CCE, 13 décembre 2000, n° 2003-7
COMMISSION DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Décision
Carbonate de soude - ICI
LA COMMISSION DES COMMUNAUTES EUROPEENNES,
Vu le traité instituant la Communauté européenne, vu le règlement n° 17 du Conseil du 6 février 1962,premier règlement d'application des articles 85 et 86 du traité (1), modifié en dernier lieu par le règlement (CE) n° 1216-1999 (2), et notamment ses articles 3 et 15, vu la décision prise par la Commission, le 19 février 1990, d'engager dans cette affaire la procédure d'office en vertu de l'article 3 du règlement n° 17, après avoir donné à l'entreprise concernée la possibilité de présenter ses observations sur les griefs retenus par la Commission, conformément à l'article 19, paragraphe 1, du règlement n° 17 et au règlement n° 99-63 de la Commission du 25 juillet 1963 relatif aux auditions prévues à l'article 19, paragraphes 1 et 2, du règlement n° 17 (3), après consultation du comité consultatif en matières d'ententes et de positions dominantes, considérant ce qui suit :
PARTIE I
FAITS
A. RESUME DE L'INFRACTION
1. VERIFICATIONS
1- La présente décision fait suite aux vérifications entreprises par la Commission en mars 1989, en vertu de l'article 14, paragraphe 3, du règlement n° 17, auprès des producteurs de carbonate de soude de la Communauté. Lors de ces vérifications et à la suite des demandes de renseignements au sens de l'article 11 du règlement n° 17, la Commission a découvert des documents prouvant qu'une infraction à l'article 86 du traité CEE (devenu article 82 du traité CE) avait été commise par Imperial Chemical Industries plc (ICI).
2. infraction à l'article 82 commise par ICI
2- Entre 1983 et fin 1990 environ, ICI a abusé de la position dominante qu'elle détenait sur le marché de la soude au Royaume-Uni en appliquant à ses principaux clients un système de rabais de fidélité et de remises liés au tonnage marginal ("top-slice rebates", ou "remises sur la tranche supérieure"), des conditions contractuelles tendant à lui assurer une exclusivité effective d'approvisionnement,ainsi que d'autres mesures qui avaient pour objet et pour effet de lui lier lesdits clients pour la totalité de leurs besoins et d'exclure les concurrents.
B. MARCHE DE LA SOUDE
1. PRODUIT
3 - Le produit faisant l'objet de la présente procédure est la soude (carbonate de sodium), un produit chimique alcalin principalement utilisé comme matière première dans la production du verre. Le carbonate de soude est la matière de base d'où est tiré l'oxyde de sodium qui agit en tant que fluide dans le procédé de fusion du verre. La soude est également utilisée dans l'industrie chimique, pour la fabrication de détergents, et en métallurgie.
4 - En Europe, la soude est produite à partir de sel ordinaire et de calcaire par le procédé "ammoniaque-soude" inventé par Solvay en 1865. Le procédé Solvay produit d'abord de la soude légère qui exige une nouvelle étape de densification pour produire la forme dense. Les deux formes sont chimiquement identiques, mais la soude dense est la forme préférée pour la production du verre.
(5) Aux Etats-Unis, la soude "naturelle" est extraite de gisements de minerai de trona qui se trouvent essentiellement dans le Wyoming. Après son extraction, ce minerai de trona est purifié et calciné dans des raffineries. La soude naturelle n'est produite que sous forme dense. La soude naturelle se trouve également en Afrique et en Australie.
(6) La totalité de la soude produite aux Etats-Unis est à présent obtenue naturellement (la dernière usine de production synthétique a été fermée en 1986), alors qu'en Europe, la production totale consiste en matériau synthétique. En raison de sa faible teneur en sel, la soude naturelle des Etats-Unis se prête particulièrement à la production de verre, et certains producteurs de verre qui achètent principalement de la soude synthétique peuvent tenter de la mélanger à la soude naturelle américaine pour obtenir la concentration voulue.
2. PRODUCTEURS
(7) Les six producteurs communautaires de soude synthétique étaient les suivants pendant la période considérée :
- Solvay,
- ICI,
- Rhône-Poulenc,
- Akzo,
- Matthes & Weber (M & W),
- Chemische Fabrik Kalk (CFK).
(8) Solvay était le premier producteur unique de soude synthétique dans le monde et dans la Communauté. Elle exploitait des usines en Autriche, en Belgique, en France, en Allemagne, en Italie, en Espagne et au Portugal et, avec 60 % environ du marché, elle était sans conteste l'entreprise dominante de l'Europe occidentale.
(9) Solvay disposait pour l'Autriche, la Belgique, le Luxembourg, la France, l'Allemagne, l'Italie, les Pays-Bas, le Portugal, l'Espagne et la Suisse de directions nationales (DN) chargées de gérer ses activités commerciales, le siège central de Bruxelles exerçant un rôle de surveillance et de coordination.
(10) Après 1987, ICI Soda Ash Products a été gérée comme une activité distincte à l'intérieur de la division "Produits chimiques et polymères" de ICI. Elle faisait précédemment partie de la Mond Division de ICI.
(11) ICI était le deuxième producteur de soude de la Communauté. Elle possédait deux usines de production à Northwich, Cheshire, mais limitait ses ventes dans la Communauté presque exclusivement au Royaume-Uni et à l'Irlande et détenait plus de 90 % du marché britannique.
3. MARCHE MONDIAL
(12) La demande mondiale de soude a augmenté d'environ 1 % par an au cours des années quatre-vingt, encore que l'on ait pu distinguer des divergences régionales substantielles. Dans les pays développés, la demande a été généralement statique de 1980 à 1987, année à partir de laquelle le marché a connu un redressement considérable. Plus de la moitié de la soude produite dans le monde était consommée par l'industrie verrière.
(13) En 1989, la capacité mondiale (nominale) de production de soude (naturelle et synthétique) était d'approximativement 36 millions de tonnes par an, la part de la Communauté représentant quelque 7,2 millions de tonnes. Les capacités respectives de Solvay et de ICI dans la Communauté étaient de 4,3 millions de tonnes environ et d'un million de tonnes. (La capacité pratique ou effective représentait plus ou moins 85 à 90 % de la capacité brute.) La consommation de soude dans la Communauté en 1989 était d'environ 5,5 millions de tonnes par an, pour une valeur d'environ 900 millions d'euro.
(14) Les six producteurs américains de soude naturelle (de l'époque) avaient une capacité nominale totale de 9,5 millions de tonnes par an et une demande intérieure en 1989 de quelque 6,5 millions de tonnes. En 1989, la production de soude naturelle aux Etats-Unis d'Amérique était d'environ 9 millions de tonnes. Les producteurs américains approvisionnaient l'ensemble de leur marché intérieur et exportaient le solde de leur production. Les coûts de production de la soude naturelle sont beaucoup plus bas que ceux du produit synthétique, mais les mines sont très éloignées de leurs principaux marchés, ce qui alourdit les coûts de distribution.
(15) La concurrence des producteurs américains de soude dense était considérée par les producteurs européens comme la principale menace pesant sur leur marché intérieur. Aux taux de change en vigueur à la fin des années quatre-vingt, ces producteurs pouvaient vendre en Europe à des prix nettement inférieurs à ceux du marché local sans qu'il soit question de dumping.
(16) Les producteurs de l'Europe de l'Est, avec une production d'environ 9 millions de tonnes par an, représentaient quelque 30 % de la capacité mondiale de production de soude. L'Union soviétique consommait plus de la moitié de la production et était importateur net. La quasi-totalité de la production excédentaire exportée par les pays de l'Europe de l'Est était de la soude légère. En dépit des droits antidumping, les importations dans la Communauté de soude légère en provenance des pays du CAEM restaient substantielles.
(17) Pendant les années quatre-vingt, on a observé une augmentation sensible de la demande, et la totalité de la production de soude a pu être écoulée à l'échelle mondiale. En 1990, les unités de production travaillaient à pleine capacité. Selon les prévisions, la capacité de production de la Chine devait s'accroître d'environ 500 kilotonnes par an et celle du Botswana (pour l'Afrique du Sud) de 300 kilotonnes, ce qui allait vraisemblablement entraîner un déplacement des importations au détriment d'autres régions de production.
4. COMMUNAUTE EUROPEENNE
(18) Solvay était le principal producteur, avec presque 60 % du marché total de la Communauté et des ventes dans tous les Etats membres, à l'exception du Royaume-Uni et de l'Irlande. Après trois années de stagnation de la demande au milieu des années quatre-vingt, les ventes de soude en Europe de l'Ouest ont commencé à se redresser substantiellement en 1987. En 1988 et 1989, les producteurs ont travaillé à pleine capacité.
(19) Le marché de la soude de l'Europe occidentale à la fin des années quatre-vingt restait caractérisé par une division selon les frontières nationales. Les producteurs avaient tendance à concentrer leurs ventes sur les Etats membres où ils possédaient des capacités de production, encore qu'à partir de 1981 ou 1982 environ, les petits producteurs - CFK, M & W et Akzo - aient accru leurs ventes hors de leur marché "intérieur".
(20) Il n'y avait pas de concurrence entre Solvay et ICI, chacune de ces entreprises limitant ses ventes dans la Communauté à sa "sphère d'influence" traditionnelle, l'Europe de l'Ouest continentale et le Royaume-Uni. Tant ICI que Solvay avaient des exportations substantielles vers les marchés étrangers non européens qui étaient approvisionnés à partir de la Communauté. Une part importante des exportations de ICI consistait en fait en produits qui lui étaient livrés à cet effet par Solvay.
(21) Dans les Etats membres où Solvay était le seul producteur établi localement (Italie, Portugal et Espagne), cette société exerçait un monopole quasi total.
(22) La part de marché de Solvay était de plus de 80 % en Belgique, de 55 % en France et de 52 % en Allemagne. ICI détenait plus de 90 % du marché britannique, les seules autres sources d'approvisionnement étant les Etats-Unis et la Pologne.
(23) En ce qui concerne la demande, les principaux clients dans la Communauté étaient les fabricants de verre. Quelque 65 à 70 % de la production des entreprises de l'Europe occidentale étaient utilisés dans la fabrication de verre plat et de verre creux (verre d'emballage). La soude est l'un des principaux éléments de coût dans la production verrière puisqu'elle représente environ 60 % de la valeur des matières premières nécessaires. La plupart des producteurs de verre exploitent des usines en continu et avaient besoin d'un approvisionnement sûr en soude. Dans la plupart des cas, ils avaient un contrat à assez long terme avec un grand fournisseur pour l'essentiel de leurs besoins et faisaient appel à un autre fournisseur comme source secondaire. Au cours des années quatre-vingt, l'industrie du verre a fait l'objet, en Europe, d'un important mouvement de concentration, les grands groupes opérant sur une base paneuropéenne et disposant d'unités de production dans plusieurs Etats membres. La part de l'industrie chimique dans la consommation de soude était de 20 % et celle des applications métallurgiques, d'environ 5 %.
