CA Rennes, 2e ch., 11 juillet 1990, n° 537-89
RENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Bourges
Défendeur :
Laboratoire de Biologie Végétale Yves Rocher (SA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Mathias
Conseillers :
MM. Fourcheraud, Roy
Avoués :
Mes d'Aboville - de Montcuit Saint Hilaire, Gautron, Chaudet
Avocats :
Me Chouraqui, SCP Lehuede, Peignard, Laudrain.
Considérant que Danièle Grataloup, épouse Bourges, a régulièrement relevé appel du jugement contradictoirement rendu le 7 juillet 1989 par le Tribunal de commerce de Vannes qui, saisi par elle à l'encontre de la SA Laboratoires de Biologie Végétale Yves Rocher, d'une part (par assignation du 25 novembre 1988, qui ne semble pas avoir été poursuivie) d'une demande en résolution de contrat de franchisage aux torts exclusifs de son cocontractant pour manquements graves répétés, et d'autre part (suivant assignation du 26 décembre 1988) d'une demande tendant à se voir proposer à la signature un autre contrat de franchisage, ensuite transformée en demande de nullité pour indétermination de prix du contrat en cours qualifié d'approvisionnement exclusif, a prononcé la nullité du contrat et déclaré nulle et de nul effet la clause de non-concurrence y insérée, condamné la société Rocher à payer à la demanderesse la somme de 30 000 F en restitution du droit d'entrée dans la chaîne de franchisage et la somme de 40 964 F HT correspondant au montant des agencements et travaux de conditionnement du centre de beauté, débouté la demanderesse de ses prétentions complémentaires en dommages-intérêts et la défenderesse de toutes ses demandes, en assortissant la décision et l'exécution provisoire, et enfin condamné ladite société au paiement d'une somme de 7 000 F par application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ;
Considérant que se reportant à la clause 6-4, les premiers juges ont estimé que le contrat devait être analysé en un contrat d'approvisionnement exclusif (et non en une obligation de faire) qui impliquait un état de dépendance économique du franchisé par rapport au franchiseur et qui ne comportait pas de prix déterminé ni déterminable dans la mesure où la référence à un prix public apparaissant au catalogue "Livre vert" laissait la détermination effective du prix au pouvoir exclusif du franchiseur à défaut, de la part de la clientèle potentielle, d'action extérieure et réelle sur les prix et d'influence suffisante de la concurrence sur la détermination des prix ;
Qu'excluant la notion de caducité dès lors que l'indétermination fondamentale des prix avait existé dès la formation du contrat, ils ont déduit de la nullité du contrat celle de la nullité de la clause de non-concurrence et ont prononcé en conséquence de la nullité à la réparation du préjudice subi par la franchisée en excluant parmi les réclamations ce qui relevait d'une inexécution éventuelle ou encore d'une faute lors de la formation du contrat ;
Considérant que l'appelante reproche aux premiers juges de ne pas avoir, puisqu'ils prononçaient la nullité du contrat aux torts de la société Yves Rocher à raison du caractère protestatif des prix imposés par elle, réparé le préjudice résultant de la faute commise, notamment quant aux pertes subies, et elle conteste la thèse de son adversaire au sujet de l'absence de droit à indemnité pour défaut de renouvellement d'un contrat à durée déterminée, une telle conséquence ne se concevant qu'à l'expiration de la durée normale du contrat mais non au cas de rupture imputable au franchisé ;
Que c'est ainsi qu'elle sollicite la cour de confirmer le jugement en ce qu'il a fait droit à ses demandes, mais, en le réformant sur le préjudice subi par elle, condamner la société Yves Rocher à lui payer la somme de 900 000 F représentant le préjudice sur la valeur du fonds de commerce et celle de 241 585 F représentant le préjudice lié à l'arrêt d'activité, et à lui rembourser la somme de 48 766,44 F au titre des agencements et travaux, le tout avec intérêts à compter de l'assignation, outre une somme de 100 000 F pour résistance abusive et une somme de 10 000 F pour frais irrépétibles ;
