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Décisions

CJCE, 10 juillet 1980, n° 253-78

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Procureur de la République, Guerlain (SA), Parfums Rochas (SA, Lanvin, Lanvin Parfums (SA), Nina Ricci (SARL)

Défendeur :

Pachot, Ramon, Giry, Windenberger, Celicout, Favel

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Juge-Rapporteur :

Mackenzie Stuart

Avocat général :

Reischl

CJCE n° 253-78

10 juillet 1980

1. Par ordonnances du 5 juillet 1978, parvenues au greffe de la Cour respectivement le 14 novembre 1978 (affaire 253-78) et le 2 janvier 1979 (affaires 1 à 3-79), le Tribunal de grande instance de Paris (3e chambre) a posé à la Cour de Justice, en vertu de l'article 177 du Traité CEE, des questions préjudicielles relatives à l'interprétation de l'article 85 du Traité.

2. Ces questions sont posées à l'occasion de poursuites pénales engagées contre les dirigeants des sociétés Guerlain (affaire 253-78), Parfums Rochas (affaire 1-79), Lanvin Parfums (affaire 2-79) et Nina Ricci (affaire 3-79) du chef d'infraction à l'article 37, 1, a), de l'ordonnance française n° 45-1483 du 30 juin 1945 relative aux prix qui érige en délit le fait par tout producteur, commerçant, industriel ou artisan de refuser de satisfaire, dans la mesure de ses disponibilités et dans les conditions conformes aux usages commerciaux, aux demandes des acheteurs de produits ou aux demandes de prestations de services lorsque ces demandes ne présentent aucun caractère anormal, qu'elles émanent de demandeurs de bonne foi et que la vente de produits ou la prestation de services n'est par interdite par la loi ou un règlement de l'autorité publique. Ces poursuites pénales ont été engagées à la suite de plaintes avec constitution de partie civile déposées par des détaillants en produits de parfumerie auxquels les sociétés en cause avaient opposé un refus de vente.

3. Les prévenus ont soutenu devant la juridiction de renvoi que les refus de vente litigieux étaient justifiés notamment par l'existence de systèmes de distribution sélective pour les produits concernés. Ils ont en outre fait valoir que les accords sur lesquels reposent ces systèmes de distribution sélective ont été autorisés par la Commission des Communautés européennes comme le démontreraient les lettres en date du 28 octobre 1975 (Guerlain), 26 mars 1976 (Parfums Rochas), 22 septembre 1976 (Lanvin Parfums) et 20 janvier 1978 (Nina Ricci), qui leur ont été adressées par la Direction Générale de la Concurrence. Ces lettres, rédigées en termes quasiment identiques, informaient les sociétés concernées que, compte tenu de la faible part détenue par chaque société sur le marché des produits de parfumerie, de beauté et de toilette, et la présence sur ce marché d'un nombre assez élevé d'entreprises concurrentes d'importance comparable, la Commission estime qu'il n'y a pas lieu pour elle, en fonction des éléments dont elle a connaissance, d'intervenir à l'égard des accords précités en vertu des dispositions de l'article 85, paragraphe 1, du Traité de Rome. Cette affaire peut, dès lors, être classée.

4. Affirmant que ces lettres devaient être considérées comme des décisions d'application de l'article 85, paragraphe 3, les prévenus ont soutenu que, en raison de la primauté de la règle communautaire, les autorités nationales ne pouvaient interdire, par application du droit interne, des restrictions de concurrence qui auraient été reconnues licites au régard du droit communautaire par la Commission.

5. S'estimant insuffisamment informé sur le plan du droit communautaire, le Tribunal de grande instance a ordonné que soient soumis à la Cour les contrats de concession exclusive conclus par les sociétés en cause : qui concrétisent une organisation de vente basée sur des critères de sélection non seulement qualitatifs mais également quantitatifs afin que ladite Cour précise si certains produits de luxe dont l'image de marque joue un rôle important, peuvent bénéficier des dispositions d'exemption de l'article 85, paragraphe 3, du Traité des Communautés Economiques Européennes et si en l'espèce (les sociétés concernées) en bénéficie(nt) sur le plan du droit communautaire.