5. SOUDE NATURELLE AMERICAINE
(24) Depuis le développement de l'exploitation de la soude naturelle dans les années soixante, le marché des Etats-Unis accusait des surcapacités importantes par rapport à la demande intérieure, et un excédent d'environ 2,5 millions de tonnes par an était disponible à la fin des années quatre-vingt.
(25) Etant donné la surproduction et la présence d'un certain nombre de producteurs ayant des coûts similaires, le marché intérieur américain était caractérisé par une forte concurrence par les prix. Le produit se vendait aux Etats-Unis avec une remise importante sur le "prix de liste" [93 dollars des Etats-Unis (USD) par "short ton"fob Wyoming], le prix net départ usine étant, fin 1989, d'environ 73 USD par "short ton", prix auquel il fallait ajouter les coûts du transport ferroviaire jusqu'aux centres industriels de la côte Est. La plupart des producteurs ont porté les prix de liste à 98 USD "short ton" avec effet au 1er juillet 1990 et le prix effectif est passé à environ 85 USD.
(26) Confrontés à la nécessité d'exporter, les producteurs américains se sont efforcés de pénétrer le marché européen et d'autres marchés. La soude naturelle a fait son apparition dans la Communauté à la fin des années soixante-dix, principalement au Royaume-Uni. En 1982, les importations américaines dans la Communauté se sont élevées à quelque 100 000 tonnes, dont un peu moins de 80 000 tonnes au Royaume-Uni. L'industrie européenne a demandé et obtenu la mise en place d'une protection antidumping contre les importations de soude dense américaine en 1982. (Des mesures antidumping étaient également appliquées à l'encontre des importations de soude légère, mais non de soude dense, en provenance d'Europe de l'Est à partir d'octobre 1982.)
(27) Les mesures en vigueur à la fin des années quatre-vingt pour assurer une protection antidumping contre la soude dense des Etats-Unis prévoyaient :
a) pour les deux producteurs se trouvant alors sur le marché, soit Allied (devenue par la suite General Chemical) et Texas Gulf, un engagement de prix minimal de 112,26 livres sterling (GBP) par tonne départ entrepôt [règlement (CEE) n° 2253-84 de la Commission (4)];
b) pour les producteurs non présents sur le marché, soit Tenneco, KMG, FMC et Stauffer, un droit antidumping définitif de 67,49 euro par tonne [règlement (CEE) n° 3337-84 du Conseil (5)].
(28) Les engagements de prix négociés prévoyaient la conversion en d'autres devises au taux de change alors en vigueur; avec la modification des parités depuis 1984, le prix d'engagement pour l'Allemagne, la France et d'autres marchés se situait nettement au-dessus du prix du marché, si bien que les ventes correspondant à l'engagement étaient commercialement impossibles en dehors du Royaume-Uni.
(29) Texas Gulf a subi une perte en volume à la suite de l'adoption des mesures antidumping et s'est retirée du marché britannique en 1985, de sorte qu'en 1990, General Chemical était le seul producteur américain à livrer encore au Royaume-Uni, encore qu'à raison d'environ 30 000 tonnes seulement par an.
(30) A partir de 1987, General Chemical a également cherché à s'implanter en France, affectant en particulier les positions de Solvay et de Rhône-Poulenc qui se partageaient ce marché. Texas Gulf vendait également un certain tonnage en Belgique. Dans les deux cas, les importations étaient exonérées des droits antidumping dans le cadre du régime du trafic de "perfectionnement actif".
(31) Un certain nombre de grands consommateurs communautaires du secteur du verre ont indiqué leur intention de réduire de façon substantielle leurs achats auprès des producteurs de la Communauté et de s'approvisionner aux Etats-Unis . En 1990, le total des livraisons des producteurs américains en Europe de l'Ouest continentale (hors Royaume-Uni et Irlande) atteignait cependant à peine 40 000 tonnes environ, pour la quasi-totalité sous le régime du "perfectionnement actif".
(32) Les mesures antidumping arrêtées par le règlement (CEE) n° 3337-84 ont expiré en novembre 1989. En 1988, un certain nombre de producteurs américains et des représentants de l'industrie verrière communautaire avaient demandé en 1988 un réexamen de ces mesures. Le 7 septembre 1990, la procédure de réexamen s'est terminée sans que soient imposées des mesures de protection [décision 90-507-CEE de la Commission (6)].
(33) En 1982, plusieurs producteurs américains ont formé une association d'exportation (Export Association) en se prévalant du "Webb-Pommerene Act" de 1918, avec l'approbation du ministère du Commerce des Etats-Unis. Initialement, les activités de cette association étaient limitées au Japon et trois producteurs seulement y prenaient part. En décembre 1983, les six producteurs de soude naturelle se sont regroupés pour former l'"American Natural Soda Ash Corporation" (ANSAC).
(34) La fonction de l'ANSAC était d'agir en tant que comptoir de vente pour assurer la commercialisation et la distribution des exportations de soude des producteurs américains en dehors des Etats-Unis. Ces ventes représentaient environ 250 millions d'USD par an. En prévision de l'extension de ces activités au marché de l'Europe de l'Ouest (en remplacement des ventes par les différents producteurs), l'ANSAC a notifié ses accords à la Commission en soll ICI tant une attestation négative ou une exemption au titre de l'article 81, paragraphe 3.
(35) La demande de l'ANSAC a fait l'objet de la décision 91-301-CEE (7), par laquelle l'exemption a été refusée.
C. CONTEXTE
1. POSITION DE ICI SUR LE MARCHE BRITANNIQUE DE LA SOUDE PENDANT LA PERIODE CONSIDEREE
36) ICI était le seul producteur de soude établi au Royaume-Uni. L'accord "page 1000" de 1945 (qui remplace un accord d'entente antérieure) reconnaissait que Solvay et ICI ne se feraient pas concurrence sur leurs marchés traditionnels respectifs.
(37) Jusque fin 1990, ni Solvay ni aucun autre producteur de l'Europe de l'Ouest continentale n'avait commercialisé de la soude au Royaume-Uni. ICI disposait d'un monopole total pour la fourniture de la soude au Royaume-Uni jusqu'à la fin des années soixante-dix, lorsque des importations en provenance des Etats-Unis ont fait leur apparition. Deux producteurs américains, TGI et Allied, ont déployé leurs activités sur le marché et les importations ont atteint 77 000 tonnes en 1982 (environ 10 % du marché) avant l'adoption de mesures antidumping, qui ont réduit la présence américaine à environ 30 kilotonnes et les seuls fournisseurs autres que ICI étaient General Chemical (la dénomination d'Allied à l'époque), avec environ 4 % du marché, et Brenntag, qui fournissait de la soude polonaise (3 %) (8).
(38) L'activité de ICI dans le secteur de la soude a toujours été rentable jusqu'au début des années quatre-vingt, lorsqu'il s'est produit une baisse substantielle de la demande. De 1979 à 1984, la consommation de soude au Royaume-Uni a décru d'un tiers, ce qui a entraîné la fermeture de l'une des unités de production de ICI (Wallerscote) en septembre 1984.
(39)A la suite de cette fermeture, le solde offre demande est devenu déficitaire au Royaume-Uni et ICI a acheté de la soude à Solvay dans le cadre des accords d'achat pour revente.
(40) La politique déclarée de ICI était d'accroître au maximum sa part du marché britannique de la soude et de la maintenir à plus de 90 %.
(41)A la suite de l'instauration de mesures antidumping, la part de marché de ICI s'est stabilisée autour de 93 %. Le secteur de la soude de cette entreprise est redevenu bénéficiaire en 1986 et était considéré comme une activité rentable arrivée au stade de la maturité.
2. CONCURRENTS DE ICI
(42) Quelle qu'en soit la raison, les "incursions concurrentielles majeures" d'autres producteurs communautaires étaient considérées comme peu probables par ICI, bien que depuis 1980, le niveau des prix de liste de ICI au Royaume-Uni ait été nettement plus élevé - jusqu'à 20 % de plus - que celui des producteurs sur les marchés voisins.
(43) D'après une note d'information du chef d'équipe pour le secteur de la soude, ICI "est parvenue à réduire à deux le nombre de concurrents sur le marché - la Pologne et un fournisseur américain - et entend qu'il en reste ainsi".
(44) Les importations de soude polonaise continuaient d'atteindre le marché britannique par l'intermédiaire d'un négociant, Brenntag (anciennement TR International). Il n'était pas perçu de droits antidumping sur la soude dense en provenance de l'Europe orientale, mais la soude non communautaire importée au Royaume-Uni était frappée d'un droit de douane de 10 %. A raison de 30 000 tonnes par an (dont la moitié était d'une qualité métallurgique spéciale), les importations polonaises étaient toutefois considérées comme "plus gênantes que critiques" par ICI. ICI semblait avoir développé une politique d'élimination des fournitures de soude lourde polonaise, n'admettant que les importations de soude légère à partir de cette source.
(45) Les producteurs américains de soude naturelle étaient considérés par ICI comme sa principale source de concurrence potentielle. Jusqu'en 1990, les mesures antidumping (engagements de deux producteurs et droits antidumping infligés aux autres) ont assuré à ICI un degré de protection très élevé. D'après ICI, la moitié peut-être de ses bénéfices auraient été compromis si la protection antidumping contre les importations des Etats-Unis avait être supprimée.
3. CLIENTS DE ICI
(46) La plupart des gros clients de ICI pour la soude exerçaient leurs activités dans le secteur verrier, lequel, au Royaume-Uni, utilisait exclusivement la soude dense. (La soude dense représentait 75 % des ventes de soude de ICI.)
(47) Le seul producteur britannique de verre plat était Pilkington, dont les besoins s'élevaient à près de 150 000 tonnes par an. ICI assurait 95 % de son approvisionnement.
(48) Les producteurs de verre d'emballage (comme United Glass, Rockware, Redfearn, Beatson Clarke) consommaient jusqu'à 300 000 tonnes par an de soude dense : là encore, ils s'approvisionnaient essentiellement ou exclusivement chez ICI.
(49) Les dix principaux clients de ICI pour la soude au Royaume-Uni représentaient près de 80 % de son activité totale.
(50) Les principaux clients pour la soude légère étaient les secteurs métallurgique et chimique.
4. MESURES ANTIDUMPING PRISESA L'ENCONTRE DES PRODUCTEURS AMERICAINS
(51) Les engagements offerts par Allied et TGI en août 1984 et acceptés par la Commission [règlement (CEE) n° 2253-84 de la Commission (9)] n'ont pas été publiés, mais ICI savait bien que le prix minimal prévu dans l'engagement était de 112,26 GBP départ entrepôt.
