CJCE, 10 juillet 1980, n° 30-78
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Distillers Company Ltd
Défendeur :
Commission des Communautés européennes, A. Bulloch & Co, A. Bulloch Agencies Ltd, John Grant Blenders Ltd, Inland Fisheries Ltd, Classic Wines Ltd
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Kutscher
Présidents de chambre :
MM. O'Keeffe, Touffait
Avocat général :
M. Warner
Juges :
MM. Mertens de Wilmars, Pescatore, Mackenzie Stuart, Bosco, Koopmans, Due
Avocats :
MM. Waelbroeck, Murray, Rodger, McMillan, Siragusa.
1. Par recours du 6 mars 1978, The Distillers Company Limited (DCL) a demande l'annulation de la décision de la Commission, du 20 décembre 1977, relative à une procédure d'application de l'article 85 du traité CEE (IV/28 282 - The Distillers Company Limited - Conditions de vente et conditions de prix. JO n° L. 50, du 22. 2. 1978, p. 16).
2. La requérante est un producteur de spiritueux et le plus important distillateur et vendeur mondial de whisky écossais. Elle compte aujourd'hui trente-huit filiales produisant des spiritueux dans le Royaume-Uni : trente-deux d'entres elles produisent du whisky écossais, quatre du gin, une de la vodka et une du pimm's, boisson composée d'un spiritueux aromatisé.
3. La requérante détient une part importante des marchés du whisky écossais et du gin au Royaume-Uni et dans les autres Etats membres. Elle détient une part importante du marché de la vodka au Royaume-Uni, et minime dans les autres Etats membres ; quant au pimm's, DCL est seule à le vendre, et les ventes dans les Etats membres autres que le Royaume-Uni sont minimes par rapport aux ventes des autres spiritueux.
4. Antérieurement à l'adhésion du Royaume-Uni à la Communauté, les filiales de DCL ont conclu un accord avec les revendeurs britanniques, aux termes duquel ces derniers, et leurs acheteurs ultérieurs, se voyaient imposer une interdiction d'exporter, et de vendre sous douane. DCL a notifié ces conditions de vente à la Commission le 30 juin 1973, en lui demandant une exemption au titre de l'article 85, paragraphe 3.
5. Sans en informer la Commission, DCL a, par lettre circulaire du 24 juin 1975 adressée aux clients de ses filiales au Royaume-Uni, mis en vigueur de nouvelles conditions de vente. Ces conditions ne contenaient plus d'interdiction d'exporter mais prévoyaient un système de différenciation de prix selon que les produits étaient destinés à la revente sur le marché national ou à l'exportation. Alertée par des informations de presse, la Commission a demandé des éclaircissements à la requérante, qui lui a répondu par lettre du 8 juillet 1975 et lui a communiqué, le 11 juillet 1975, le texte de la lettre circulaire précitée.
6. Le premier paragraphe de la lettre circulaire, intitulé " conditions de vente ", précise : " ... A la suite du référendum, nous modifions les conditions de vente afin d'autoriser les revendeurs sur le marché national à exporter vers d'autres pays du marché commun... Les exportations en dehors du marché commun restent toujours interdites ". L'annexe 1 de la lettre circulaire de DCL constitue la nouvelle version des " conditions de vente ".
Le second paragraphe de la lettre circulaire, intitule " conditions de prix ", précise :
a) " ... Les divers rabais, réductions et remises visent à répondre aux exigences particulières du marché national et les acheteurs n'y ont droit que lorsque les produits sont en fait consommes au Royaume-Uni ".
B) " en conséquence, si vous souhaitez acheter en vue d'une exportation vers d'autres pays du Marché commun, vous devez en faire mention dans votre commande et l'achat doit être effectue au " prix brut "(gross price) ".
C) " ... Si un acheteur obtient ou réclame des rabais, des réductions ou des remises dont l'octroi est réservé en cas de revente sur le marché national et qu'une quantité quelconque des produits achetés est écoulée dans tout autre pays que le Royaume-Uni, toutes les filiales du groupe DCL ont le droit de ne vendre ultérieurement à cet acheteur qu'au prix brut ".
L'annexe II à la lettre circulaire de DCL, intitulée " certaines dispositions contractuelles (relatives aux prix) complétant les conditions de vente ", précise que :
- les dispositions de cette annexe " feront partie de tout contrat conclu entre un acheteur et une filiale du groupe DCL pour l'achat de n'importe quelle marque de spiritueux " et " complètent les conditions de vente (objet de l'annexe I) ";
- " tous les rabais, remises et réductions (ci-après désignés sous le terme " rabais ") sont destinés à tenir compte des conditions particulières du marché national ";
- toute filiale de DCL sera autorisée à appliquer lors d'une vente " le prix brut sans aucune déduction au titre des rabais " :
- au cas où une filiale de DCL peut raisonnablement croire que tout ou partie des produits achetés par l'acheteur en cause auprès d'une des filiales de DCL a été ou sera consommé en dehors du Royaume-Uni ;
- même lorsque l'exportation est effectuée par un acheteur ultérieur ;
- quelles que soient les quantités commandées, jusqu'a ce que et dans la mesure où l'acheteur apporte à la filiale de DCL dont il désire livraison, une preuve suffisante que les produits achetés seront consommés au Royaume-Uni.
