CA Versailles, 14e ch., 29 novembre 2002, n° 02-07705
VERSAILLES
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
Schneider Electric (SA)
Défendeur :
Legrand (SA, Diver (SA), Verspieren (Consorts), Patriwer (SAS), JBJ (SAS), Derville (consors), RCS (SAS), MTB (SAS), Decoster (Consorts), Nanber (Sté), Cardinale (SARL), Surun, Saphir (Sté), Eloec (Sté), Favix Holding (Sté), Mavipa Holding (Sté), Vipax Holding (Sté), Requillart (Consorts), Giraud (Consorts), Verfin (Sté), Envers (Sté), Horlux 1 (SA), Horlux 2 (SA), Horlux 3 (SA), Ducoulombier, Derville (Consorts), La Mondiale (Sté), BBL (Sté), Renko Corporation (Sté), Fenart (Consorts), du Brusle de Rouvroy (Consorts), Limousin de Neuvic
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Falcone
Conseillers :
Mmes Lombard, Lambling
Avoués :
SCP Lissarrague-Dupuis & Associés, SCP Bommart Minault
Avocats :
Mes Darrois, Villey, Diaz, SCP Darrois Villey Maillot, Mes Martin, Saint Esteben, SCP Bredin Prat, Associés, Me Terrier, SCP Jeantet, Associés.
FAITS ET PROCEDURE :
Par lettre des 12 et 14 janvier 2001 échangées par leur président respectif les sociétés Legrand et Schneider ont décidé de se rapprocher puis dans un deuxième temps d'éventuellement fusionner.
Il était notamment convenu que les sociétés Schneider Electric et Legrand devaient coopérer activement afin de déposer auprès de la commission de l'Union européenne le dossier prévu au titre du contrôle des opérations de concentration.
Les modalités de désinvestissement concernant des actifs de Legrand étaient également prévues.
Une première offre publique d'échange (OPE) a été annulée; aux termes de la seconde, agréée par la commission des Opérations de Bourse (COB), Schneider a acquis plus de 98 % du capital de Legrand.
Par décision du 10 octobre 2001 la commission européenne a déclaré le rapprochement des deux sociétés incompatibles avec le marché commun, puis par décision du 30 janvier 2002 a ordonné la séparation définitive des deux entreprises.
Sur recours de la société Schneider le Tribunal de première instance des Communautés européennes a, par deux arrêts du 22 octobre 2002, annulé ces deux décisions.
Entre temps, et en exécution de la décision du 30 janvier 2002 Schneider avait signé un accord de cession de ses 98 % du capital de Legrand au consortium KKL et Wendel, mais cet accord réservait les conséquences d'une annulation de la décision du 10 octobre 2001.
La commission européenne a repris l'examen du dossier et compte tenu du calendrier de procédure, Schneider devait remettre avant le 14 novembre 2002 les mesures correctives qu'elle proposait, c'est-à-dire les cessions d'actifs qu'elle s'engageait à réaliser si le rapprochement des deux sociétés était effectif.
La société Legrand a reproché à la société Schneider d'avoir formulé des propositions de désinvestissement qui n'auraient pas été soumises à son agrément.
Saisi à jour fixe par la société Legrand à laquelle les fondateurs de la société Legrand se sont joints, le juge des référés du Tribunal de commerce de Nanterre, a, par ordonnance du 22 novembre 2002 :
- dit recevables les intervenants volontaires regroupés sous le terme "fondateurs intervenants" dans leur action,
- constaté la validité de l'accord en date du 12 janvier 2001 liant les parties,
- à titre conservatoire, ordonné à la société Schneider Electric de retirer, dès le prononcé de l'ordonnance, les propositions de désinvestissement faites par elle en date du 14 novembre 2001 à la commission européenne,
- dit n'y avoir lieu à application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.
La société Schneider a interjeté appel de cette ordonnance et a été autorisée à plaider à jour fixe.
Elle demande à la Cour de débouter la société Legrand et les intervenants volontaires de leur demande.
Elle soutient que les accords initiaux n'ont pas envisagé la situation actuelle et que la société Legrand et ses dirigeants ne peuvent agir contre son actionnaire majoritaire pour tenter d'imposer une cession à un tiers à savoir le consortium KKL/Wendel et ce, en contradiction avec les dispositions de l'accord de janvier 2001.
Elle estime que l'inexécution par le président de Legrand de son engagement de tout mettre en œuvre pour que le rapprochement se réalise l'a autorisée à adresser à la commission des mesures correctives urgentes et que c'est cette attitude qui lui cause un dommage irréversible et non pas l'inverse.