(52) TGI s'est retirée du marché en 1985, laissant Allied (devenue General Chemical après sa restructuration) comme seul fournisseur américain. Pour l'essentiel de la période couverte par la présente décision, le prix de General Chemical a été de 119 GBP par tonne départ entrepôt. Le prix de Allied, qui était de 112,26 GBP, a été porté à ce niveau en novembre 1985 à la suite de contacts avec la direction générale des relations extérieures (DG I) de la Commission, mais aucun réexamen n'a été effectué officiellement jusqu'à l'expiration du règlement (CEE) n° 3387-84 du Conseil (10) fin 1989.
(53) ICI comme Solvay se sont rendu compte que, sous l'effet des variations des taux de change depuis 1984, les producteurs américains seraient en mesure d'offrir la soude naturelle dans la Communauté à des prix compétitifs par rapport aux leurs (et même nettement moins élevés) sans dumping. Ces deux producteurs savaient en outre que dans de nombre de cas, les prix qu'ils pratiquaient, en particulier sur le tonnage marginal, étaient nettement inférieurs au prix minimal prévu par les engagements. Ils considéraient comme très probable que les producteurs américains puissent bien obtenir la suppression de la protection antidumping en 1989, date à laquelle les mesures devaient être réexaminées. Or, ICI considère que pour préserver le niveau de rentabilité de son activité de production de soude, il lui fallait absolument assurer le maintien des mesures antidumping prises à l'encontre de la soude américaine. ICI a écrit à plusieurs reprises à la Commission pour lui faire valoir que des dommages irréparables seraient causés à son activité si un prix minimal de 120 GBP par tonne départ entrepôt n'était pas maintenu pour la soude importée. A la date où ICI a adressé la dernière lettre en ce sens à la Commission (soit le 16 mars 1990, après l'ouverture de la présente procédure), elle venait de modifier le prix qu'elle appliquait à son plus gros client (Pilkington) à un prix, rendu unique, de 110 GBP par tonne.
(54) Les mesures antidumping prises à l'encontre des producteurs américains sont arrivées à expiration en novembre 1989. Les producteurs américains et les représentants de l'industrie verrière communautaire avaient demandé un réexamen de ces mesures en 1988. Le 7 septembre 1990, la procédure de réexamen s'est terminée sans que soient imposées des mesures de protection [décision 90-507-CEE de la Commission (11)].
5. ACCORDS DE LIVRAISON EXCLUSIVE
(55) Jusqu'en 1979, la plupart des accords de fourniture de ICI étaient des contrats "evergreen" (c'est-à-dire des contrats à durée indéterminée) assortis d'un délai de préavis de deux ans, qui stipulaient que l'acheteur devait s'approvisionner pour la totalité de ses besoins chez ICI. A la suite de négociations avec l'Office of Fair Trading, ICI a commencé, en octobre 1980, à offrir à ses clients britanniques plusieurs formules de contrats possibles, notamment des contrats permanents prévoyant la couverture des besoins totaux mais assortis d'un délai de préavis plus court (de trois à six mois après un an).
(56) La Commission a toutefois considéré que la clause relative aux besoins totaux, même pour de brèves périodes, était inacceptable au regard des règles communautaires de la concurrence. Elle a également formulé des objections à l'encontre de certains aspects de la "clause de concurrence" (clause anglaise) de ICI telle qu'elle était alors libellée, par laquelle toute offre concurrentielle aurait effectivement été vouée à l'échec.
(57) Bien que ICI ait contesté que ce nouveau type d'accords soient incompatibles avec les règles de concurrence, elle a accepté (tout en protestant) de cesser d'offrir à ses clients un contrat "tous besoins" résiliable à court terme. Elle a aussi modifié les clauses de non-concurrence. Le dossier a été clôturé le 14 décembre 1982 sans décision formelle. Il ressort à l'évidence de la correspondance que ICI connaissait bien les principes en matière de remises de fidélité à la base de l'arrêt rendu par la Cour de justice des Communautés européennes dans l'affaire 85-76, Hoffmann-La Roche contre Commission (12).
(58) Le 24 décembre 1980, ICI a écrit à la Commission pour lui affirmer qu'elle offrait à ses clients différentes formules de contrat parmi lesquelles ils pouvaient choisir : "ICI ne contraint en aucune façon ses clients principaux - ni aucun de ses clients - à accepter un contrat qui les oblige à lui acheter des quantités qui couvrent la totalité de leurs besoins en soude ou une quantité proche de celle-ci, n° ne leur offre d'incitations à le faire."A la suite des discussions avec la Commission, ICI a revu pratiquement tous ses contrats de livraison, désormais fondés sur le tonnage.
6. REMISES DE QUANTITE JUSQU'A 1985
(59) La soude était normalement vendue par ICI sur la base d'un prix rendu. Bien que ICI produisît des prix de liste indiquant un prix "départ usine", ils étaient destinés uniquement à son usage interne et n'étaient pas communiqués aux clients. Le prix départ usine était majoré du prix du transport offert par le transporteur à ICI (les clients souhaitant prendre la marchandise directement à l'usine obtenaient une indemnité d'enlèvement couvrant partiellement, mais non totalement, le coût réel du transport).
(60) Des remises de quantité standard ont été accordées jusqu'à la moitié des années quatre-vingt. La circulaire "Price Book" de ICI en date du 1er octobre 1985 prouve qu'un nouveau barème de remises de quantité devait entrer en vigueur le 1er janvier 1986. Les remises de quantité standard prévues dans cette liste de 1985 allaient de 0,25 GBP par tonne (entre 2 500 et 7 500 tonnes) à 3 GBP par tonne pour des achats annuels de plus de 87 500 tonnes. D'après ICI, à compter de 1984, les remises ont toutefois "pour la plupart" fait l'objet de négociations individuelles.
D. PRATIQUE DE ICI VISANTA EXCLURE LA CONCURRENCE
1. REMISES SUR LA TRANCHE SUPERIEURE
(61) En dépit des assurances relatives aux incitations spéciales qu'elle avait données à la Commission en 1981, ICI a, à partir de 1983, fait un usage accru de "remises sur la tranche supérieure" allant jusqu'à 30 GBP par tonne sur le tonnage marginal. A partir de 1985, de tels accords existait avec la quasi-totalité des gros clients de ICI.
(62) L'expression "remise sur la tranche supérieure" signifie que ICI offrait à ses clients des incitations financières substantielles sous la forme de remise importantes, de façon à les encourager à lui acheter non seulement leur tonnage "normal" - pour lequel ils se seraient normalement approvisionnés auprès de leur fournisseur principal -, mais également le tonnage marginal ou "tranche supérieure" qu'ils auraient pu acheter - ou auraient sinon acheté de à un second fournisseur qui, au Royaume-Uni, aurait été soit TR (devenue par la suite Brenntag), soit Allied (devenue par la suite General Chemical).
2. OBJECTIF D'EXCLUSION DES REMISES DE TRANCHE SUPERIEURE
(63) La place des remises sur la tranche supérieure dans la stratégie de ICI ressort d'un certain nombre de notes internes datant de 1985.
(64) Début 1985, ICI s'est rendu compte que l'un des deux fournisseurs américains, TGI, avait l'intention de se retirer totalement du marché, notamment à la suite d'"affaires " que ICI avait offertes à l'industrie verrière de façon à supplanter le produit d'origine américaine. L'objectif poursuivi par ICI était de profiter au maximum du retrait de TGI. Elle redoutait que les clients qui avaient précédemment recouru à TGI comme deuxième source d'approvisionnement ne fassent appel à Allied, l'autre fournisseur américain ou, pis encore de son point de vue, ne se tournent vers des producteurs ou des négociants de l'Europe de l'Ouest continentale.
(65) Faisant allusion à la possibilité pour elle de reprendre la majeure partie des ventes de TGI, ICI déclare dans une note du 28 février 1985 que "des fonds sont disponibles pour étendre les accords relatifs à la tranche supérieure en vigueur".
(66) Un document de stratégie du 28 juin 1985 définit exploité dans tous les détails le plan de ICI visant à empêcher ou éliminer toutes les importations de soude dense au Royaume-Uni, à l'exception de celle de Allied (devenue par la suite General Chemical) dont ICI, pour des raisons de "prudence commerciale", voulait bien tolérer le maintien sur le marché du Royaume-Uni comme fournisseur accessoire, dans des limites strictes quant au prix et au volume.
(67) Les objectifs de ICI en ce qui concerne les importations de soude dense en provenance d'Europe de l'Est y étaient clairement précisés :
1) réduire à zéro ou au minimum les ventes actuelles de TR de soude dense spéciale en sacs et en vrac;
2) empêcher TR d'établir toute position auprès de quelque producteur de verre que ce soit pour la soude dense standard en vrac."
(68) La stratégie poursuivie par ICI en ce qui concerne les importations américaines de soude dense était définie comme suit :
"1) réduire les ventes de Allied à un niveau tel que cette société reste une deuxième source d'approvisionnement pour l'industrie verrière : 15-20 kilotonnes (par an);
2) empêcher tout autre fournisseur américain-Ansac d'établir une position au Royaume-Uni."
(69) D'après ce plan, la politique de ICI était de "livrer concurrence pour la part américaine de l'approvisionnement en offrant des remises pouvant atteindre 15 GBP par tonne pour la tranche supérieure excédant le tonnage de base ICI". (Il était précisé dans ce document que l'écart entre le prix de liste de ICI et ceux des producteurs américains Allied et TGI n'était alors que de 0,50 GBP par tonne.)
(70) Initialement, ICI avait espéré reprendre la majeure partie des ventes de TGI et maintenir les ventes de Allied au niveau des 15 kilotonnes par an. Par la suite, elle a dit accepter que la quasi-totalité des grosses entreprises verrières souhaitent maintenir une deuxième source d'approvisionnement, qui aurait représenté pour Allied 25 à 30 kilotonnes par an. Paradoxalement, il n'était pas contraire aux intérêts de ICI que Allied reste sur le marché à un niveau minimal et à des prix contrôlés par les engagements antidumping. Si Allied avait dit se retirer complètement, les verriers se seraient presque inévitablement tournés vers l'Europe pour trouver des sources d'approvisionnement de rechange. Les négociants d'Europe de l'Ouest étaient considérés comme présentant un risque particulier pour la stabilité du marché. On peut lire dans une note du 18 novembre 1985 : "La stratégie reste de pratiquer des prix rendus compétitifs dans tous les cas de façon à réaliser le tonnage de base ICI, ainsi que d'offrir des conditions pour la tranche supérieure allant jusqu'à 15 GBP par tonne afin de reprendre un tonnage supplémentaire à Allied. L'objectif est de maintenir la position de Allied à moins de 30 kilotonnes par an. Notre intention est de ne pas forcer Allied à se retirer du marché, étant donné que ceci contraindrait l'industrie verrière à chercher des sources d'approvisionnement, soit en Europe de l'Ouest continentale, soit en Europe de l'Est."