Considérant que tout en soulignant que l'appelante ne sollicite plus désormais que la seule nullité du contrat, ayant abandonné définitivement les autres parties de sa demande, l'intimée soutient d'abord que, conformément à la décision rendue par la Commission de la Communauté économique européenne, la clause invoquée n'impose pas une obligation d'approvisionnement exclusif et il ne peut dès lors y avoir matière à nullité du contrat ; que, même si la clause était ainsi analysée, les articles 1129 et 1591 du Code civil ne pourraient s'appliquer à la convention dans la mesure où elle comporte un jeu complexe d'obligations de faire synallagmatiques et où donc, comme obligation de faire, elle échappe à la sanction de nullité pour indétermination de prix, dans la mesure aussi où les contrats de vente successifs, qui doivent être détachés du contrat-cadre que constitue le contrat conclu, sont réalisés à un moment où la franchisée connaît avec précision le prix pour lequel elle acquiert la marchandise ; que de surcroît, les prix pratiqués sont sérieux (comme figurant dans les catalogues diffusés auprès de la clientèle potentielle sollicitée dans le cadre de ventes par correspondance et étant les mêmes pour tous les franchisés), précis (puisque connus de la franchisée lors de chaque commande), et objectifs (en ce sens qu'ils ne dépendent pas de sa seule volonté mais sont soumis à une double pression : d'abord celle du consommateur qui est un élément extérieur aux parties au contrat, puis celle de la concurrence) ;
Qu'elle estime qu'il ne pourrait de toute façon y avoir nullité car, par la remise du Livre vert avec le dossier de candidature, la franchisée connaissait, à la formation du contrat, les prix pratiqués, et ce ne pourrait être que par la suite que les prix auraient été indéterminés malgré leur adaptation aux contraintes de la concurrence et de la consommation, mais la sanction serait la caducité du contrat qui n'entraînerait que la disparition pour l'avenir, avec comme conséquence l'application des stipulations organisant la rupture des relations contractuelles ;
Qu'elle observe que si néanmoins la nullité était prononcée, la franchisée ne pourrait obtenir de dommages-intérêts en se basant sur les conditions d'exécution du contrat ou encore en l'absence d'une faute de sa part lors de la formation du contrat ou dans le cadre de la responsabilité délictuelle, et elle ne pourrait non plus prétendre au remboursement du droit d'entrée (ayant profité pendant deux ans de la marque, du savoir-faire et des produits), au paiement des travaux d'aménagement du magasin (s'agissant de travaux propres à elle et non sollicités par le franchiseur) ni à une indemnisation pour perte de la clientèle (qui ne lui appartient pas mais est attachée essentiellement à la marque des produits, et lui échappe en outre aux termes du contrat) ;
Qu'elle se dit en droit d'obtenir la résiliation du contrat -conclu en considération de la personne- aux torts exclusifs de la franchisée qui a refusé de participer à un essai qui était destiné à adapter le savoir-faire, a mis en cause sa loyauté détruisant ainsi le rapport de confiance indispensable au développement de l'opération de franchisage et a tenté de lui nuire sachant pertinemment que par son action elle pouvait déstabiliser tout le réseau de franchisage, d'autant qu'en sollicitant la nullité du contrat la franchisée a reconnu explicitement qu'elle ne voulait plus continuer à travailler dans le réseau ;
Qu'elle demande en conséquence de réformer le jugement et débouter la partie adverse de toutes ses prétentions, qu'elles tendent à la nullité du contrat ou qu'elles visent à la réparation du préjudice allégué et aux divers autres chefs de réclamation ; de prononcer reconventionnellement la résiliation du contrat aux torts de la franchisée ; la condamner à lui payer une somme de 50 000 F à titre de dommages-intérêts tant pour la procédure abusive que pour les conséquences de la résiliation, et en outre une somme de 10 000 F pour les frais irrépétibles ;
Considérant que pour un plus ample exposé de la procédure ainsi que des fins et des moyens des parties la cour se réfère aux énonciations du jugement et aux conclusions ;
Sur ce,
Considérant que -comme le souligne la société Yves Rocher- en sollicitant la confirmation du jugement en ses dispositions ayant prononcé la nullité du contrat de franchisage les liant et en ne discutant que les dispositions n'ayant pas fait droit à ses demandes d'indemnisation du préjudice invoqué, la dame Bourges limite ses prétentions à sa demande en nullité (formée en dernier lieu et seule examinée par les premiers juges) basée essentiellement sur le caractère d'approvisionnement exclusif de la clause 6-4 du contrat, avec la dépendance économique de la franchisée en découlant, et sur l'indétermination de prix dans le contrat ;
Considérant qu'il est exact de cette clause 6-4 n'offre pas toute latitude d'approvisionnement à la franchisée ;
Que toutefois, ainsi que l'a énoncé, dans l'exposé des faits dans sa décision du 17 décembre 1986, la Commission de la Communauté économique européenne, le franchisé peut s'approvisionner en produits Yves Rocher non seulement auprès de la société mais également auprès des autres franchisés, que ceux-ci soient ou non établis dans un même Etat membre, et il peut s'approvisionner auprès des fournisseurs de son choix en produits accessoires autorisés, pour le mobilier ainsi que pour le matériel esthétique ;