En droit elle invoque une exception d'inexécution, la bonne foi avec laquelle les conventions doivent être exécutées et l'absence de dommage imminent ou de trouble manifestement illicite pour Legrand.
La société Legrand conclut à la confirmation de l'ordonnance mais demande à la Cour, y ajoutant, de :
- dire que le retrait, par la société Schneider Electric des propositions d'engagements, notamment de désinvestissements, formulées par elle auprès de la commission européenne devra intervenir immédiatement après le prononcé de l'arrêt,
- condamner la société Schneider au versement d'une astreinte provisoire de 10 millions d'euro par jour de retard,
- dire que par application de l'article 35 de la loi du 9 juillet 1991 la cour retiendra l'exécution de l'arrêt notamment pour procéder à la liquidation de l'astreinte,
- dire que l'arrêt à intervenir sera exécutoire sur présentation de la minute,
- condamner la société Schneider à payer à Legrand la somme de 10 000 euro sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.
Elle reproche essentiellement à Schneider de ne pas avoir respecté les termes de l'accord toujours en vigueur selon lesquels "tout engagement concernant Legrand, quel qu'il soit, et notamment tout engagement de désinvestissement portant sur un ou plusieurs actifs détenus par Legrand ne pourra être proposé ou consenti par l'une quelconque des sociétés sans l'accord préalable du Président du Conseil d'Administration de Schneider et de Legrand".
Elle soutient que les propositions de désinvestissement faites par Schneider à la commission n'ont pas été soumises à l'agrément de Legrand, ce qui lui cause un dommage.
Les "fondateurs intervenants" concluent aux mêmes fins mais ne sollicitent pas d'indemnité fondée sur l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.
MOTIFS DE L'ARRÊT :
Attendu qu'en application des dispositions de l'article 873 du nouveau Code de procédure civile le président du tribunal de commerce peut, dans les limites de sa compétence et même en présence d'une contestation sérieuse, prescrire en référé les mesures conservatoires ou de remise en état qui s'imposent soit pour prévenir un dommage imminent, soit pour faire cesser un trouble manifestement illicite;
Attendu que la société Legrand soutient que les propositions de désinvestissement de ses actifs faites par Schneider à la commission européenne sans son accord et en violation des accords contractuels lui cause un dommage;
Qu'en sa qualité de demanderesse la charge de la preuve du dommage qu'elle invoque lui incombe;
Qu'en revanche la société Schneider qui prétend que les clauses contractuelles ne doivent plus produire d'effet soit du fait de la caducité soit en raison d'une exception d'inexécution doit établir la réalité des moyens de défense qu'elle invoque;
Sur la caducité :
Attendu que dans une lettre du 15 novembre 2002 Monsieur Lachmann, Président directeur général de Schneider, a écrit à Monsieur Grapotte, Président de Legrand, qu'il considérait que les accords étaient caducs au motif que Legrand avait délibérément rompu ces accords;
Mais attendu que pour être acquise, la caducité d'un contrat suppose la survenance d'un événement postérieur à sa formation et indépendant de la volonté des parties;
Qu'en l'espèce, aucun événement étranger aux parties n'est invoqué et la prétendue violation par Legrand de ses engagements ne peut avoir pour conséquence que la résolution du contrat prononcée judiciairement;
Que le moyen tiré de la caducité des accords n'est pas fondé;
Sur l'exception d'inexécution :
Attendu que l'exception d'inexécution permet seulement à une partie au contrat de ne pas exécuter ses obligations tant que l'autre n'exécute pas les siennes;
Attendu que Schneider reproche à Legrand de ne pas avoir oeuvré, depuis novembre 2001, à la réalisation du rapprochement Schneider/Legrand;
Mais attendu d'abord que la bonne foi est toujours présumée et qu'il appartient à Schneider de rapporter la preuve de la mauvaise foi de Legrand;
Attendu que contrairement à ce que soutient Schneider il est établi que les conseils de la société Legrand ont participé, avec les conseils de la société Schneider, à l'élaboration du dossier soumis au Tribunal de première instance des Communautés européennes;
Que la société Legrand ne s'est désolidarisée de la position de Schneider devant le tribunal que dans le cadre du second recours portant sur la décision de la commission du 30 janvier 2002 et parce qu'elle estimait que l'intégrité de la société Legrand était menacée;
Que la mauvaise foi de la société Legrand n'est pas démontrée;
Attendu ensuite que si Legrand avait l'obligation de tout mettre en œuvre pour que le rapprochement des deux sociétés se réalise, cette obligation avait pour limite le respect par Schneider des conditions posées par le contrat;