3. FONCTIONNEMENT DES REMISES SUR LA TRANCHE SUPERIEURE
(71) Le fonctionnement et l'effet pratique du système des remises sur la tranche supérieure doivent être évalués à la lumière :
- des engagements de prix minimal donnés par les deux producteurs américains,
- la pratique de ICI consistant à s'assurer l'accord des clients de limiter leurs achats à des concurrents.
a) Engagement de prix minimal
(72) Bien qu'à l'origine, l'engagement de prix minimal pour le Royaume-Uni ait été fixé à 112,26 GBP, ce montant a été relevé officieusement (c'est-à-dire sans réexamen officiel) à 120 GBP (et ramené peu après à 119 GBP) à la suite de contacts entre ICI, le ministère britannique du Commerce et de l'Industrie et la direction générale des relations extérieures (alors dénommée DG I) de la Commission, lorsque ICI a augmenté ses prix de 6,5 % avec effet au 18 novembre 1985.
(73) Il était peu probable que General Chemical (ex-Allied) offre un prix très inférieur à 119 GBP départ entrepôt parce qu'elle savait que toute rupture connue de l'engagement "Officieux" entraînerait l'imposition de droits antidumping prohibitifs. En fait, à l'exception d'un rabais de 1 GBP par tonne pour les quantités supérieures à 1 000 tonnes, General Chemical n'a jamais accordé de rabais ou de ristourne sur le prix de liste. A compter de novembre 1985, le prix qu'elle appliquait aux producteurs de verre creux a été de 119 GBP par tonne départ usine, prix porté à 121 GBP en janvier 1988. Pour Pilkington, le prix était légèrement inférieur, mais toujours nettement supérieur à l'engagement officiel.
(74) Les documents internes de ICI montrent clairement la relation qui existait entre l'engagement de prix minimal et la remise sur la tranche supérieure, ainsi que la manière dont elle était utilisée pour contenir l'activité anticoncurrentielle de General Chemical.
(75) Faisant allusion à la hausse de prix du 18 novembre 1985 et à son application aux gros clients, une note d'information de ICI relève ce qui suit : "Le prix minimal d'engagement de Allied est resté à 112,26 GBP par tonne départ entrepôt, mais son prix ayant été porté initialement à 120 GBP par tonne départ entrepôt, a été réduit très récemment à 119 GBP par tonne. Tous les clients, à l'exception de Redfearn et de UG, ont passé (avec ICI) des accords portant sur un tonnage supplémentaire, assorti d'une remise de 5 à 20 GBP par tonne, soit comme aide à l'exportation (principalement dans le cas de Beatson Clarke), soit pour attirer vers ICI un tonnage américain potentiel."
(76) Plus loin, la note fait état de la position de United Glass (un des principaux producteurs de verre creux) : "Des conditions de 10 à 20 GBP par tonne sur un tonnage supplémentaire ont été proposés continuellement ces deux dernières années, mais UG n'est pas disposée à modifier sa position en ce qui concerne les 10 à 15 % en provenance des Etats-Unis".
(77) Un compte rendu de la réunion trimestrielle consacrée aux ventes de ICI Soda Ash Products, daté du 4 septembre 1987, rend ce lien encore plus explicite: "le budget permet des remises supplémentaires de 500 GBP par kilogramme qui doivent assurer que le tonnage marginal demandé par tous les gros clients de vrac soit inférieur à 112,26 GBP PMT départ usine, le prix minimal d'engagement de General Chemical."
(78) Une note écrite, non datée, mais datant probablement également de fin 1987 de lorsque ICI a relevé ses prix de 6 GBP par tonne de est libellée comme suit : "Notre réduction de la tranche supérieure est-elle suffisante GenChem peut ne pas suivre la hausse. La tranche supérieure devrait être inférieure à 112,26 GBP départ usine."
(79) General Chemical étant effectivement empêchée par les engagements antidumping d'aller au-dessous de 112,26 GBP, (sinon 119 GBP le prix d'engagement officieux), ICI était en mesure de faire en sorte que sa présence soit marginalisée par le fonctionnement du système de remise sur la tranche supérieure.
(80) On trouve un exemple frappant de la mise en œuvre de cette politique dans le cas de Pilkington, le plus gros client, dont ICI cherchait à assurer l'approvisionnement à 100 %. Pilkington exploitait plusieurs sites de production au Royaume-Uni, et ses besoins totaux de soude s'élevaient en 1986 à environ 135 kilotonnes, dont la totalité était fournie par ICI, à l'exception de 8,5 kilotonnes destinées à une petite usine située à Pontyfelin.
(81) ICI accordait à Pilkington une remise de 20 GBP par tonne sur la tranche supérieure (c'est-à-dire pour des ventes de plus de 120 kilotonnes). Cette remise sur la tranche supérieure n'était pas particulièrement coûteuse pour ICI, eu égard aux achats totaux de Pilkington. Elle signifiait toutefois que pour le site de Pontyfelin, ICI offrait un prix rendu de 108,75 GBP (moins de 100 GBP par tonne départ usine), croyant que General Chemical pratiquait un prix rendu de 128,50 GBP à cause de l'engagement officieux de prix minimal. Pilkington avait une politique d'achat de groupe visant à éviter toute dépendance à l'égard d'un seul producteur, si bien qu'elle payait effectivement un supplément de près de 20 GBP par tonne pour avoir un deuxième fournisseur. Pour des raisons de contrôle de qualité, Pilkington ne mélangeait normalement pas la soude provenant de producteurs différents. Par conséquent, si une usine de Pilkington devait être "refusée" à ICI, il était logique que ce soit la plus petite. Eu égard à la différence de prix, Pilkington n'avait d'autre possibilité que de maintenir au minimum ses achats auprès du deuxième fournisseur, si bien que ICI était assurée de couvrir l'essentiel de ses besoins.
(82) On en trouve un autre exemple chez Rockware, qui, jusqu'à 1988, avait une consommation de soude d'environ 70 kilotonnes par an. Là encore, le deuxième fournisseur était General Chemical. Depuis 1986, ICI offrait à Rockware une remise sur la tranche supérieure de 15 GBP par tonne, ce qui, d'après une lettre de ICI du 12 novembre 1985, visait, en partie du moins, "à vous encourager à réduire au minimum vos achats à Allied". Un employé de ICI a ajouté la mention manuscrite suivante au bas de la note du 5 juin 1987 sur ce sujet : "La tranche supérieure doit être inférieure à 112,26 GBP départ usine."
b) Accord ayant pour objet de restreindre les achats auprès de concurrents
(83) Quelles qu'aient pu être les modifications formelles apportées aux contrats de fourniture de ICI en 1980, il est manifeste qu'en pratique, ICI cherchait, dans ses négociations sur les prix, à déterminer la consommation annuelle totale prévue par an de chaque client. Seule United Glass paraît s'être abstenue de les préciser à ICI. Disposant de ces données précises sur la consommation totale de soude des clients, ICI pouvait fixer sa remise sur la tranche supérieure de manière à réduire au minimum leurs achats à un deuxième fournisseur.
(84) Dans plusieurs cas, ICI a également exercé des pressions auprès du client - en obtenant parfois gain de cause - pour qu'il s'engage à s'approvisionner exclusivement chez elle l'année suivante. Dans d'autres cas, ICI s'est assurée l'accord du client de s'approvisionner pour la quasi-totalité de ses besoins chez elle tout en limitant ses achats auprès d'une autre source à des tonnages spécifiés et relativement faibles
- Pilkington
(85) Le 2 septembre 1982, la clause concernant les "besoins commerciaux totaux du client au Royaume-Uni" figurant dans l'accord de fourniture à durée indéterminée de Pilkington en date du 1er avril 1981 a été supprimée et remplacée par une nouvelle clause qui prévoyait simplement "une quantité de carbonate de soude à convenir chaque année entre l'acheteur et le vendeur".
(86) ICI paraît toutefois avoir considéré que, quel que soit le libellé de cette nouvelle clause, ses relations avec Pilkington devaient rester conformes à l'accord initial. La politique de Pilkington de s'approvisionner auprès de ICI pour ses quatre grandes usines (135 000 tonnes au total), tout en achétant jusqu'à 8 000 tonnes de Allied pour la petite usine de Pontyfelin, a amené ICI à rappeler à Pilkington, en février 1987, que le contrat d'avril 1981 visait "les besoins totaux de l'acheteur" : "Telle n'est manifestement pas la réalité d'aujourd'hui. Comme vous le savez, nous sommes extrêmement soucieux de faire en sorte qu'il en soit ainsi et estimons qu'il n'existe pas de barrière commerciale ou technique de notre part. Pour votre part, vous avez montré assez peu d'enthousiasme à l'idée de vous engager irrévocablement auprès de nous pour la totalité de vos besoins. Je comprends vos craintes et serais tout à fait disposé à convenir d'une modification du libellé du contrat qui vous donne la souplesse que vous souhaitez tout en répondant à nos aspirations en matière de volume."
(87) ICI avait établi que les besoins totaux de Pilkington pour le Royaume-Uni pour 1987 seraient de 145 000 tonnes "dont vous avez l'intention d'acheter 136 000 tonnes à ICI". Une remise sur la tranche supérieure de 25 GBP était accordée sur toute livraison excédant 120 000 tonnes. ICI a clairement indiqué à Pilkington qu'elle espérait de la sorte obtenir également l'approvisionnement de Pontyfelin.
(88) Pour la période de 24 mois comprise entre le 1er avril 1988 et le 31 mars 1990, l'accord avec Pilkington était établi comme suit : "Vous prévoyez que les besoins de soude au Royaume-Uni de Pilkington plc se situeront autour de 150 000 tonnes par an et vous avez l'intention de nous acheter le volume total correspondant à ces besoins, avec comme seule exception votre division " Isolation " de l'usine de Pontyfelin (environ 9 000 tonnes par an)."
(89) La remise sur la tranche supérieure accordée à Pilkington avait entre-temps été portée à 30 GBP par tonne pour les achats excédant 120 000 tonnes par an.
(90) Il ressort du compte rendu d'une réunion tenue entre ICI et Pilkington le 6 mars 1989 que ICI n'avait pas renoncé à l'idée des 100 %.
- Rockware
(91) Rockware exploitait à l'origine trois usines (puis cinq, après le rachat d'un autre producteur de verre, CWS, en 1988).
(92) Le 12 novembre 1985, ICI a écrit à Rockware pour confirmer l'accord oral qui avait été conclu pour 1986. Tout tonnage supplémentaire excédant 65 000 tonnes devait bénéfier d'une remise de 15 GBP par tonne. Il était expressément convenu que deux des usines s'approvisionneraient "à raison de 100 % de leurs besoins de 86 chez ICI", la troisième couvrant l'essentiel de ses besoins chez ICI, et que "environ 2 500 tonnes seraient achetées à Allied". (Ultérieurement, il a été convenu que les 2 500 tonnes provenant de Allied seraient transférées vers d'autres usines.)
