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Décisions

CJCE, 4e ch., 14 décembre 1983, n° 319-82

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Société de vente de ciments et bétons de l'Est (SA)

Défendeur :

Kerpen & Kerpen GmbH und Co. KG (Sté)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Koopmans

Avocat général :

M. Verloren Van Themaat.

Juges :

MM. Bahlmann, Pescatore, O'Keeffe, Bosco

CJCE n° 319-82

14 décembre 1983

1. Par ordonnance du 1er décembre 1982, parvenue à la Cour le 15 décembre 1982, l'Oberlandesgericht Saarbrucken a posé, en vertu de l'article 177 du traité CEE, trois questions préjudicielles relatives à l'interprétation de l'article 85 du traité, en vue d'apprécier la compatibilité avec cette disposition d'un contrat de vente et de livraison, et les conséquences d'une éventuelle nullité du contrat.

2. Ces questions ont été soulevées dans le cadre d'un litige opposant la Société de vente de ciments et bétons de l'Est SA, ayant son siège en France, demanderesse au principal, dont l'activité consiste à vendre du ciment, et la firme Kerpen & Kerpen GmbH & co. Kg, ayant son siège en république fédérale d'Allemagne, défenderesse au principal, au sujet d'un contrat, conclu le 30 mars 1978, portant sur la livraison annuelle d'environ 40 000 tonnes de ciment durant une période de cinq ans.

3. Aux termes de ce contrat, la défenderesse au principal, désignée comme importateur exclusif en république fédérale d'Allemagne, s'engageait à :

- utiliser principalement le ciment livré pour couvrir ses propres besoins ;

- ne pas vendre dans le land de Sarre le ciment acheté à la requérante ;

et

- pour des livraisons dans la région de Karlsruhe, ménager les intérêts de l'usine de Wossingen en Allemagne, dont la demanderesse au principal détenait une participation, et n'acquérir de nouveaux clients dans cette région qu'après en avoir avisé au préalable la demanderesse.

4. Après que la société Kerpen & Kerpen a pris livraison et payé comptant une partie de la quantité prévue pour 1978, elle a reçu d'août à octobre 1978, sans toutefois les payer, d'autres livraisons pour un total de 6 051,29 tonnes de ciment d'une valeur de 392 224,42 DM. Le 31 octobre 1978, la demanderesse au principal a résilié le contrat du 30 mars 1978 et a demandé le paiement de la somme de 392 224,42 DM précitée. La défenderesse au principal a fait valoir que les prétentions de la demanderesse étaient compensées par une créance réciproque découlant de la dénonciation du contrat, et que le contrat du 30 mars 1978 serait nul pour infraction à l'article 85 du traité.

5. Le Landgericht Saarbrucken ayant fait droit à la demande de la demanderesse, la défenderesse a fait appel. Estimant que la solution du litige dépendait de l'interprétation du droit communautaire, l'Oberlandesgericht Saarbrucken a posé les questions préjudicielles suivantes :

1°) L'article 85 du traité CEE doit-il être interprété en ce sens qu'il faut regarder comme nulle une convention prévue pour cinq ans et comportant des quantités de livraisons annuelles d'environ 40 000 tonnes, par laquelle une entreprise ayant son siège en république fédérale d'Allemagne s'engage, vis-à-vis d'une firme ayant son siège en France et dont l'activité consiste à vendre du ciment, à ne pas livrer le ciment acquis par ce biais dans l'Etat de la Sarre et à ménager les intérêts de la filiale de la firme française à Wossingen en Allemagne lors des livraisons dans la région de Karlsruhe, ainsi qu'à n'acquérir de nouveaux clients dans cette dernière région qu'après en avoir avisé la firme française ?

2°) Dans l'hypothèse où l'on devrait qualifier la convention décrite ci-dessus de contrat-cadre et où elle serait nulle conformément à l'article 85, paragraphe 2, du traité CEE, les contrats d'achats individuels formés en exécution du contrat-cadre doivent-ils également être considérés comme nuls ?

3°) Dans l'hypothèse d'une réponse positive à la première question, l'article 85, paragraphe 2, du traité CEE doit-il être interprété en ce sens que la nullité qui y est prévue est de nature à affecter les opérations sur les biens liées à l'exécution du contrat d'achat obligatoire, en ce sens que le fournisseur, dans la mesure où il a effectué des livraisons, ne devrait pas pouvoir exiger le rétablissement de la situation antérieure au contrat d'achat nul en république fédérale d'Allemagne, selon les principes de l'enrichissement sans cause ?

Sur la première question

6. Il ressort de la jurisprudence de la Cour que des clauses, dans des contrats de livraison, restreignant la liberté de l'acheteur d'utiliser la marchandise livrée en fonction de ses propres intérêts économiques constituent des restrictions de la concurrence au sens de l'article 85 du traité. Un contrat qui impose à l'acheteur l'obligation d'utiliser les livraisons pour ses propres besoins, de ne pas revendre les marchandises dans une région déterminée, et de n'acquérir des clients dans une autre région déterminée qu'après en avoir avisé le vendeur, a pour objet d'empêcher le jeu de la concurrence dans le Marché commun.

