun moment dans la plaquette incriminée, M. Aubert ne se prétend agréé par Phildar.

Quant à la concurrence déloyale par imitation du logiciel Phildariane de Phildar, aucun élément ne démontre que M. Aubert se soit inspiré du produit Phildar, lequel n'a été adopté par l'appelante que fin décembre 1988 soit postérieurement à la publicité Aubert de début novembre 1988 et surtout à la mise en œuvre du matériel chez Me Barkey début 1988. Il est encore prétendu par l'appelante que M. Aubert aurait introduit dans son logiciel des données de base propres au logiciel Phildariane, en l'occurrence le détail des résultats enregistré par les franchisés (pourcentage de chiffre d'affaires par rapport aux références en stock) et en aurait fait une analyse constitutive de dénigrement et de discrédit sur les produits et la politique commerciale de Phildar ;

Or le contexte du document incriminé (pièce 9 sous côte 61) ne prouve pas qu'en mettant en doute l'utilité " des analyses de vos fournisseurs ", M. Aubert vise formellement les statistiques générales de Phildar réalisées grâce à la saison informatique par le logiciel Phildariane.

Il n'y a pas plus dénigrement à indiquer, comme le fait la lettre de M. Aubert du 26 décembre 1988 faisant suite à la sommation de Phildar du 30 novembre, que son logiciel est " complet, suffisant et autonome... sans les possibilités d'accès extérieur toujours faciles et tentantes pour celui qui est à l'autre bout du Modem "; il s'agit d'une observation technique d'ordre général estimant préférable d'utiliser pour la gestion un système totalement indépendant plutôt que couplé à un ordinateur central; dans l'optique du marché prospecté par M. Aubert, c'est-à-dire celui de l'informatisation de magasins franchisés équipés individuellement et non pas centralisés, cette opinion trouve sa place sans pour autant exprimer une volonté arrêtée de faire échec au droit de contrôle du franchiseur inhérent à ce mode de commercialisation.

En conséquence, la société appelante sera, comme en première instance, déboutée de sa demande fondée sur la concurrence déloyale ;

La société appelante, qui succombe, supportera la totalité des dépens, sans pouvoir prétendre à indemnisation de ses frais personnels.

En revanche, il est conforme à l'équité d'accorder à l'intimée une indemnité complémentaire pour les frais non compris dans les dépens qu'il a dû exposer.

Par ces motifs : Confirme le jugement déféré sauf la condamnation de la société Les Fils de Louis Mulliez à adresser à ses franchisés le texte du jugement, mesure qui n'est plus réclamée ; Condamne la société Les Fils de Louis Mulliez à verser à M. Aubert la somme de 200 000 F à titre de dommages-intérêts, la somme de 4 000 F au texte de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ; Déboute La société Les Fils de Louis Mulliez de toutes ses demandes de dommages-intérêts et Monsieur Aubert du surplus de ses réclamations ; Condamne la société Les Fils de Louis Mulliez aux dépens d'appel avec application de l'article 699 du nouveau Code de procédure civile au profit de la SCP Carlier-Regnier, avoués.