(93) Les termes choisis par ICI pour évoquer les achats faits par Rockware à des concurrents sont également révélateurs. A diverses occasions, ICI a indiqué dans ses documents que Rockware avait "admis" avoir acheté un certain tonnage à General Chemical, expression étonnante si le client était libre d'acheter à un autre fournisseur la quantité qu'il souhaitait.
(94) En 1988, Rockware a racheté les deux usines CWS, ce qui a fait passer la consommation annuelle de soude de Rockware d'environ 80 000 tonnes à plus de 100 000 tonnes. Le 29 novembre 1988, ICI et Rockware ont arrêté d'un commun accord le "cadre d'approvisionnement " pour 1989. S'étant fait préciser les besoins totaux de Rockware pour 1989, à savoir 104 000 tonnes, ICI a obtenu un engagement selon lequel cette entreprise lui achèterait "pas moins de 97 000 tonnes". Les achats de Rockware à d'autres fournisseurs ont fait l'objet de discussions approfondies. L'un des objectifs spécifiques de ICI était de : "récupérer six kilotonnes par an antérieurement achetés aux Polonais par les ex-usines CWS".
(95)A cet effet, Rockware s'est vu accorder une remise sur la tranche supérieure de 10 GBP par tonne pour la tranche de 80 à 90 kilotonnes et de 22 GBP par tonne pour tout achat excédant 90 kilotonnes. En d'autres termes, pour le tonnage marginal, le prix effectif pour le client offert par ICI n'était que de 100,25 GBP départ usine. Il semble qu'avant cette réunion, Rockware ait envisagé de rationaliser les commandes à ses fournisseurs moins importants et de ne garder comme deuxième source d'approvisionnement que General Chemical, mais elle avait apparemment assuré à Brenntag, le 8 novembre, qu'il n'y aurait aucune modification de sa politique d'achat au moins jusqu'à la mi-1989 et qu'elle serait informée en temps utile de toute mesure de ce genre.
(96) L'offre de ICI a cependant amené Rockware à s'accorder avec ICI pour ne plus s'approvisionner en Pologne et pour maintenir le volume de General Chemical à un nouveau constant de 7 kilotonnes. Le directeur commercial de ICI Soda Ash Products a rédigé une note le directeur des ventes pour le Royaume-Uni pour avoir "raflé" la part polonaise livrée à CWS. Brenntag a été informée de la décision de Rockware, mais a néanmoins espéré continuer à lui fournir au moins une certaine quantité. Les fournitures de soude de Brenntag se sont poursuivies les deux premiers mois de 1989. ICI a ensuite eu une nouvelle rencontre avec Rockware le 28 février 1989. Le compte rendu de cette réunion établi par ICI précise que : "Tous les achats polonais cesseront dès demain". C'est bien ainsi que les choses se sont passées. Le 13 mars 1989, Rockware a écrit à Brenntag pour confirmer qu'instruction avait effectivement déjà été donnée deux semaines plus tôt de cesser de passer commande à Brenntag à compter du 1er mars. D'après Rockware, continuer à traitér avec Brenntag au lieu de ICI aurait représenté pour elle un surcoût d'environ 100 000 GBP (4 500 × 22 GBP). On peut lire ce qui suit dans la lettre adressée à Brenntag : "Je comprends tout à fait dans quelle situation ceci vous place, mais vous comprendrez certainement que l'offre commerciale que nous avons reçue ne peut être refusée."
(97) ICI a soutenu que c'était General Chemical et non elle-même qui avait récupéré le tonnage précédemment fourni par Brenntag à CWS. En fait, General Chemical n'a pas fait d'offre particulière à Rockware et n'a récupéré aucune partie de ce tonnage
- CWS
(98) Avant la reprise des verreries de CWS par Rockware, ICI était le principal fournisseur de CWS, qui s'approvisionnait à titre secondaire auprès de Allied et de TR (qui était à l'époque la raison sociale de Brenntag). Là encore, ICI s'est efforcée de faire en sorte que les achats auprès de ces fournisseurs concurrents soient limités. Ainsi, pour 1987, ICI a obtenu un engagement de la part de CWS selon lequel "nous avons l'intention de restreindre nos achats de soude américaine à un maximum de 500 tonnes". Elle a également obtenu une promesse (bien qu'assez vague) de CWS de réduire ses achats de soude polonaise à TR, qui s'établissaient alors à 5 000 tonnes par an.
- Redfearn
(99) Un autre client, Redfearn, a indiqué à ICI en 1985 qu'il "s'était irrévocablement engagé en faveur du maintien d'une pression concurrentielle" en achetant une certaine quantité à Allied. Là encore, ICI a insisté pour que Redfearn lui précise ses besoins totaux pour chaque année et passe alors un accord, prévoyant une remise de la tranche supérieure, qui restreindrait les achats au deuxième fournisseur à 2 500 tonnes par an. Pour 1986, les parties sont donc convenues de ce qui suit : "RNG a l'intention d'acheter à ICI au moins 42 500 tonnes de soude en 1986 sur des achats totaux estimés à 45 000 tonnes. Tout volume supplémentaire que vous souhaiteriez au-delà du total estimé sera également acheté chez nous."
(100) L'accord pour 1987 prévoyait que Redfearn achèterait à ICI au moins 45 000 tonnes sur sa consommation totale estimée de 47 500 tonnes (soit environ 95 % de ses besoins). ICI y ajoutait une incitation à lui acheter tout tonnage marginal sous la forme d'une remise de 10 GBP.
(101) Des accords similaires ont été passés pour 1988 et 1989.
- Beatson Clarke
(102) Outre le système de remises sur de la tranche supérieure, ICI a accordé d'autres formes de remise ou d'avantages aux verriers, notamment des remises "d'aide à l'exportation" et des remises "de substitution à l'importation." (Ces remises ne font pas l'objet de la présente procédure)
(103) Dans un cas au moins, celui de Beatson Clarke, ICI a signifié au client, à compter de 1985, que non seulement la remise sur la tranche supérieure, mais également les autres avantages spéciaux étaient subordonnés à la condition qu'il s'approvisionne chaque année pour la totalité de ses besoins auprès de ICI.
(104) Ainsi, pour 1988, ICI a écrit à Beatson Clarke pour confirmer ceci : "Vous avez l'intention de vous approvisionner pour la totalité de vos besoins chez ICI et une estimation de 16 000 tonnes a été retenue lorsque l'aide ci-après vous a été offerte ".
(105) On peut lire ce qui suit dans un compte rendu fait par ICI d'une réunion avec Beatson Clarke concernant les négociations de 1988 : "J'ai précisé que l'offre n'était valable que pour 100 % de son approvisionnement. (Le directeur des achats de Beatson Clarke) a également précisé qu'il était disposé à s'engager pour 100 % de son approvisionnement et que, ce qui concerne la concurrence, elle ne serait utilisée comme outil de négociation que si nous passions les bornes".
(106) Dans la même note, l'auteur précise qu'il a fait valoir à Beatson Clarke "l'intérêt qu'il y a à s'approvisionner exclusivement chez ICI".
(107) En fait, de 1985 jusqu'à la date à laquelle les vérifications ont été effectuées, ICI a été l'unique fournisseur de soude de Beatson Clarke.
(108)A la suite des vérifications effectuées dans le cadre de la présente affaire, ICI a abandonné la pratique des remises sur la tranche supérieure, tout en précisant bien que la modification de ses accords de prix n'impliquait en aucune façon qu'elle admettait que les remises en question constituaient une infraction à l'article 81. Ainsi que le révèlent toutefois les documents de ICI, elle savait que la légalité de son système de ristourne était sujette à caution : on peut lire dans une note intitulée "Problèmes et objectifs pour 1989" : "Examiner la légalité du système de la tranche supérieure et les autres solutions". Principaux arguments de fait de ICI
(109) ICI a réfuté avoir jamais eu une stratégie générale consistant à exclure un fournisseur ou des fournisseurs déterminés du marché. Les remises sur la tranche supérieure n'auraient pas été motivées par une intention d'exclusion. D'après ICI, elles visaient "à encourager et à soutenir la croissance" et devaient par conséquent inévitablement être liées aux quantités s'ajoutant au tonnage minimal ou "de base" du client. ICI a soutenu que ces ristournes avaient été conçues pour répondre à la modification, exigée par les clients, de la structure des remises et avaient été négociées individuellement plutôt que suivant un plan quelconque. ICI a fait valoir le maintien de General Chemical sur le marché pour prouver qu'elle n'avait pas l'intention d'éliminer la concurrence.
(110) ICI a affirmé en outre qu'elle avait été contrainte d'accorder une ristourne de la tranche supérieure dans un cas (Rockware) parce qu'elle avait des raisons de croire que Allied (devenue par la suite General Chemical) l'avait fait avant elle.
Appréciation des arguments de la défense
(111) L'affirmation de ICI selon laquelle les remises sur la tranche supérieure ne faisaient pas partie d'un plan d'exclusion est en contradiction directe avec ses documents internes. Il apparaît clairement que son intention était d'exclure TR (Brenntag) totalement en tant que fournisseur de soude dense (mais non légère) (considérants 66, 67 et 68). Dans le cas de General Chemical, la Commission n'a jamais soutenu que ICI avait l'intention d'éliminer totalement ce producteur. L'objectif global était d'assurer la subsistance d'une deuxième source d'approvisionnement sur le marché, qui vende toutefois à des prix et dans des quantités ne présentant aucune menace concurrentielle pour sa position dominante (considérants 66 à 70). L'argument selon lequel le système de rabais s'est développé sans plan précis est également difficile à concilier avec les documents internes de ICI, en particulier avec la note précisant qu'un budget supplémentaire de 500 000 GBP était disponible pour financer les remises sur la tranche supérieure "afin de garantir que le tonnage marginal demandé par tous les gros clients de vrac soit inférieur à 112,26 GBP par tonne départ usine, soit le prix minimal d'engagement de General Chemical" (considérants 77 et 78).