Que pour exclure l'application des dispositions de l'article 85, paragraphe I, du Traité de Rome aux contrats type de franchisage conclus par le groupe Yves Rocher, elle a en particulier retenu, dans l'appréciation juridique de la situation, que l'obligation de ne vendre que les produits portant la marque Yves Rocher, sous réserve des produits accessoires préalablement approuvés par le franchiseur, relève de la nature même de la formule de distribution Yves Rocher, qui permet à des commerçants indépendants de vendre la gamme complète des produits Yves Rocher en utilisant une enseigne, une marque et des symboles, ainsi que des méthodes commerciales qui se sont révélées efficaces ;
Qu'il est vrai qu'elle a estimé qu'il en résulte nécessairement que le franchisé ne peut s'approvisionner qu'auprès d'Yves Rocher ou des autres franchisés, alors pourtant que le contrat ne prévoit pas explicitement une obligation de ne s'approvisionner qu'auprès de la société Yves Rocher et que la dame Bourges ne prétend pas qu'elle a tenté de s'approvisionner auprès d'un autre fournisseur et qu'elle a essuyé un refus du franchiseur ; qu'il n'en demeure pas moins que, si la clause litigieuse fait partie intégrante du contrat comme l'ont noté les premiers juges, elle ne peut pour autant être dissociée de toutes les autres stipulations du contrat qui forment un tout ;
Considérant que le contrat met en effet à la charge de chacune des parties toute une série d'obligations dont la finalité est d'inciter le franchisé, en concluant autant de contrats de ventes successifs que le nécessite l'activité de son magasin, à écouler le plus possible de produits en provenance du franchiseur avec le profit en résultant pour lui grâce à la marge consentie, et pour celui-ci d'élargir l'écoulement de sa production grâce à son réseau de franchisés, étant toutefois observé que la société Yves Rocher ne dispose pas que de ce seul moyen puisqu'elle commercialise 50 % de sa production au moyen de son réseau de ventes par correspondance ;
Que, ainsi que l'a souligné ladite commission dans sa décision, il s'agit d'une formule originale de distribution qui ne porte pas en soi atteinte à la concurrence et que les obligations mises à la charge des franchisés (interdiction pour eux de revendre les produits Yves Rocher à des revendeurs n'appartenant pas au réseau et interdiction de céder ou transférer tout ou partie du contrat sans l'accord écrit préalable du franchiseur) sont nécessaires pour établir et préserver l'originalité et la réputation du réseau et de ses signes distinctifs et indispensables pour protéger le savoir-faire et l'assistance fournis par le franchiseur ;
Qu'il apparaît que par l'ensemble d'obligations réciproques et complexes tendant à un même but qu'il met de manière explicite à la charge de chacune des parties, le contrat ne peut se résoudre, au regard d'une de ses clauses prise isolément, en un contrat d'approvisionnement - même en le qualifiant d'exclusif - mais doit s'analyser en un contrat portant obligations de faire, échappant comme tel aux dispositions de l'article 1129, et plus précisément de l'article 1591 relatif à la détermination du prix ;
Considérant qu'il convient de noter à cet égard que la société Yves Rocher édite chaque année au mois de février (mais aussi en cours d'année en cas de nécessité) un catalogue, appelé Livre vert, qui contient la nomenclature des produits (au nombre de 400) avec indication des prix pratiqués pour chacun d'eux ;
Que c'est au vu de cet opuscule, édité essentiellement pour les ventes par correspondance, que les franchisés passent leurs commandes successives, en bénéficiant de la marge contractuellement prévue de 30% ;
Considérant que chaque franchisé -et la dame Bourges ne le conteste pas en ce qui la concerne- reçoit un exemplaire du Livre vert avec le dossier de candidature;
Qu'il s'ensuit que lorsqu'il s'engage -à un moment où il conserve donc toute liberté de contracter ou non- le franchisé est à même de connaître les prix des produits dont il aura à faire l'acquisition pour les besoins de son activité commerciale;
Que, les conditions de validité d'un contrat s'appréciant à la date de sa formation, même en ne se basant que sur la clause d'approvisionnement et en le qualifiant d'exclusif, le contrat ne pourrait être déclaré nul et de nul effet, avec toutes les suites que la sanction comporterait en ce que les parties se retrouveraient dans le même état que si elles n'avaient jamais contracté, aussi bien quant aux restitutions réciproques que relativement à la clause contractuelle de non-concurrence;
Considérant que tout au plus pourrait-il y avoir matière à caducité, cette sanction n'ayant alors d'effet que pour l'avenir ;