7. Un tel contrat est donc interdit par l'article 85, paragraphe 1, s'il est susceptible d'affecter le commerce entre Etats membres.

8. La demanderesse au principal fait valoir que, en l'espèce, le contrat ne tombe pas sous l'interdiction de l'article 85, eu égard à la faible position des parties sur le marché des produits en cause. A cet égard, il a été dit au cours de la procédure, sans être contesté, que les exportations françaises de ciment vers la république fédérale d'Allemagne à l'époque en cause s'élevaient à environ 350 000 tonnes par an. La quantité couverte par le contrat litigieux représentait donc plus de 10 % des exportations françaises vers la république fédérale. Dans ces conditions, on ne saurait estimer qu'un tel contrat ne pouvait affecter sensiblement le commerce entre Etats membres.

9. Il y a donc lieu de répondre à la première question que les dispositions d'un contrat conclu entre un exportateur français et un importateur établi en république fédérale d'Allemagne, qui imposent à l'acheteur, désigné par le contrat comme importateur exclusif, l'obligation d'utiliser les livraisons pour ses propres besoins, de ne pas vendre la marchandise vendue dans une région déterminée, et de n'acquérir des clients dans une autre région déterminée qu'après en avoir avisé le vendeur, les deux régions étant situées en république fédérale, ont pour objet d'empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence à l'intérieur du Marché commun. Elles sont donc contraires à l'article 85, paragraphe 1, du traité et nulles lorsque le contrat est susceptible d'affecter le commerce entre Etats membres. Lorsqu'un tel contrat porte sur environ 10 % des exportations de la marchandise en cause vers la république fédérale en provenance de France, il est susceptible d'affecter de manière sensible le commerce entre Etats membres.

Sur les deuxième et troisième questions

10. Par ces questions, la juridiction nationale vise à savoir quelles sont les conséquences qui découlent de la nullité affectant un tel contrat, en vertu de l'article 85, paragraphe 2, du traité, en particulier en ce qui concerne des commandes passées et des livraisons effectuées sur la base du contrat.

11. Dans son arrêt du 25 novembre 1971 (Béguelin, affaire 22-71, Recueil 1971, p. 949) la Cour a dit pour droit qu'un accord relevant de l'interdiction de l'article 85, paragraphe 1, du traité, est nul, et que la nullité ayant un caractère absolu, l'accord n'a pas d'effet dans les rapports entre les contractants. Il ressort de cette même jurisprudence de la Cour, notamment de l'arrêt du 30 juin 1966 (Société technique minière/Machinenbau Ulm, affaire 56-65, Recueil 1966, p. 337), que la nullité de plein droit prévue à l'article 85, paragraphe 2, ne vise que les dispositions contractuelles incompatibles avec l'article 85, paragraphe 1. Les conséquences de cette nullité pour tous autres éléments de l'accord ne relèvent pas du droit communautaire. Il en est de même en ce qui concerne des commandes éventuelles passées et des livraisons effectuées sur la base d'un tel accord, et les obligations de paiement qui en découlent.

12. Il y a donc lieu de répondre aux deuxième et troisième questions que la nullité de plein droit prévue par l'article 85, paragraphe 2, du traité ne vise que les dispositions contractuelles incompatibles avec l'article 85, paragraphe 1. Les conséquences de cette nullité pour tous autres éléments de l'accord, et pour des commandes éventuelles passées et des livraisons effectuées sur la base de l'accord, et les obligations de paiement qui en découlent, ne relèvent pas du droit communautaire. Ces conséquences sont à apprécier par la juridiction nationale selon son propre droit.

Sur les dépens

13. Les frais exposés par la Commission des Communautés européennes, qui a soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.

Par ces motifs,

LA COUR (quatrième chambre),

Statuant sur les questions à elle soumises par l'Oberlandesgericht Saarbrucken, par ordonnance du 1 décembre 1982, dit pour droit :

1°) Les dispositions d'un contrat conclu entre un exportateur français et un importateur établi en république fédérale d'Allemagne, qui imposent à l'acheteur, désigné par le contrat comme importateur exclusif, l'obligation d'utiliser les livraisons pour ses propres besoins, de ne pas vendre la marchandise vendue dans une région déterminée, et de n'acquérir des clients dans une autre région déterminée qu'après en avoir avisé le vendeur, les deux régions étant situées en république fédérale, ont pour objet d'empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence à l'intérieur du Marché commun. Elles sont donc contraires à l'article 85, paragraphe 1, du traité et nulles lorsque le contrat est susceptible d'affecter le commerce entre Etats membres. Lorsqu'un tel contrat porte sur environ 10 % des exportations de la marchandise en cause vers la république fédérale en provenance de France, il est susceptible d'affecter de manière sensible le commerce entre Etats membres.

2°) La nullité de plein droit prévue par l'article 85, paragraphe 2, du traité ne vise que les dispositions contractuelles incompatibles avec l'article 85, paragraphe 1. Les conséquences de cette nullité pour tous autres éléments de l'accord, et pour des commandes éventuelles passées et des livraisons effectuées sur la base de l'accord, et les obligations de paiement qui en découlent, ne relèvent pas du droit communautaire. Ces conséquences sont à apprécier par la juridiction nationale selon son propre droit.