(112) En ce qui concerne l'affirmation selon laquelle ICI se bornait à réagir à la concurrence de Allied, aucune preuve n'est apportée pour l'étayer, sinon une indication selon laquelle ICI a été amenée à croire en novembre 1988 que General Chemical avait offert "une forte diminution sur la tranche supérieure ("deep top-slice")" à Rockware afin de récupérer la part polonaise de l'approvisionnement antérieur de CWS (considérants 95 à 99). Cette offre de General Chemical "produirait un prix moyen proche de 112 GBP par tonne départ usine". Même si, à cette occasion, General Chemical avait offert un prix spécial à Rockware (et ICI paraît en fait s'être trompée sur ce point), cela n'explique pas pour autant la politique générale de ICI consistant à accorder des remises sur la tranche supérieure à "tous les gros consommateurs de vrac" pendant au moins trois ans avant cette date. ICI ne paraît même pas affirmer que General Chemical ait offert des prix spéciaux, sauf à Rockware. D'après ses propres documents, elle croyait que les prix de General Chemical se situaient autour de 120 GBP par tonne départ entrepôt. Toutefois, même dans le cas unique de Rockware, ICI ne peut expliquer pourquoi, si le prix moyen de General Chemical appliqué à Rockware était de 112 GBP, elle devait elle-même accorder une remise sur la tranche supérieure aboutissant à un prix effectif de 100,25 GBP par tonne seulement pour les 3 000 dernières tonnes que Rockware devait lui acheter.
(113) En fait, ni Allied ni son successeur General Chemical n'ont offert de remise spéciale sur la tranche supérieure à Rockware ou à un autre client. Depuis novembre 1985, elle n'est pas descendue au-dessous d'un prix de liste de 119 GBP départ usine pour les producteurs de verre creux et n'a pas accordé de rabais sur ce prix de liste.
(114) Par conséquent, la Communauté considère que la stratégie consistant à accorder des remises sur la tranche supérieure s'explique effectivement par les considérations qui sont exposées en détail dans les documents de ICI.
PARTIE II
APPRECIATION JURIDIQUE
A. ARTICLE 82 DU TRAITE CE
1. LES TERMES DE L'ARTICLE 82
(115) Aux termes de l'article 82 du traité CE, est incompatible avec le Marché commun et interdit, dans la mesure où le commerce entre Etats membres est susceptible d'en être affecté, le fait pour une ou plusieurs entreprises d'exploiter de façon abusive une position dominante sur le Marché commun ou dans une partie substantielle de celui-ci. L'octroi, par des entreprises dominantes, de ristournes spéciales ou d'autres avantages financiers à des clients en vue de s'assurer la totalité ou une partie substantielle de leur approvisionnement, peut être interdit par l'article 82 comme une pratique d'exclusion.
(116) Dans la présente affaire, les questions essentielles à trancher sont celles de savoir : de si ICI occupait une position dominante au sens del'article 82 du traité CE, de si la conduite alléguée constituait une exploitation abusive d'une telle position dominante, de s'il y avait un effet appréciable sur le commerce entre Etats membres.
2. POSITION DOMINANTE
a) Définition
(117) L'expression "position dominante" n'est pas définie à l'article 82 du traité CE. La Cour de justice a toutefois décrit la position dominante au sens de cet article comme "une situation de puissance économique détenue par une entreprise, qui lui donne le pouvoir de faire obstacle au maintien d'une concurrence effective sur le marché en cause en lui fournissant la possibilité de comportements indépendants dans une mesure appréciable vis-à-vis de ses concurrents, de ses clients et, finalement, des consommateurs. Pareille position n'exclut pas l'existence d'une certaine concurrence, mais met la firme qui en bénéficie en mesure, sinon de décider, tout au moins d'influencer notablement les conditions dans lesquelles cette concurrence se développera et, en tout cas, de se comporter dans une large mesure sans devoir en tenir compte et sans pour autant que cette attitude lui porte préjudice." (arrêt rendu dans l'affaire 85-76, Hoffmann-La Roche contre Commission, points 38 et 39).
(118) La "position dominante" est donc le pouvoir de faire obstacle à une concurrence effective. Ce pouvoir peut également impliquer la capacité d'éliminer ou d'affaiblir fortement la concurrence ou d'empêcher des concurrents potentiels d'avoir accès au marché. Comme la Cour l'a déclaré, il n'est cependant pas nécessaire qu'une entreprise ait éliminé toute possibilité de concurrence pour être en situation de position dominante [affaire 27-76, United Brands contre Commission (13), point 113].
(119) L'existence d'une position dominante peut résulter d'une combinaison de facteurs qui, pris isolément, ne seraient pas nécessairement déterminants.
b) Marché en cause
(120) En Vue de déterminer si une entreprise est dominante, il est nécessaire tout d'abord d'établir la zone d'activité dans laquelle les conditions de concurrence et la puissance sur le marché de l'entreprise présumée dominante doivent être appréciées. Cet examen permet à la Commission de déterminer les concurrents actuels et potentiels de l'entreprise en question et d'autres contraintes qui peuvent peser sur l'exercice de son pouvoir de marché supposé. Elle doit tenir compte de la nature de la pratique abusive qui est alléguée, ainsi que de la manière particulière dont il est fait obstacle à la concurrence dans le cas d'espèce [arrêt dans l'affaire 22-78, Hugin contre Commission (14)].
(121) Dans la présente affaire, les pratiques abusives particulières dont il était fait grief concernaient l'exclusion par ICI de la concurrence réelle et potentielle de la part des autres fournisseurs de soude.
(122) ICI produisait tant de la soude légère que de la soude dense. Les verriers consomment presque tous de la soude dense, alors que la soude légère est la forme préférée pour les applications chimiques et métallurgiques. Bien que la concurrence que ICI visait à exclure émanant principalement de la soude dense, il serait artificiel d'établir une ligne de séparation stricte entre la soude légère et la soude dense. Les principaux clients de ICI pour la soude légère pouvaient se convertir à la soude dense moyennant peu de dépenses en capital et bénéficiaient également du système de la remise sur la tranche supérieure. Le marché de produit en cause pour lequel il convient d'apprécier le pouvoir de marché de ICI - en particulier sa capacité d'exclure les concurrents - peut donc à bon droit être considéré comme englobant la soude légère et la soude dense.
(123) Pour évaluer le pouvoir de marché de ICI, la Communauté peut être divisée en deux grandes zones ou "sphères d'influence", l'une dominée par Solvay, l'autre par ICI.
(124) La situation au Royaume-Uni était, pour les raisons exposées ci-avant, à la fois relativement homogène et distincte de celle qui prévalait dans les autres Etats membres de la Communauté. ICI était le seul producteur national et ni Solvay, ni les autres producteurs d'Europe occidentale ne commercialisaient leur produit sur son marché "intérieur". Les gros clients de ICI dans la Communauté étaient tous situés au Royaume-Uni.
(125) Aussi, le marché de produit et le marché géographique sur lesquels la puissance économique de ICI doit être évaluée est-il le marché de la soude au Royaume-Uni.
(126) Le Royaume-Uni constitue "une partie substantielle du Marché commun" au sens de l'article 82.
c) Pouvoir de marché
(127) Dans ses propres documents, ICI reconnaît qu'elle occupait une position dominante au Royaume-Uni. La part de marché traditionnellement supérieure à 90 % qu'elle y a détenue pendant toute la période considérée est en soi un indice probant d'un degré significatif de pouvoir de marché. La part de marché, bien qu'étant un paramètre important, n'est toutefois que l'un des indicateurs dont on peut inférer l'existence d'une position dominante. Sa signification peut varier selon les cas en fonction des caractéristiques du marché en cause.
(128) Pour apprécier le pouvoir de marché aux fins de la présente affaire, la Commission a examiné tous les facteurs économiques entrant en jeu, y compris les éléments suivants :
i) la persistance pendant de nombre uses années du quasi-monopole de ICI au Royaume-Uni;
ii) l'absence de toute concurrence de la part de Solvay et des autres producteurs d'Europe occidentale;
iii) l'improbabilité qu'un "nouveau producteur de soude synthétique" apparaisse sur le marché et crée des capacités de production dans la Communauté;
iv) la position de ICI en tant que fournisseur exclusif ou quasi exclusif pour tous les gros clients;
v) le fait que les clients ne considèrent General Chemical et Brenntag que comme des fournisseurs secondaires;
vi) la protection contre les producteurs américains et d'Europe de l'Est offerte par les mesures antidumping;
vii) les contraintes de prix imposées à General Chemical par les engagements antidumping;
viii) la capacité démontrée de ICI au cours des années de maintenir un niveau de prix plus élevé que dans les autres Etats membres de la Communauté;
ix) l'"interdépendance" des gros clients et de ICI et leur perception commune d'une communauté d'intérêt;
x) le succès de la stratégie de ICI visant à réduire au minimum la présence ou l'efficacité de General Chemical et de Brenntag en tant que concurrents et à maintenir sa part de marché prédominante au Royaume-Uni;
(129) Pour évaluer le pouvoir de marché de ICI, la Commission a tenu compte du degré de substitution possible de la soude caustique à la soude et vice-versa. La soude caustique (hydroxyde de sodium) est couramment utilisée pour la production de papier et d'aluminium et peut aussi théoriquement remplacer la soude pour certaines applications industrielles en tant que source d'alcalis, en particulier dans la fabrication de détergents et dans les procédés métallurgiques. L'inverse est également vrai : la soude peut elle aussi, en théorie, se substituer à la soude caustique dans certains procédés. Dans la pratique, toutefois, la disponibilité éventuelle de soude caustique ne constituait pas une limitation substantielle du pouvoir de marché de ICI au Royaume-Uni sur le marché communautaire, qui se fondait principalement sur l'approvisionnement des verriers, lesquels n'étaient guère susceptibles de substituer la soude caustique à la soude.
(130) La soude caustique est un coproduit du chlore, matière première de base de la fabrication de PVC. Comme le stockage à long terme n'est pas possible, la production de chlore varie en fonction de la demande de PVC. L'offre de soude caustique fluctue inévitablement en fonction de celle de chlore. La demande de soude caustique, en revanche, dépend largement des besoins de l'industrie du papier. Le prix de la soude caustique de contrairement à celui de la soude de était par conséquent sujet à des fluctuations considérables.
(131)A l'époque, la soude caustique manquait, dans la mesure où la croissance de la demande de soude caustique excédait celle du chlore : le produit était donc peu abondant et allait probablement le rester durant une période non déterminée. Il était aussi considérablement plus cher que l'équivalent en soude. Les utilisateurs de soude n'avaient donc aucun intérêt à passer à la soude caustique. En outre, la conversion de la soude à la soude caustique nécessite des investissements en capital substantiels. Même si la soude caustique est "abondante" à un moment particulier, la nature cyclique du marché et l'incertitude quant à l'évolution des prix exercent un effet dissuasif.
(132) Dans le secteur du verre, qui est le principal consommateur de soude, la substitution par la soude caustique est encore moins probable que dans les applications métallurgiques et les détergents. Théoriquement, jusqu'à 15 % des besoins d'alcalis des verriers peuvent être couverts par la soude caustique. Là encore, des investissements en capital sont nécessaires pour transformer les usines. Dans la pratique, aucun des verriers du Royaume-Uni ne s'est converti à la soude caustique.
(133) On notera également que les principaux fabricants de soude (Solvay, ICI, Akzo) représentaient ensemble environ un tiers de la production de soude caustique dans la Communauté. Au Royaume-Uni, ICI était le principal producteur de soude caustique.