Qu'encore faut-il qu'il soit dit que, après la fin de la période d'application des prix connus lors de la signature du contrat, les prix suivants ne sont plus déterminés ou déterminables, qu'ils ne sont plus sérieux, précis et objectifs ;
Considérant en l'espèce que les prix pratiqués au cours de l'exécution du contrat de franchisage ne sont pas modifiés au gré de l'humeur du franchiseur mais sont consignés dans un catalogue distribués en grand nombre d'exemplaires à tous les franchisés en même temps qu'ils sont diffusés à la clientèle potentielle recourant à des commandes par correspondance;
Que cette diffusion permet ainsi aux franchisés de connaître de manière précise et ferme les prix pratiqués par nature de produits et de passer ses commandes en toute connaissance;
Que s'il est exact que c'est la société Yves Rocher qui calcule les prix de ses produits, pour autant elle ne dispose pas d'une entière liberté dans ce domaine et surtout ne bénéficie pas d'une position dominante lui permettant de fixer et de faire évoluer les prix à son gré puisque, dans la mesure où elle ne détient que 8 % du marché français, elle est soumise aux impératifs de la concurrence et au poids des consommateurs dont l'influence se traduit par la part importante qu'ils représentent dans la commercialisation des produits Yves Rocher;
Qu'il s'agit en l'occurrence de facteurs qui offrent toute garantie d'objectivité dans la détermination des prix qui seront offerts aux franchisés, lesquels savent, au moment de la formation du contrat, suivant quel mode de connaissance des prix interviendront les ventes successives de produits tout au long de la période d'exécution du contrat ;
Que c'est en définitive à tort que les premiers juges ont prononcé la nullité du contrat et leur décision sera infirmée ;
Considérant, sur la demande reconventionnelle de la société Yves Rocher, que dès lors que les parties sont liées par un contrat à durée déterminée (pour une durée de cinq ans, à l'expiration de laquelle il peut être renouvelé par accord exprès entre les parties pour des périodes successives d'un an), il ne peut être résilié de manière anticipée (hors le consentement mutuel des parties ou d'office au cas de survenance de certains événements étrangers en l'espèce), qu'au cas de manquements du franchisé à l'une ou plusieurs des obligations mises à sa charge par le contrat, et sous réserve du respect par le franchiseur des modalités convenues, à savoir trente jours après une mise en demeure adressée par lettre recommandée avec accusé de réception, restée sans effet et constatant une violation de l'une quelconque des dispositions du contrat, ou alors pour des motifs dont le degré de gravité doit être apprécié par le juge ;
Considérant qu'il n'est pas justifié par la société Yves Rocher de l'envoi d'une mise en demeure préalable pour un quelconque manquement par la dame Bourges à l'une de ses obligations contractuelles;
Que si l'action en nullité se trouve en définitive écartée, la dame Bourges n'a fait qu'user de son droit de soumettre la validité du contrat signé par elle au contrôle du juge; que quoique leur décision soit infirmée, les premiers juges avaient néanmoins admis la légitimité du droit d'agir, ce qui exclut toute notion de mauvaise foi ou d'intention de nuire ;
Que si le contrat a été conclu en considération de la personne du candidat au franchisage, il n'y a pas de raison valable pour y mettre fin avant l'expiration de sa durée normale, faute par la société Yves Rocher de pouvoir justifier d'une cause grave en ne se référant qu'à l'introduction de la présente action en nullité ;
Qu'elle sera donc déboutée de sa demande reconventionnelle ;
Considérant que de par l'échec de ses prétentions, l'appelante ne peut obtenir de dommages-intérêts pour une résistance qualifiée à tort d'abusive ;
Que devant supporter les dépens (de première instance et d'appel) elle ne peut bénéficier des dispositions de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ;
Considérant que comme cela a été énoncé ci-dessus, l'appelante n'a pas abusé de son droit légitime d'ester en justice et elle non plus ne peut être condamnée à ce titre à des dommages- intérêts ;
Qu'il est toutefois inéquitable de laisser à la charge de l'intimée les frais non compris dans les dépens qu'elle a exposés pour la défense de ses intérêts et en compensation desquels lui sera allouée une somme de 6 000 F ;
Par ces motifs : LA COUR, Déboute Danièle Grataloup, épouse Bourges, de son appel et de toutes ses prétentions ; Déboute la SA Laboratoires de Biologie Végétale Yves Rocher de sa demande reconventionnelle ; Condamne Danièle Grataloup, épouse Bourges, à lui payer une somme de 6 000 F par application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ; La condamne aux dépens, ceux d'appel étant recouvrés par la SCP d'avoués Cautron et Chaudet, selon les modalités de l'article 699 de ce code.