CA Paris, 4e ch. B, 10 janvier 1991, n° 89-3500
PARIS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Riu Aublet et Cie (SA)
Défendeur :
La Gaminerie (SARL)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Poullain
Avoués :
SCP Varin Petit, Me Ribaut
Avocats :
Mes Coste, Hoffman, Crivelli, Kam
Dans des circonstances relatées par les premiers juges la société La Gaminerie avait attrait la société Riu Aublet et Cie devant le Tribunal de commerce de Paris afin d'obtenir la cessation d'agissements constitutifs de concurrence déloyale et la réparation du préjudice résultant de ces agissements. Par un premier jugement de la 16e chambre de ce tribunal du 26 mai 1982, confirmé par un arrêt de cette chambre du 30 novembre 1983, il a été décidé que les magasins Jacqueline Riu de Thiais, Créteil et Paris seraient fermés. Jacqueline Riu a été condamnée à payer une provision le 30 000 F. Un expert a été désigné sur l'évaluation définitive du préjudice. Riu Aublet ayant critiqué par pourvoi l'application des articles 1382 et suivants du Code civil à la situation de fait existant entre les parties, un arrêt du 22 octobre 1985 de la chambre commerciale a rejeté ce pourvoi. Après dépôt du rapport d'expertise, la 18e chambre du Tribunal de commerce de Paris, par son jugement lu 25 novembre 1988, a condamné Riu Aublet à payer à la Gaminerie :
- une indemnité de 1 000 000 F pour concurrence déloyale,
- une indemnité de 100 000 F pour le préjudice commercial " du fait de la confusion créée dans l'esprit de la clientèle ",
- 20 000 F au titre de l'article 700 du NCPC et les dépens y compris les frais d'expertise.
Le tribunal a d'autre part dit bien fondées les réserves de La Gaminerie sur le caractère suffisant des modifications apportées à " l'architecture " des magasins de Créteil et du Forum des Halles. Il a désigné un nouvel expert pour " constater le caractère de l'architecture et de la décoration " de ces magasins, " dire si les modifications intervenues sont suffisantes pour ne pas rappeler à la clientèle les caractéristiques de l'architecture extérieure et intérieure et la décoration des magasins La Gaminerie ", dans la négative " donner son avis sur les modifications à apporter... " pour éviter toute confusion.
Riu Aublet a relevé appel par déclaration du 23 décembre 1988 et saisi la cour le 22 février 1989. La Gaminerie a banalement conclu à la nullité, l'irrecevabilité ou au mal fondé de l'appel.
C'est le 11 octobre 1989, seulement, que Riu Aublet a conclu à l'infirmation, au débouté de toute demande excédant 22 250 F, au remboursement par La Gaminerie du trop perçu, avec intérêt à compter du paiement, au paiement d'une somme de 30 000 F au titre de l'article 700 du NCPC et des dépens de première instance et d'appel. La Gaminerie a répliqué, le 5 octobre 1990, concluant à l'irrecevabilité de l'appel sur la mesure d'instruction et par voie d'appel incident, à la fixation à 1 651 919, 34 F (outre les 100 000 F pour préjudice commercial) du montant de l'indemnité sous réserve du préjudice postérieur à déterminer par le tribunal. Subsidiairement La Gaminerie demande que soit corrigée l'omission, dans le dispositif, de la somme de 90 000 F correspondant au droit d'entrée manqué. En toute hypothèse il est demandé la condamnation de l'appelant à payer 50 000 F au titre de l'article 700 du NCPC et les dépens. Riu Aublet a répliqué.