7. En accusant réception de la lettre de DCL, la Commission a fait observer que les nouvelles dispositions des conditions de vente relatives à l'octroi de rabais, réductions et remises semblaient être de nature à empêcher des exportations parallèles à destination d'autres pays de la CEE, et que, dans cette mesure, elles étaient contraires à l'article 85, paragraphe 1, du traité. La Commission a demandé un complément d'information conformément à l'article 11 du règlement n° 17.
8. Le 23 février 1977, la requérante a apporté des modifications mineures à l'annexe II, et en a communiqué le texte à la Commission le 25 février 1977.
9. Une plainte a été adressée à la Commission le 18 mai 1976, conformément à l'article 3 du règlement n° 17, par les intervenantes dans la présente procédure. Celles-ci demandaient que soit mis fin aux infractions aux dispositions des articles 85 et 86 du traité, résultant des conditions de prix de DCL contenues dans la lettre circulaire du 24 juin 1975.
10. Par lettre en date du 22 avril 1977, la Commission a, conformément aux dispositions de l'article 19, paragraphe 1, du règlement n° 17, adressé à la requérante la communication des griefs retenus à son égard. Dans cette communication, la Commission a précisé qu'elle n'était pas tenue d'examiner l'éventuelle application de l'article 85, paragraphe 3, du traité aux conditions de prix, les conditions de prix n'ayant pas été notifiées conformément à l'article 4 (1) ou à l'article 25 du règlement n° 17.
11. Par deux documents (avec annexes) en date du 16 juin 1977, la requérante a fourni ses réponses aux griefs présentés dans la lettre de la Commission du 22 avril 1977. Ces documents ont été complétés par six suppléments.
12. La procédure orale devant la Commission a eu lieu le 22 juin 1977. La décision de la Commission a été rendue le 20 décembre 1977.
13. Cette décision constate que l'interdiction d'exporter du Royaume-Uni vers les autres Etats membres de la CEE et l'interdiction de revente sous douane constituent, pour la période du 1 janvier 1973, jusqu'au 24 juin 1975 ou jusqu'aux environs de cette date, une infraction à l'article 85, paragraphe 1, du traité et rejette la demande d'application de l'article 85, paragraphe 3, en ce qui concerne les clauses et la période ci-dessus décrite. Elle constate en outre que les conditions de prix, qui sont formulées dans l'annexe II des lettres circulaires en date du 24 juin 1975 et du 23 février 1977, constituent une infraction à l'article 85, paragraphe 1, du traité et qu'une application de l'article 85, paragraphe 3, à leur égard n'était pas justifiée. La requérante était tenue de veiller à ce qu'il soit mis fin sans délai à cette dernière infraction.
14. La requérante demande l'annulation de la décision litigieuse, et, subsidiairement, de son article 3 en ce qu'il déclare qu'une application de l'article 85, paragraphe 3, n'est pas justifiée en ce qui concerne les conditions de prix qui font partie des contrats de vente de whisky écossais, de gin, de vodka et de pimm's conclus entre les filiales de DCL et leurs clients établis dans le Royaume-Uni.
15. Elle reconnaît que les conditions de ventes, telles que rédigées en 1973, violaient l'article 85 du traité, et ne pouvaient bénéficier d'une exemption au titre de l'article 85, paragraphe 3, mais elle soutient que la décision de la Commission doit être annulée dans sa totalité à cause de certaines irrégularités procédurales qui seraient de nature à violer les droits de la défense.
16. En ce qui concerne les conditions de prix telles que rédigées en 1975 et en 1977, elle reconnaît également qu'elles tombent sous l'interdiction de l'article 85, paragraphe 1, du traité. Elle soutient, cependant, que ces conditions sont susceptibles de bénéficier d'une exemption en vertu du paragraphe 3 du même article, et que c'est à tort que la Commission a refusé d'accorder une telle exemption.
17. Quant au pimm's, elle soutient en outre que les ventes de ce produit dans les autres pays membres que le Royaume-Uni seraient minimes par rapport aux ventes des autres spiritueux. Les conditions de prix échapperaient, dès lors, à l'interdiction de l'article 85, paragraphe 1, en ce qui concerne ce produit.