(134) ICI a également fait valoir que la disponibilité de calcin (débris de verre recyclés) excluait qu'elle détienne une position dominante. Les besoins de soude d'un client qui produit du verre creux pouvaient être réduits jusqu'à 15 % par l'utilisation de calcin, voire plus encore avec une technologie appropriée. Il est possible que l'utilisation du calcin réduise la dépendance des clients à l'égard des fournisseurs de soude en général, mais ne diminue pas tout autant la capacité d'un producteur de soude puissant d'exclure les petits producteurs.
(135) Les possibilités de substitution ne représentaient donc pas une contrainte importante sur l'exercice, par ICI, de son pouvoir de marché vis-à-vis des autres producteurs de soude.
(136) Sur la base des considérations exposées ci-avant, la Commission conclut qu'à tous les moments essentiels, ICI a occupé une position dominante au sens de l'article 82.
3. ABUS DE POSITION DOMINANTE
(137) Comme la Cour de justice l'a observé dans plusieurs affaires, le fait, pour une entreprise dominante, d'avoir un comportement qui mine les objectifs de l'article 3, point g), du traité CE [ex-article 3, point f), du traité CEE] en portant atteinte à la structure de concurrence peut constituer une infraction à l'article 82. Un comportement d'exclusion qui fait obstacle à la concurrence existante ou au développement d'une nouvelle concurrence a été condamné par la Cour. Les pratiques visant à empêcher l'accès de concurrents aux clients en liant ces derniers au fournisseur dominant ont été considérées en particulier comme abusives dans des arrêts qui ont fait jurisprudence [affaire 40-73, Suiker Unie contre Commission (15)]; affaire 85-76, Hoffmann-La Roche contre Commission; affaire 322-81, Nederlandsche Banden Industrie Michelin (16) [voir également décision 89-22-CEE de la Commission (17), British Gypsum-BPB Industries].
(138) La présente affaire concerne principalement la pratique consistant à lier les clients à ICI au moyen d'un certain nombre de mécanismes qui visaient tous le même but d'exclusion : remise sur la tranche supérieure, clauses d'approvisionnement exclusif et (dans un cas au moins) disposition visant à subordonner d'autres avantages financiers à l'achat, à ICI, d'un volume correspondant à la totalité des besoins du client.
i) Remises sur la tranche supérieure
(139) Si l'on considère la nature du système lui-même et les termes des documents internes de ICI, il est évident que les remises sur la tranche supérieure visaient à exclure la concurrence effective par les moyens suivants :
- inciter les consommateurs à acheter à ICI le tonnage marginal qu'ils pourraient se procurer auprès d'un deuxième fournisseur,
- minimiser ou neutraliser l'impact concurrentiel de General Chemical en maintenant sa présence sur le marché, en termes de prix, de quantité et de clients, dans des limites garantissant le maintien du monopole effectif de ICI,
- éliminer Brenntag du marché ou tout au moins réduire au minimum son effet concurrentiel, de réduire au minimum le risque de voir les clients se tourner vers d'autres sources d'approvisionnement (autres producteurs, négociants ou autres producteurs de la Communauté),
- maintenir ou renforcer le monopole virtuel de ICI sur le marché britannique de la soude.
(140) Les variations substantielles des tonnages "seuil" à partir desquelles la remise était applicable pour chaque client démontrent que le système de remise de la tranche supérieure et les avantages de prix qu'il conférait dépendaient non pas de différences de coût pour ICI en fonction des quantités fournies, mais bien de l'achat, par le client, de son tonnage marginal à ICI.
(141) Il n'est pas nécessaire, pour que de telles pratiques tombent sous le coup de l'article 82, que le client soit juridiquement contraint ou ait pris expressément l'engagement de s'approvisionner exclusivement auprès de l'entreprise dominante. Il suffit que l'objet ou l'effet des incitations offertes soit de lier les clients au producteur dominant.
ii) Clauses d'approvisionnement exclusif et restrictions aux achats auprès de concurrents
(142) Le droit établit clairement que le fait, pour une entreprise dominante, de lier des acheteurs de fit-ce à leur demande de par une obligation ou une promesse de s'approvisionner pour la totalité ou pour une part considérable de leurs besoins exclusivement auprès de ladite entreprise, constitue une infraction à l'article 82 (affaire Hoffmann-La Roche contre Commission, point 89).
(143) A cet égard, il est indifférent que l'obligation en question soit stipulée purement et simplement ou qu'elle trouve sa contrepartie dans l'octroi de rabais.
(144) Les effets anticoncurrentiels possibles des clauses relatives aux quantités dans les accords de fourniture de ICI doivent être évalués à la lumière de la politique déclarée de ICI à l'égard de General Chemical et de Brenntag. Comme le révèlent les documents saisis chez ICI, cette société était soucieuse de ne pas exclure totalement tous les concurrents. Il était de son intérêt de faire en sorte que General Chemical au moins reste sur le marché britannique comme une "présence"
- strictement contrôlée tant sur le plan des prix que sur celui de la quantité
- qui réponde au besoin de la plupart des gros clients d'un deuxième fournisseur, tout en ne représentant en fait pas de menace concurrentielle réelle pour la position de quasi-monopole de ICI.
(145) En s'employant à déterminer les besoins totaux de chaque gros client, ICI pouvait structurer son système de remise de la tranche supérieure de façon à exclure ou à réduire au minimum la présence de concurrents. Dans de nombreux cas, elle a obtenu du client l'assurance qu'il réduirait ses achats à la concurrence ou les limiterait à un tonnage déterminé. Dans le cas de Beatson Clarke, il était expressément stipulé que le client s'approvisionnerait chez ICI pour la totalité de ses besoins.
(146) De tels accords restreignent substantiellement la liberté contractuelle du client, empêchent l'arrivée de concurrents sur le marché et équivalent à une clause d'exclusivité.
(147) Les accords passés par ICI avec ces gros clients signifiaient que ceux-ci lui étaient liés pour la quasi-totalité de leurs besoins (et dans un cas au moins pour la totalité de ceux-ci), alors que l'effet concurrentiel d'autres fournisseurs était réduit au minimum.
iii) Autres incitations financières
(148) Dans ses relations avec Beatson Clarke, ICI a également précisé que les "mesures d'aide" (18), qui s'ajoutaient à la remise sur la tranche supérieure, étaient subordonnées à son accord de s'approvisionner à 100 % auprès de ICI, condition qui a été confirmée par écrit. Cette "incitation" spéciale avait pour objet et pour effet de renforcer la position de ICI vis-à-vis du client et d'exclure la concurrence.
(149) Toutes les mesures définies aux considérants 139 à 147 visaient à éliminer ou à restreindre la possibilité, pour d'autres producteurs ou fournisseurs de soude, de livrer concurrence à ICI. Elles doivent être considérées à la lumière de la stratégie clairement signifiée de ICI de maintenir un quasi-monopole (mais non à 100 %) sur le marché britannique. Elles consolidaient par conséquent la position dominante de ICI d'une manière incompatible avec la notion de concurrence inhérente à l'article 82.
(150) Les remises ne reflétaient pas des écarts éventuels de coûts fondés sur le volume fourni. Elles étaient dictées par la volonté de couvrir la totalité ou le pourcentage le plus élevé possible des besoins du client. Aussi le système des remises sur la tranche supérieure présentait-il des variations considérables d'un client à l'autre quant au tonnage à partir duquel il était appliqué. Il y avait en outre des différences en ce qui concerne le montant par tonne de la remise elle-même, puisqu'elle variait de 6 GBP par tonne à 30 GBP ou plus.
4. EFFET SUR LE COMMERCE ENTRE ETATS MEMBRES
(151) L'article 82 vise non seulement les pratiques abusives qui peuvent porter préjudice aux consommateurs de façon directe, mais aussi celles qui leur font tort de façon indirecte en faisant échec à la structure concurrentielle effective du Marché commun définie par l'article 3, point g), du traité.
(152) Les mesures prises par ICI pour s'assurer le maintien de sa position dominante et de son monopole effectif au Royaume-Uni visaient en premier lieu la concurrence directe de l'extérieur de la Communauté (Etats-Unis et Pologne) plutôt que les autres producteurs de la Communauté. Néanmoins, les remises sur la tranche supérieure et les autres mécanismes d'exclusion doivent être examinés dans le contexte global du phénomène de cloisonnement strict des marchés nationaux dans la Communauté. Dans ses documents, ICI souligne que sa stratégie commerciale réclamait la présence continue, mais limitée, sur le marché britannique d'un seul producteur américain à titre de "deuxième fournisseur" qu'elle pouvait contrôler par le biais des mesures antidumping.
(153) ICI était donc particulièrement désireuse que General Chemical reste sur le marché britannique comme autre source d'approvisionnement : si cette société avait du quitter totalement le marché, les consommateurs auraient pu être incités à rechercher d'autres sources d'approvisionnement, peut-être meilleur marché, en Europe de l'Ouest continentale.
(154) En outre, le fait que la concurrence particulièrement visée par le comportement de ICI provienne de l'extérieur de la Communauté n'excluait pas un effet appréciable sur le commerce entre Etats membres. Le maintien et le renforcement de la position dominante de ICI au Royaume-Uni affectaient la totalité de la structure de la concurrence dans le Marché commun et garantissaient le maintien du statu quo, fondé sur le cloisonnement des marchés.
B. ARTICLE 15, PARAGRAPHE 2, DU R"GLEMENT n° 17
(155) En vertu de l'article 15, paragraphe 2, du règlement n°17, la Commission peut, par voie de décision, infliger aux entreprises des amendes d'un montant de 1 000 (mille) euro au moins et d'un million d'euro au plus,ce dernier montant pouvant être porté à 10 % du chiffre d'affaires réalisé au cours de l'exercice social précédent par chacune des entreprises ayant participé à l'infraction, lorsque, de propos délibéré ou par négligence, elles commettent une infraction aux dispositions de l'article 82. Pour déterminer le montant de l'amende, il y a lieu de prendre en considération, outre la gravité de l'infraction, la durée de celle-ci.
1. GRAVITE
(156) En l'espèce, la Commission considère que les infractions à l'article 82 ont été d'une gravité particulière. Elles faisaient partie d'une politique délibérée visant à consolider le contrôle exercé par ICI sur le marché britannique de la soude d'une manière totalement contraire aux objectifs fondamentaux du traité. En outre, elles visaient spécifiquement à restreindre ou à affecter l'activité de concurrents déterminés.
(157) En fermant pendant longtemps les possibilités de vente à tous ses concurrents, ICI a endommagé durablement la structure du marché concerné, au détriment des consommateurs.