6. Dans le cadre de la mission qui lui est confiée par l'article 177 du Traité, la Cour de Justice n'est pas compétente pour connaître de l'application du Traité à une espèce donnée, mais la nécessité de parvenir à une interprétation utile du droit communautaire lui permet toutefois de tirer des éléments du litige au principal les précisions nécessaires à la compréhension des questions posées et à l'élaboration d'une réponse adéquate.

7. Il ressort des ordonnances de renvoi que les demandes préjudicielles ont pour objet de permettre à la juridiction nationale de déterminer si, comme le soutiennent les prévenus, la prise de position exprimée dans les lettres adressées aux sociétés concernées par la Direction Générale de la Concurrence de la Commission fait obstacle à l'application des dispositions de la législation française prohibant le refus de vente. La référence à l'article 85, paragraphe 3, dans la question posée par le Tribunal de grande instance s'explique uniquement par l'affirmation des prévenus selon laquelle lesdites lettres constitueraient des décisions d'exemption adoptées en application de l'article 85, paragraphe 3. Dans ces conditions, la Cour se limitera a l'examen de la question de savoir dans quelle mesure le droit communautaire fait obstacle, dans des circonstances telles que celles de l'espèce, à l'application des dispositions du droit interne de la concurrence par les autorités nationales.

8. Avant d'aborder cette question, il est nécessaire de déterminer la nature juridique des lettres précitées.

Quant à la nature juridique des lettres en cause

9. L'article 87, paragraphe 1, du Traité a habilité le Conseil à arrêter tous règlements ou directives utiles en vue de l'application des principes figurant aux articles 85 et 86. Conformément à cette habilitation, le Conseil a arrêté des règlements, et notamment le règlement n° 17 du 6 février 1962 (JO n° 13 du 21.2.1962), qui ont donné compétence à la Commission pour adopter diverses catégories de règlements, décisions et recommandations.

10. Parmi les instruments mis ainsi à la disposition de la Commission pour accomplir sa mission, figurent les décisions d'attestation négative et les décisions d'application de l'article 85, paragraphe 3. En ce qui concerne les décisions d'attestation négative, l'article 2 du règlement n° 17 du Conseil prévoit que la Commission peut constater, sur demande des entreprises intéressées, qu'il n'y a pas lieu pour elle, en fonction des éléments dont elle a connaissance, d'intervenir à l'égard d'un accord, d'une décision ou d'une pratique en vertu des dispositions de l'article 85, paragraphe 1, ou de l'article 86 du Traité. En ce qui concerne les décisions d'application de l'article 85, paragraphe 3, les articles 6 et suivants du règlement n° 17 précité prévoient que la Commission peut adopter des décisions déclarant les dispositions de l'article 85, paragraphe 1, inapplicables à un accord déterminé pour autant que celui-ci lui ait été notifié, à moins qu'il ne soit dispensé de notification en vertu de l'article 4, paragraphe 2, dudit règlement.

11. Le règlement n° 17 et ses règlements d'application déterminent les règles qui doivent être suivies par la Commission pour l'adoption des décisions précitées. Lorsque la Commission se propose de délivrer une attestation négative en vertu de l'article 2 précité ou de rendre une décision d'application de l'article 85, paragraphe 3, du Traité, elle est notamment tenue, en vertu de l'article 19, paragraphe 3, du règlement n° 17, de publier l'essentiel du contenu de la demande ou de la notification en cause en invitant les tiers intéressés à lui faire connaître leurs observations dans le délai qu'elle fixe. Comme prévu par l'article 21, paragraphe 1, du règlement, les décisions d'attestation négative et d'exemption doivent être publiées.

12. Il est manifeste que des lettres, telles que celles qui ont été adressées aux sociétés en cause par la Direction Générale de la Concurrence, qui ont été expédiées sans que les mesures de publicité prévues à l'article 19, paragraphe 3, du règlement n° 17 aient été effectuées et qui n'ont fait l'objet d'aucune publication en vertu de l'article 21, paragraphe 1, dudit règlement, ne constituent ni des décisions d'attestation négative ni des décisions d'application de l'article 85, paragraphe 3, au sens des articles 2 et 6 du règlement n° 17. Comme la Commission le souligne elle-même, il s'agit seulement de lettres administratives portant à la connaissance de l'entreprise intéressée l'opinion de la Commission qu'il n'y a pas lieu, pour elle, d'intervenir à l'égard des contrats en cause en vertu des dispositions de l'article 85, paragraphe 1, du Traité et que l'affaire peut, dès lors, être classée.