Que la société Schneider ne peut donc reprocher à Legrand de ne pas avoir rempli ses obligations tant qu'il n'a pas été jugé qu'elle-même a respecté les clauses contractuelles;
Que le non-respect de ces clauses est précisément l'objet du litige;
Sur le dommage imminent :
Attendu que l'article 1.7 de la lettre du 12 janvier 2001 qui fait la loi des parties dispose notamment que :
"Schneider Electric et Legrand feront leurs meilleurs efforts pour que l'autorisation de la commission européenne soit obtenue dans les meilleurs délais et respecteront, par ailleurs, dans le cadre de la procédure d'examen du rapprochement de Schneider Electric et Legrand par la commission européenne, les principes suivants :
- le Président du Conseil d'Administration de Legrand sera personnellement associé à l'élaboration de toute solution proposée à la commission européenne, en particulier dans l'hypothèse où l'autorisation de l'opération par cette dernière supposerait la réalisation de désinvestissements,
- tout engagement concernant Legrand, quel qu'il soit, et notamment tout engagement de désinvestissement portant sur un ou plusieurs actifs (en ce compris les participations) détenus par Legrand ou l'une quelconque de ses filiales ne pourra être proposé ou consenti par l'une quelconque des sociétés sans l'accord préalable des Présidents du Conseil d'Administration de Schneider et de Legrand dans un esprit de recherche d'une solution de désinvestissement équilibrée entre les deux groupes".
Attendu que dans le cadre du dossier d'instruction de la demande d'autorisation de la commission européenne, Schneider a formulé le 14 novembre 2002, des propositions de désinvestissement concernant des actifs de la société Legrand;
Que de telles propositions n'ont pas été soumises à l'accord préalable du président de Legrand en infraction avec les dispositions contractuelles précitées;
Attendu certes que dans la lettre du 14 janvier 2001 il était convenu que "dans l'hypothèse où au terme de la procédure de notification, la commission européenne conditionnerait la délivrance de son autorisation à l'obtention d'un engagement de désinvestissement portant sur un ou plusieurs actifs qu'elle désignerait explicitement, alors la prise d'un tel engagement vis-à-vis de la commission européenne s'imposerait au Président du Conseil d'Administration de Schneider et au Président du Conseil d'Administration de Legrand, sauf accord contraire des deux présidents";
Attendu qu'une telle exception au principe posé initialement ne concerne que les désinvestissements désignés explicitement par la commission;
Que Schneider qui a fait des propositions de désinvestissement ne justifie pas que celles-ci correspondent à une demande expresse et individualisée de la commission;
Que dès lors Schneider ne pouvait s'affranchir de son obligation d'obtenir l'accord préalable de Legrand pour des désinvestissements portant sur des actifs de celle-ci;
Que les propositions non agréées causent à Legrand un dommage, car, en cas d'autorisation donnée par la commission européenne, des désinvestissements auxquels elle s'oppose lui seront imposés;
Que pour prévenir ce dommage il convient d'ordonner à Schneider de retirer les propositions de désinvestissements concernant les actifs de Legrand et non agréées par celle-ci;
Que dans cette limite l'ordonnance sera confirmée;
Attendu que la demande de prononcé d'une astreinte qui tend aux mêmes fins que la demande principale soumise au premier juge et est destinée à assurer l'exécution de la décision est recevable par la première fois en cause d'appel par application de l'article 565 du nouveau Code de procédure civile;
Mais attendu que l'astreinte n'est pas nécessaire dès lors que la commission européenne informée au moins par Legrand de la présente décision, en tirera toutes conséquences qu'elle jugera utiles;
Que la demande d'astreinte sera rejetée;
Attendu que l'urgence demande que l'exécution du présent arrêt se fasse au seul vu de la minute;
Attendu que l'équité ne commande pas qu'il soit fait application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.
Par ces motifs : Statuant publiquement, contradictoirement et en dernier ressort, Confirme l'ordonnance entreprise sauf à limiter le retrait des propositions de désinvestissements à celles concernant les actifs de la société Legrand n'ayant pas fait l'objet d'un agrément de celle-ci, Dit n'y avoir lieu au prononcé d'une astreinte, Dit que l'arrêt sera exécutoire au seul vu de la minute, Dit n'y avoir lieu à application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile, Condamne la société Schneider Electric aux dépens d'appel qui seront recouvrés par la SCP Bommart-Minault, avoués, conformément à l'article 699 du nouveau Code de procédure civile.