(158) ICI savait bien, à la suite des négociations approfondies qu'elle avait eues avec la Commission entre 1980 et 1982, quelles étaient les exigences de l'article 82. L'instauration des remises sur la tranche supérieure vers 1983 suivait de peu les assurances spécifiques qu'elle avait données à la Commission selon lesquelles elle n'offrait pas d'incitations spéciales aux clients pour que ceux-ci s'approvisionnent chez elle pour la totalité ou la quasi-totalité de leurs besoins de carbonate de soude.
(159) ICI s'est déjà Vu infliger à plusieurs reprises des amendes substantielles par la Commission pour des accords collusoires dans l'industrie chimique (colorants, polypropylène, PVC).
2. DUREE
(160) L'infraction a commencé vers 1983, peu de temps après les négociations avec la Commission et la clôture du dossier par celle-ci, et s'est poursuivie au moins jusqu'à fin 1989.
(161) La Commission tient compte du fait que ICI a abandonné le système des remises sur la tranche supérieure à compter du 1er janvier 1990.
C. PROCEDURES DEVANT LE TRIBUNAL DE PREMIERE INSTANCE ET LA COUR DE JUSTICE
(162) Le 19 décembre 1990, la Commission a arrêté dans la présente affaire, en application de l'article 86 du traité CEE, la décision 91-300-CEE constatant qu'une infraction avait été commise par ICI et infligeant à celle-ci une amende de 10 millions d'euro. La décision a été notifiée à l'entreprise par lettre recommandée du 1er mars 1991. Le 14 mai 1991, ICI a formé un recours en annulation de cette décision devant le Tribunal de première instance. Le 2 avril 1992, ICI a déposé un "complément à la réplique", dans lequel elle a soulevé un nouveau moyen visant à ce que la décision attaquée soit déclarée inexistante à la suite de l'arrêt rendu par le Tribunal de première instance le 27 février 1992 dans les affaires jointes T-79-89, T-84-89, T-85-89, T-86-89, T-89-89, T-91-89, T-92-89, T-94-89, T-96-89, T-98-89, T-102-89 et T-104-89 BASF et autres contre Commission (19). La Cour de justice a statué sur le recours formé par la Commission contre cet arrêt le 15 juin 1994 dans l'affaire C-137-92 P, Commission contre BASF et autres (20) et a annulé la décision au motif que la Commission ne s'était pas conformée à l'article 12 de son règlement intérieur dans sa version en vigueur à l'époque, qui exigeait que la décision soit authentifiée dans les langues faisant foi par les signatures du président et du secrétaire général.
(163) Dans l'arrêt qu'il a rendu le 29 juin 1995 dans l'affaire T-37-91, ICI contre Commission (21), concernant la décision 91-300-CEC adoptée dans le cadre de la présente affaire le 19 décembre 1990, le Tribunal de première instance a considéré que le moyen nouveau soulevé par ICI était recevable et, ayant constaté que le texte de la décision attaquée n'avait pas été authentifié avant d'être notifié, il a annulé la décision pour violation d'une forme substantielle au sens de l'article 173 du traité CE (à présent article 230 du traité CE). La Commission a formé un pourvoi contre cet arrêt devant la Cour de justice, que celle-ci a rejeté par son arrêt du 6 avril 2000 dans l'affaire C-286-95 P (22).
(164) Le Tribunal de première instance a considéré dans les affaires jointes T-305-94, T-306-94, T-307-94, T-313-94, T-314-94, T-315-94, T-316-94, T-318-94, T-325-94, T-328-94, T-329-94 et T-335-94, LVM et autres contre Commission (23) ("PVC II") que la Commission est en droit d'arrêter de nouveau une décision qui a été annulée pour vices de pure procédure. Une nouvelle décision peut, en l'occurrence, être arrêtée sans que soit engagée une nouvelle procédure administrative. La Commission n'est pas tenue d'organiser une nouvelle audition si le texte de la nouvelle décision ne contient pas d'autres griefs que ceux formulés dans la première décision. En outre, il n'y a pas violation des droits de la défense des entreprises concernées si la nouvelle décision est arrêtée dans un délai raisonnable.
(165) Le Tribunal de première instance a aussi confirmé l'interprétation donnée par la Commission du règlement (CEE) n° 2988-74 relatif à la prescription en matière de poursuites et d'exécution dans les domaines du droit des transports et de la concurrence de la Communauté économique européenne (24).
(166) Conformément à ce règlement, le pouvoir de la Commission d'infliger des amendes pour violation de fond des règles de concurrence est soumis à un délai de prescription de cinq ans. Pour les infractions continues ou continuées, la prescription ne court qu'à compter du jour où l'infraction a pris fin (c'est-à-dire, en l'espèce, le 31 décembre 1989).
(167) En vertu de l'article 2 du règlement, tout acte de la Commission visant à l'instruction ou à la poursuite de l'infraction interrompt la prescription en matière de poursuites. Lorsque la prescription est ainsi interrompue, le délai court à nouveau à partir de chaque interruption, mais le pouvoir d'infliger une amende est définitivement prescrit le jour où un délai égal au double du délai de prescription arrive à expiration sans que la Commission ait infligé d'amende, c'est-à-dire dix ans à compter de la date à laquelle l'infraction a pris fin.
(168) L'article 2, paragraphe 1, du règlement (CEE) n° 2988-74 énumère certains actes de la Commission interrompant la prescription, dont la communication des griefs retenus. Cette liste n'est pas exhaustive. Le Tribunal de première instance a laissé ouverte la question de savoir si l'adoption d'une décision annulée constituait en soi un acte interrompant la prescription, mais même si la notification de la communication des griefs à ICI est considérée comme le dernier acte à partir duquel la prescription a recommencé à courir en application de l'article 2, la Commission aurait disposé d'un délai allant jusqu'au 13 mars 1995 pour arrêter sa décision.
(169) Ce délai doit être prorogé de la période pendant laquelle le recours contre la décision était pendante devant le Tribunal. En application de l'article 3, la prescription en matière de poursuites est suspendue aussi longtemps que la décision de la Commission fait l'objet d'une procédure pendante devant la Cour de justice (qui, dans ce contexte, s'entend comme incluant le Tribunal de première instance).
(170) Comme le Tribunal de première instance l'a indiqué au point 1098 de son arrêt PVC II, l'objet même de l'article 3 est de permettre la suspension lorsque la décision constatant l'infraction et infligeant une amende est annulée. Le délai de prescription était donc suspendu aussi longtemps que la décision 91-300-CEE faisait l'objet d'une procédure pendante devant le Tribunal de première instance et la Cour de Justice.
(171) En l'espèce, le recours de ICI a été formé le 14 mai 1991 devant le Tribunal de première instance, qui a rendu son arrêt le 29 juin 1995. Le pourvoi de la Commission devant la Cour de justice a été formé par requête déposée le 30 août 1995 et l'arrêt a été rendu le 6 avril 2000. Même sans tenir compte du temps qui s'est écoulé entre l'arrêt du Tribunal de première instance et le moment où la Cour de justice a été saisie du pourvoi, la prescription a été suspendue pour une période minimale de huit ans, huit mois et vingt-deux jours.
(172) Si cette période de suspension est ajoutée au délai arrivé à expiration le 13 mars 1995, la Commission a jusqu'à la fin de l'année 2003 pour arrêter à nouveau la décision annulée
A ARRETE LA PRESENTE DECISION :
Article premier
Imperial Chemical Industries plc (ICI) a enfreint les dispositions de l'article 86 du traité CEE (à présent l'article 82 du traité CE) à partir de 1983 environ et jusque fin 1989 au moins par un comportement visant à exclure ou à limiter très fortement la concurrence et consistant :
a) à accorder des remises substantielles et d'autres incitations financières portant sur le tonnage marginal de façon à faire en sorte que le client s'approvisionne pour la totalité ou la majeure partie de ses besoins chez ICI;
b) à obtenir l'accord des clients de s'approvisionner chez ICI pour couvrir la totalité ou la quasi-totalité de leurs besoins ou de restreindre leurs achats aux concurrents à une quantité spécifiée;
c) dans un cas au moins, à subordonner l'octroi des ristournes et autres avantages financiers à l'accord du client de s'approvisionner chez ICI pour la totalité de ses besoins.
Article 2
Une amende de 10 (dix) millions d'euro est infligée à ICI en raison de l'infraction spécifiée à l'article 1er.
L'amende infligée est payable dans un délai de trois mois à compter de la notification de la présente décision, au compte bancaire suivant :
compte n° 642-0029000-95 Commission européenne Banco Bilbao Vizcaya Argentaria (BBVA) code SWIFT : BBVABEBB de code IBAN : BE76 6420 0290 0095 Avenue des Arts 43 B-1040 Bruxelles.
A l'expiration de ce délai, des intérêts sont automatiquement dus au taux pratiqué par la Banque centrale européenne pour ses principales opérations de refinancement en euro le premier jour ouvrable du mois au cours duquel la présente décision est arrêtée, avec une majoration de 3,50 points de pourcentage, soit 8,32 %.
Article 3
L'entreprise visée ci-après est destinataire de la présente décision : Imperial Chemical Industries plc, 9 Millbank, Londres SW1P 3JF, Royaume-Uni. La présente décision forme titre exécutoire conformément à l'article 256 du traité.
(1) JO 13 du 21.2.1962, p. 204.
(2) JO L. 148 du 15.6.1999, p. 5.
(3) JO 127 du 20.8.1963, p. 2268.
(4) JO L. 206 du 2.8.1984, p. 15.
(5) JO L. 311 du 29.11.1984, p. 26.
(6) JO L. 283 du 16.10.1990, p. 38.
(7) JO L. 152 du 15.6.1991, p. 54.
(8) Les gros clients recouraient tous à ICI comme première source d'approvisionnement, les producteurs américains ou polonais n'intervenant éventuellement qu'à titre de deuxième fournisseur.
(9) JO L. 206 du 2.8.1984, p. 15.
(10) JO L. 311 du 29.11.1984, p. 26.
(11) JO L. 283 du 16.10.1990, p. 38.
(12) Recueil 1979, p. 461.
(13) Reçueil 1978, p. 207.
(14) Reçueil 1979, p. 1869.
(15) Reçueil 1975, p. 1663.
(16) Reçueil 1983, p. 3465.
(17) JO L. 10 du 13.1.1989, p. 50.
(18) La compatibilité ou non des "mesures d'aide" de ICI (substitution des importations, aide à l'exportation) avec l'article 81 ou l'article 82 du traité ne fait pas l'objet de la présente procédure. Aux fins de la présente affaire, la Commission se borne aux liens entre ces mesures et les besoins totaux du client.
(19) Recueil 1992, p. II-315.
(20) Recueil 1994, p. I-2555.
(21) Recueil 1995, p. II-1901.
(22) Recueil 2000, p. I-2341.
(23) Recueil 1999, p. II-931.
(24) JO L. 319 du 29.11.1974, p. 1.