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Décisions

CA Paris, 22e ch. A, 19 novembre 1985, n° 36472-84

PARIS

Arrêt

Infirmation

PARTIES

Demandeur :

Bidel

Défendeur :

Shell Française (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Zakine

Conseillers :

MM. Boubli, Lebrette

Avocats :

Mes Cournichoux, Duby

Cons. prud'h. Paris, sect. industrie 5e …

16 janvier 1984

Exposé du litige :

Par contrat en date du 31 Janvier 1978 intitulé "Contrat de location-gérance" la SA Shell Française (société Shell) a donné en location à Monsieur Bidel un fonds de commerce de station-service et de distribution de produits pétroliers situé à Malakoff. Il était précisé que le contrat, "conclu dans le cadre de la loi du 20 mars 1956, (serait) régit par l'accord interprofessionnel conclu le 21 Janvier 1977 entre la majorité des organisations professionnelles représentant, d'une part les sociétés de distribution de produits pétroliers, d'autre part les locataires gérants de station-service ..."

Par lettre du 24 mars 1981, la société Shell a résilié le contrat pour le 24 juin 1981. A Monsieur Bidel qui avait demandé les raisons de cette décision, la société Shell a répondu le 27 mai 1981 que "la résiliation de ce bail ne peut pas être considérée comme un licenciement de salarié et n'entre pas dans le champ d'application de l'article L.122.14.2 du Code du Travail". Monsieur Bidel a libéré les lieux le 24 juin 1981.

Dès le 11 juin 1981, Monsieur Bidel avait saisi le Conseil de prud'hommes d'une demande tendant à obtenir condamnation de la société Shell à lui payer :

- heures supplémentaires : mémoire,

- indemnité de congé payé sur 40 mois : mémoire,

- indemnité de licenciement : mémoire (3/10 de mois par année d'ancienneté),

- indemnité d'ancienneté : mémoire,

- dommages-intérêts pour rupture abusive : 180 000 F,

- indemnité pour inobservation de la procédure de licenciement : mémoire,

- dommages-intérêts pour non inscription à la sécurité sociale 5 000 F sauf à parfaire,

- dommages-intérêts pour non affiliation au régime des retraites compte tenu de l'age de la retraite : 150 000 F sauf à parfaire.

Les parties ont comparu le 6 juillet 1981 devant le bureau de conciliation. Le procès-verbal de cette audience porte la mention suivant à la rubrique relative aux dires du défendeur "pas de contrat de travail; mais bail de location de fonds de commerce".

Le bureau de conciliation a désigné Monsieur Kahin en qualité d'expert.

Après dépôt du rapport d'expertise, l'affaire a été reprise devant le bureau de jugement, Monsieur Bidel a modifié ses demandes réclamant désormais :

- rappel de salaire : 193 857 F,

- dommages-intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse: 266 000 F, intégrant pour 71 744,13 F le montant des condamnations mises à la charge de Monsieur Bidel par le tribunal de commerce,

"-dommages-intérêts, non respect de la procédure : 16 191,95 F,

"- indemnité de licenciement : 17 001 F,

"- article 700 du nouveau Code de procédure civile : 3 000 F. "

La société Shell a repris l'exception d'incompétence de la juridiction prud'homale au profit du tribunal de commerce.

Après partage des voix des Conseillers prud'hommes, la formation sous la présidence du juge départiteur a rendu la décision visée en exergue qui, compte tenu de son libellé a implicitement fait droit à l'exception d'incompétence sans pour autant désigner la juridiction qu'elle estimait compétente.

Les premiers Juges ont considéré que Monsieur Bidel avait signé un contrat de location-gérance et que pour prétendre néanmoins au bénéfice des dispositions de l'article L.781.1 du Code du travail il lui appartenait de rapporter la preuve que les quatre conditions énoncées dans ce texte étaient cumulativement réunies. Ils ont estimé que si se trouvaient remplies les conditions relatives au local et à l'absence de politique personnelle des prix, il n'en allait pas de même en ce qui concernait les conditions de fonctionnement de la station ainsi que la fourniture de marchandise exclusive ou quasi-exclusive par une seule entreprise.

Au soutien de son contredit, Monsieur Bidel après avoir repris l'argument tenant au caractère prétendument tardif de l'exception d'incompétence, maintient qu'il est en droit de se prévaloir de l'article L.781.1 du Code du travail. Il conclut à "la compétence du Conseil de Prud'hommes de Paris, section Industrie, qui seul doit connaître de ce litige".

La société Shell réplique que l'exception d'incompétence avait été soulevée par elle devant le bureau de conciliation et qu'en toute hypothèse les dispositions de l'article R.51 6.38 du Code du travail lui permettaient de le faire devant le bureau de jugement du Conseil de Prud'hommes. Quant au bien fondé à l'exception, elle reprend l'argumentation développée par elle devant les premiers Juges. Elle soutient que la référence dans le contrat du 31 janvier 1978 à l'accord interprofessionnel du 21 janvier 1977 et à la loi du 20 mars 1956 marque la volonté des parties d'écarter l'application du Code du travail.