Sur ce, LA COUR, qui pour un plus ample exposé se réfère au jugement et aux écritures d'appel,
1.Sur la détermination du préjudice
Considérant que Riu Aublet allègue qu'en raison du déclin de La Gaminerie depuis 1975, il n'y aurait aucun préjudice commercial ; que ceci serait évident, La Gaminerie n'ayant ouvert aucun magasin dans les trois centres commerciaux alors que l'architecture des magasins Riu Aublet a été modifiée depuis six ans ; que d'autre part l'architecture intérieure des magasins n'aurait aucune incidence sur le chiffre d'affaires réalisé ; que c'est pourquoi l'expert aurait limité à 251 000 F l'évaluation du préjudice ; que la seule base de calcul serait en réalité l'avenant de janvier 1977 qui ne cite pas l'architecture parmi les éléments concédés et qui constituerait le seul élément objectif ; que le taux habituel de 2 % serait la contrepartie des nombreuses obligations imposées au franchiseur ; qu'il n'y aurait pas de lien de causalité entre l'existence des magasins Jacqueline Riu et l'absence de franchisés dans les mêmes centres commerciaux ; que le manque de diligence de La Gaminerie démontrerait qu'elle n'a subi aucun préjudice ;
Considérant que La Gaminerie répond qu'il n'a été sursis aux opérations d'expertise que parce qu'il était nécessaire que soit définitivement tranchée la responsabilité de Riu Aublet ; que l'avenant de janvier 1977, dénoncé par Riu Aublet, était dérogatoire aux " contrats de franchise normale " ; que la responsabilité de Riu Aublet est engagée sur un fondement délictuel ; qu'il serait inopérant que La Gaminerie n'ait pas ouvert de nouveau magasin franchisé dans les centres commerciaux ; qu'il y aurait à la fois un manque à gagner et un frein au développement de la chaîne de magasins Gaminerie ; qu'il n'y aurait pas lieu d'exclure le magasin des Halles en dépit de l'exclusivité donnée à la société Blanche Leduc sur Paris, l'intimée s'étant gardé la propriété du nom et réservé de surveiller les styles de son réseau et les méthodes de vente ; que le préjudice commercial serait certain, la concurrence déloyale ayant contribué au déclin de la franchise de La Gaminerie ;
Considérant, ceci étant exposé, qu'il est définitivement jugé ainsi que le relève à juste titre La Gaminerie que la responsabilité de Riu Aublet est quasi délictuelle et basée sur des actes de concurrence déloyale; qu'il s'ensuit que le tribunal qui a recueilli par l'expertise des éléments complets notamment sur le chiffre d'affaires des trois magasins Riu Aublet n'était nullement tenu d'appliquer, pour rechercher le gain manqué, des règles contractuelles et en particulier le dernier contrat ayant lié Riu Aublet à La Gaminerie qui dérogeait singulièrement à ce que la Gaminerie avait coutume d'exiger de ses franchisés ; que la seule règle consistait à retenir tout le préjudice constituant une suite immédiate et directe de la fautedont Riu Aublet s'est rendue coupable ; que le tribunal devait donc prendre en considération notamment le fait que La Gaminerie ne fournissait pendant la période retenue, aucune prestation à un franchisé qui n'existait pas ; qu'en outre il résulte d'un arrêt de cette chambre du 13 novembre 1985 entre la société Blanche Leduc et La Gaminerie , mis aux débats par Riu Aublet, que par contrat du 29 décembre 1975 La Gaminerie (Galaxie) avait concédé à titre exclusif à Blanche Leduc l'utilisation de l'enseigne La Gaminerie et de la présentation de façade " pour toute la ville de Paris " et s'était engagée " à n'accorder aucune concession de l'enseigne et de la marque à toute autre firme dans Paris " ; que La Gaminerie ayant enfreint cette interdiction au profit d'un sieur Bentata a d'ailleurs été condamnée à payer une indemnité à Blanche Leduc ; qu'il s'ensuit que, pour le seul Forum des Halles, il n'y a pas gain manqué mais seulement préjudice commercial résultant de l'affaiblissement du caractère attractif de la présentation des boutiques La Gaminerie en raison des agissements de concurrence déloyale imputables à Riu Aublet, étant précisé que ce préjudice commercial existe pareillement du fait des agissements commis dans les deux autres centres commerciaux et que le déclin de la marque est pour partie imputable à la concurrence déloyale ; que la cour trouve dès lors en la cause des éléments suffisants pour évaluer à la somme globale de 700 000 F le préjudice certain de toute nature qui est une suite immédiate et directe de la concurrence déloyale commise en ce non compris le préjudice qui pourrait résulter d'une modification insuffisante des magasins de Riu Aublet, étant observé que le tribunal s'est suffisamment expliqué sur la période de référence qu'il a retenue pour le préjudice initial ;
2. Sur la nouvelle expertise