13. Fondées sur les seuls éléments dont la Commission a connaissance, de telles lettres, qui reflètent une appréciation de la Commission et terminent une procédure d'examen par les services compétents de la Commission, n'ont pas pour effet d'empêcher les juridictions nationales, devant lesquelles l'incompatibilité des accords en cause avec l'article 85 est invoquée, de porter, en fonction des éléments dont elles disposent, une appréciation différente sur les accords concernés. Si elle ne lie pas les juridictions nationales, l'opinion communiquée dans de telles lettres constitue néanmoins un élément de fait que les juridictions nationales peuvent prendre en compte dans leur examen de la conformité des accords ou comportements en cause avec les dispositions de l'article 85.

Quant à l'application du droit interne de la concurrence

14. La question centrale dans les présentes affaires consiste à déterminer l'effet que peuvent produire de telles lettres dans l'hypothèse ou les autorités nationales poursuivent l'application non des articles 85 et 86 du Traité mais de leur seul droit interne.

15. Comme la Cour l'a jugé dans son arrêt du 13 février 1969, affaire 14-68, Wilhelm/Bundeskartellamt, recueil 1969, p.1, le droit communautaire et le droit national en matière de concurrence considèrent les pratiques restrictives sous des aspects différents. Alors que les articles 85 et 86 les envisagent en raison des entraves qui peuvent en résulter pour le commerce entre les états membres, les législations internes, inspirées par des considérations propres à chacune d'elles, considèrent les pratiques restrictives dans ce seul cadre. Il s'ensuit que les autorités nationales peuvent agir également à l'égard de situations susceptibles de faire l'objet d'une décision de la Commission.

16. Dans l'arrêt précité, la Cour a, toutefois, souligné qu'une application parallèle du droit national de la concurrence ne saurait être admise que pour autant qu'elle ne porte pas préjudice à l'application uniforme, dans tout le marché commun, des règles communautaires en matière d'ententes et du plein effet des actes pris en application de ces règles.

17. A cet égard, il a été avancé que l'application des dispositions du droit national de la concurrence ne saurait être admise lorsqu'elle aboutirait à mettre en cause une exemption accordée par décision ou règlement par catégorie. Il résulte, toutefois, des observations exposées ci-dessus que les contrats faisant l'objet des présentes affaires ne bénéficient d'aucune décision d'application de l'article 85, paragraphe 3. Il est, en outre, constant que les accords visés ne rentrent dans le champ d'aucun règlement d'exemption par catégorie.

18. Les contrats concernés ont uniquement fait l'objet d'un classement de la part de la Commission qui a émis l'opinion qu'il n'y avait pas lieu, pour elle, d'intervenir à l'égard des contrats en cause en vertu des dispositions de l'article 85, paragraphe 1. Cette circonstance ne saurait à elle seule avoir pour effet d'empêcher les autorités nationales d'appliquer à ces accords des dispositions du droit interne de la concurrence éventuellement plus strictes que le droit communautaire en la matière. Le fait qu'une pratique ait été jugée par la Commission comme ne tombant pas sous le coup de l'interdiction de l'article 85, paragraphes 1 et 2, dont le champ est limité aux ententes qui sont susceptibles d'affecter le commerce entre états membres, ne fait nullement obstacle à ce que cette pratique soit considérée par les autorités nationales sous l'angle des effets restrictifs qu'elle peut produire dans le cadre interne.

19. Il y a lieu, dès lors, de répondre aux questions posées que le droit communautaire ne fait pas obstacle à l'application des dispositions nationales interdisant le refus de vente même lorsque les contrats invoqués pour justifier ce refus ont fait l'objet d'un classement de la part de la Commission.

Sur les dépens

20. Les frais exposés par le gouvernement belge, le gouvernement danois, le gouvernement français, le gouvernement néerlandais, le gouvernement de la République Fédérale d'Allemagne, le gouvernement du Royaume-Uni et la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.

Par ces motifs, LA COUR, Statuant sur les questions à elles soumises par le Tribunal de grande instance de Paris, par ordonnances du 5 juillet 1978, dit pour droit : le droit communautaire ne fait pas obstacle à l'application des dispositions nationales interdisant le refus de vente même lorsque les contrats invoqués pour justifier ce refus ont fait l'objet d'un classement de la part de la Commission.