Elle considère en outre que l'article L.781.1 du Code du travail doit être interprété restrictivement et qu'à l'exception de la condition relative au local, aucune des trois autres conditions exigées cumulativement par ce texte n'est remplie

A titre subsidiaire, elle expose que Monsieur Bidel en facturant le 24 mars 1981 la crime de fin d'année prévue par l'accord interprofessionnel a exercé une option irrévocable pour le statut commercial et a renoncé au bénéfice de l'article L.781.1 du Code du travail.

Elle conclut au rejet du contredit, à la confirmation du jugement et au renvoi de Monsieur Bidel à se pourvoir devant le Tribunal de commerce de Paris.

DISCUSSION

SUR LA PROCEDURE

Le contredit et l'appel dont se trouve saisie la cour, concernant la même décision du Conseil de prud'hommes. Il y a donc lieu pour une bonne administration de la justice de joindre les deux dossiers.

- Le jugement qui a implicitement fait droit à l'exception d'incompétence soulevée par la société Shell ne peut, conformément aux dispositions de l'article 80 du nouveau Code de procédure civile, être attaqué que par la voie du contredit lequel a été régulièrement fondé par Monsieur Bidel le 17 janvier 1984.

On déclarera en revanche irrecevable l'appel ultérieurement formé par Monsieur Bidel lorsqu'il a reçu la notification du jugement par les soins du secrétariat greffe du Conseil de Prud'hommes.

SUR LE CARACTERE PRETENDUMMENT TARDIF DE L'EXCEPTION D'INCOMPETENCE SOULEVEE PAR LA SOCIETE SHELL

Contrairement à ce que soutient Monsieur Bidel , il résulte de la lecture des notes prises par le greffier lors de l'audience du bureau de conciliation de la société Shell a alors déclaré qu'il n'y avait "pas de contrat de travail mais bail de location de fonds de commerce".

En outre, le bureau de conciliation en désignait un expert avait invité ce dernier à dresser les comptes " pour le cas où le demandeur aurait le statut salarié" ce qui démontre bien que la défenderesse avait mis en doute l'existence d'un contrat de travail et soulevé l'exception d'incompétence de la juridiction prud'homale. Le moyen titré par Monsieur Bidel du prétendu caractère tardif de l'exception sera donc rejeté.

SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE L.781.1 DU CODE DU TRAVAIL

La référence dans le contrat signé par Monsieur Bidel le 31 janvier 1978 à la loi du 20 mars 1956 et à l'accord interprofessionnel du 21 janvier 1977 n'est pas exclusive de l'application entre les parties des dispositions d'ordre public contenues dans l'article L.781.1 du Code du travail, à charge pour celui qui se prévaut de ce texte de rapporter la preuve que son activité d'exploitant de la station-service consistait essentiellement à vendre des marchandises ou denrées de toute nature fournies exclusivement ou presque exclusivement par une seule entreprise industrielle ou commerciale, dans un local fourni ou agréé par cette entreprise et aux conditions et prix imposés par elle.

Il est constant et admis par les parties que Monsieur BIDEL exerçait son activité professionnelle dans le local fourni par la société Shell et spécialement aménagé par elle pour la distribution des produits pétroliers sous le sigle Shell.

L'article 5 du contrat du 31 janvier 1978 faisait obligation à Monsieur Bidel de vendre "les carburants, combustibles, lubrifiants, produits de graissage et dérivés du pétrole (et généralement toutes sources d'énergie), provenant directement et exclusivement de SF".

La société Shell soutient que Monsieur Bidel commercialisait des produits pouvant provenir d'autres fournisseurs. Mais les documents comptables versés aux débats par Monsieur Bidel établis et visés par l'expert comptable et non sérieusement contesté par la société Shell qui se borne à en minimiser la portée, font apparaître pour l'exercice 1980 des achats d'un montant total de 5 673 039 F représentant des carburants Shell pour 5 449 984 F, des huiles Shell pour 106 820 F du gaz butane pour 20 434 F, fourni par la société URG dont il n'est pas contesté qu'elle est une filiale de la société Shell, divers articles vendus à la boutique pour 95 801 F fournis par les société Celor-Diffusion ou Eurodispatch à qui la société Shell admet être liée par des accords commerciaux. Au regard de ces produits directement fournis par la société Shell ou par des entreprises étroitement liées à elle, les "achats extérieurs" effectués pendant la même période par Monsieur Bidel ne se sont élevés qu'à la somme de 163.608 F ce qui représente un rapport de 2,88 %. S'il est exact, comme le soutient la société Shell, que pour les marchandises vendues en boutique Monsieur Bidel avait en principe la possibilité de s'approvisionner chez n'importe quel fournisseur, on ne peut ignorer que son choix était en réalité limité par le fait que l'essentiel des produits pouvant être vendus librement était fourni par des entreprises liées à la société Shell et ou en définitive les achats extérieurs et les services ne constituant qu'une part négligeable de l'activité de la station service. La notion de marge nette que la société Shell prétend opposer à celle de chiffre d'affaires ne peut faire obstacle à l'application de l'article L.781.1 du Code du travail qui exige simplement que les marchandises soient fournies exclusivement ou presque exclusivement par une seule entreprise sans s'attacher au profit tiré par la suite de leur commercialisation.