Considérant que La Gaminerie soutient que l'expertise n'ayant pour but que de " constater ou non l'exécution de l'arrêt de la cour " cette mesure ne serait pas susceptible d'appel et qu'en tout cas cet appel serait mal fondé la mission n'étant pas critiquable et le rapport déposé démontrant que la mesure était justifiée ;
Considérant que Riu Aublet répond qu'elle a exécuté l'arrêt dès qu'elle en a eu connaissance et qu'elle a fait constater par un expert qu'elle " avait exactement satisfait à l'obligation " ; que le tribunal n'aurait pas respecté l'article 146 du NCPC et aurait en outre délégué à l'expert son pouvoir juridictionnel ; qu'enfin " l'architecture extérieure et intérieure des magasins litigieux ne saurait être aujourd'hui remise en cause " ;
Considérant, ceci étant exposé, que l'appel est recevable ; qu'en effet le tribunal sans se borner à donner acte des réserves quant au " caractère satisfactoire " de la modification apportée à l'architecture des magasins de Créteil et du Forum es Halles a dit ces réserves " bien fondées " tranchant ainsi le fond préalablement à la désignation de l'expert ; qu'en revanche il résulte des propres écritures de Riu Aublet devant la cour que l'article 146 du NCPC n'a pas été méconnu par le tribunal ; qu'en effet dans ses conclusions du 11 octobre 1989, page 11, Riu Aublet énonce que pour appuyer sa demande d'expertise La Gaminerie a produit devant le tribunal des photographies dont elle-même a contesté devant le tribunal et contesté le caractère probant ; qu'en l'absence de preuves suffisantes du fait de cette contestation sans pour autant qu'une carence dans l'administration de la preuve puisse être reprochée à la Gaminerie, le tribunal était fondé à ordonner une mesure d'instruction ;
Considérant qu'à tort Riu Aublet glose sur la signification du mot architecture alors que, dans le contexte du jugement et de l'arrêt antérieur, il s'agit de désigner les aménagements de nature à entraîner une confusion avec l'agencement particulier des magasins La Gaminerie ;
Considérant qu'en revanche la partie de la mission : " dire si les modifications intervenues en 1984 sont suffisantes pour ne pas rappeler à la clientèle les caractéristiques de l'architecture extérieure et intérieure et la décoration des magasins La Gaminerie " ainsi que la phrase suivante conduisant l'expert à porter des appréciations sur l'existence d'une confusion, ce qui relève de l'office du juge ; qu'il convient de modifier en conséquence la mission ;
Considérant que dans la mesure où Riu Aublet aurait payé le montant de l'indemnité allouée par le tribunal, ce qui implique que La Gaminerie devrait donc en restituer une partie, les intérêts ne courront qu'à compter du 11 octobre 1989 ; qu'en effet le jugement était assorti de l'exécution provisoire ; qu'en vain Riu Aublet critique cette disposition du jugement alors que La Gaminerie avait fait preuve de prudence en ne diligentant l'expertise qu'après rejet du pourvoi mal fondé de Riu Aublet et que cette exécution était compatible avec la nature du litige ; qu'en outre il n'est pas sans intérêt de noter que Riu Aublet n'a saisi la cour que près de deux mois après sa déclaration d'appel et qu'elle n'a sollicité le remboursement du trop-perçu que neuf mois et demi après son appel ; que pour tous ces motifs La Gaminerie, qui est de bonne foi, n'est détentrice indûment qu'à compter de la demande de restitution ;
Considérant que le tribunal a fait une exacte appréciation de ce que l'équité commandait d'allouer au titre de l'article 700 du NCPC, la demande d'indemnité de La Gaminerie étant fondée dans son principe ; que l'appel n'étant que très partiellement admis il est équitable que les frais non taxables exposés par La Gaminerie devant la cour soient mis à la charge de Riu Aublet comme ci-après ; que celle-ci, qui succombe pour l'essentiel, conservera ses frais non taxables et payera les dépens d'appel.
Par ces motifs : Réformant partiellement le jugement du 25 novembre 1988 sur le montant de l'indemnité et sur la mission d'expertise ; Dit que le montant de l'indemnité est ramené à la somme au taux légal de sept cent mille (700 000) francs ; Dit que s'il y a lieu à restitution, les intérêts sur le trop perçu courront à compter du 11 octobre 1989 ; Dit qu'est supprimée dans la mission donnée à l'expert la disposition commençant par : " Dire si les modifications intervenues en 1984 ... " et se terminant par : " ... afin que toute confusion soit impossible entre l'une et l'autre " ; Dit que les parties sont renvoyées devant le tribunal pour l'exécution de l'expertise et ses suites ; Condamne la société Riu Aublet et Cie à payer à la société La Gaminerie la somme de quatre mille (4 000) francs au titre de l'article 700 du NCPC devant la cour et les dépens d'appel. Autorise Maître Ribaut, avoué, à recouvrer ces dépens conformément à l'article 699 du NCPC ; Déboute les parties de leurs autres demandes.