Il résulte de ce qui précède que, même en tenant compte de incidence des taxes fiscales sur le prix des carburants, l'activité essentielle de Monsieur Bidel consistait dans la vente de marchandises de toute nature fournies presque exclusivement par la société Shell.

C'est également en vain que cette dernière soutient que le gérant de la station-service jouissait d'une entière liberté dans la fixation des prix de vente. En effet, d'une part les marges brutes alors consenties sur les produits pétroliers dont la distribution constituait l'activité essentielle de la station-service étaient trop faibles pour laisser à l'exploitant la possibilité de pratiquer librement une critique personnelle de prix, d'autre part en ce qui concerne les produits autres que les carburants qui, pour l'exercice 1980 n'ont en toute hypothèse représenté que environ 11% du chiffre d'affaires global tel qu'il résulte du compte d'exploitation générale, la marge bénéficiaire plus importante contribuait certes à couvrir en partie les frais de distribution des produits pétroliers sur lesquels les profits étaient limités par les prix fixés par les pouvoirs publics mais ne permet pas à elle seule d'écarter l'application des dispositions du Code du travail.

L'indépendance dont, selon la société Shell , aurait jouit Monsieur Bidel pour exercer son activité était tout aussi illusoire dans la mesure où il est acquis que la société Shell intervenait dans la marche de l'exploitation, le gérant étant tenu d'accepter en paiement certains bons dont elle fixait elle-même la validité, de même qu'il était en fait tenu de suivre la politique commerciale de la société Shell et de réaliser les opérations publicitaires lancées sur le plan national par la société Shell, la clientèle se présentant dans une station-service portant l'emblème Shell s'attendant nécessairement à pouvoir y participer à de telles opérations.

On relèvera également que la société Shell se réservait à l'alinéa 4 de l'article 1er du contrat "la possibilité d'accroître les activités du fonds dans le cadre de son objet social".

Il résulte de l'ensemble des constatations qui précèdent que, malgré les tonnes du contrat du 31 janvier 1978) Monsieur Bidel se trouvait placé sous la dépendance économique de la société Shell et que toutes les conditions d'application de l'article L.781.1 du Code du travail sont réunies. Aucun élément des dossiers soumis à la Cour ne permet de déceler une volonté délibéré de Monsieur Bidel de se placer en dehors de la législation du travail. En effet lors de la signature du contrat du 31 janvier 1978, l'adhésion à l'accord interprofessionnel de 1977 lequel n'avait aucun caractère obligatoire ne pouvait avoir pour effet de déroger aux dispositions d'ordre public du Code du travail. La société Shell ne saurait plus utilement soutenir que Monsieur Bidel aurait renoncé au bénéfice des dispositions de l'article L.781.1 du Code du travail en réclamant paiement d'une prime de fin d'année prévue par ledit accord interprofessionnel. On relèvera en effet la facturation de cette prime par Monsieur Bidel est du 24 mars 1981 alors qu'il n'a reçu que le 25 mars 1981 la lettre de la société Shell lui notifiant la décision définitive de résilier le contrat de gérance. Dès lors en admettant même la perception de cette prime, perception contestée par Monsieur Bidel, ce dernier ne peut être présumé avoir renoncé par avance au bénéfice des dispositions d'ordre public que le Code du travail a prévues en faveur du salarié licencié.

C'est donc à tort que le conseil de prud'hommes n'a pas retenu sa compétence pour statuer sur les demandes de Monsieur Bidel.

Compte tenu de l'ancienneté du litige il paraît de bonne justice de donner une solution définitive à l'affaire après avoir cependant invité les parties à conclure sur les demandes de Monsieur Bidel.

PAR CES MOTIFS : LA COUR, statuant contradictoirement et joignant les dossiers N° L.18517 et 36472 du répertoire général. Déclare irrecevable l'appel enregistré sous le N° 36472 du répertoire général de la cour. Vu le contredit régulièrement formé par Monsieur Bidel au jugement du Conseil de prud'hommes du 16 janvier 1984, enregistré sous le N° L18.517. Décide recevable mais mal fondée l'exception d'incompétence soulevée par la société Shell Française et dit que Monsieur Bidel peut se prévaloir des dispositions de l'article L.781.1 du Code du travail. Infirme le jugement sus-visé et dit compétente la juridiction prud'homale pour statuer sur la demande de Monsieur Bidel. Faisant application de l'article 89 du nouveau Code de procédure civile, évoque le fond du litige et renvoie les parties à conclure et plaider à l'audience du lundi 17 mars 1986 à 13 heures 30. Réserve les dépens.