18. La Commission, pour sa part, conteste les arguments de la requérante. Elle nie l'existence d'irrégularités de procédure et ajoute que celles-ci même si elles étaient établies, ne seraient pas de nature à violer les droits de la défense. Elle soutient en outre que - comme elle l'avait indiqué à la requérante dans la communication des griefs - en l'absence de notification en conformité avec les dispositions du règlement n° 17, les conditions de prix ne pourraient pas bénéficier d'une exemption en vertu de l'article 85, paragraphe 3, du traité.
Sur l'absence de notification des conditions de prix
19. Il convient d'examiner en premier lieu l'effet juridique de l'absence de notification des conditions de prix en conformité avec les dispositions du règlement n° 17 du conseil et du règlement d'application de la Commission.
20. L'article 4, paragraphe 1, du règlement n° 17 dispose :
" les accords, décisions et pratiques concertées visés à l'article 85, paragraphe 1, du traité ... Et en faveur desquels les intéressés désirent se prévaloir des dispositions de l'article 85, paragraphe 3, doivent être notifiés à la Commission. Aussi longtemps qu'ils n'ont pas été notifiés, une décision d'application de l'article 85, paragraphe 3, ne peut être rendue ".
21. L'article 6, paragraphe 1, du même règlement précise à cet égard que :
" Lorsque la Commission rend une décision d'application de l'article 85, paragraphe 3, du traité, elle indique la date à partir de laquelle sa décision prend effet. Cette date ne saurait être antérieure au jour de la notification. "
22. L'article 24 du même règlement autorise la Commission à arrêter des dispositions d'application concernant, entre autres, la forme, la teneur, et les autres modalités de la notification prévue à l'article 4. En vertu des pouvoirs conférés par cette disposition, la Commission a arrêté le règlement (CEE) n° 1133-68 du 26 juillet 1968 (JO n° L. 189, p. 1) qui dispose que les notifications prévues à l'article 4 du règlement n° 17 doivent être présentées au moyen d'un formulaire A/B reproduit en son annexe, qui oblige les intéressés à répondre à une série de questions précises, dont la réponse est indispensable pour mettre la Commission en mesure de prendre sa décision.
23. Il est constant que la requérante n'a jamais notifié les conditions de prix conformément aux dispositions précitées, même après que, dans la communication des griefs, la Commission a fait valoir que la requérante n'avait pas notifié les conditions de prix en conformité avec les dispositions du règlement n° 17 et du règlement n° 1133-68, avec la conséquence qu'elle ne pouvait pas bénéficier de l'exemption de l'article 85, paragraphe 3, la requérante n'a pas procédé à une notification mais s'est bornée à soutenir que lui refuser le bénéfice de l'article 85, paragraphe 3 pour ce seul motif constituerait une application trop formaliste des dispositions en cause. Elle ajoute que la Commission n'a pas insisté sur une notification formelle, car elle avait utilisé, et avait demandé à la requérante d'utiliser le même numéro de référence pour les conditions de prix et pour les conditions de vente, notifiées en 1973 en vue d'une exemption, ce qui aurait pu lui faire croire que les conditions de prix seraient examinées conjointement avec les conditions de vente en vue d'une éventuelle exemption.
24. Ainsi que la Commission le soutient avec raison, en l'absence d'une notification conforme aux exigences du règlement, les conditions de prix ne peuvent pas bénéficier d'une exemption en vertu de l'article 85, paragraphe 3. Le seul fait que, pour des raisons administratives, le même numéro de référence soit utilisé pour la correspondance relative aux conditions de vente dûment notifiées et la correspondance relative aux conditions de prix, qui ne l'ont pas été, est sans pertinence.
Sur les irrégularités de procédure alléguées par la requérante
25. Les irrégularités de procédure alléguées par la requérante sont, notamment, les suivantes :
1) La consultation du comite consultatif vise à l'article 10 du règlement n° 17 aurait eu lieu le 21 octobre 1977, tandis que le procès-verbal de la procédure orale devant la Commission, du 22 juin 1977, n'avait été rédigé, même sous forme de projet non révisé, que le 25 octobre 1977, de sorte que le comité n'aurait pas été en mesure d'apprécier les arguments avances par la requérante au cours de la procédure orale ;
2) Plusieurs suppléments à la réponse de la requérante à la communication des griefs de la Commission, suppléments que la requérante a considérés comme importants pour l'appréciation de la thèse soutenue par elle, n'auraient pas été communiqués au comité consultatif ;
3) La Commission aurait fourni à la requérante une copie de la plainte des intervenantes dont une partie importante aurait été supprimée, et aurait refusé de lui fournir la partie supprimée (pour autant que cette partie ne serait pas couverte par le secret des affaires) en soutenant que cette partie de la plainte n'était pas pertinente ; en revanche, la plainte intégrale aurait été communiquée au comite consultatif comme comptant parmi les documents les plus importants.
26. Au vu des considérations ci-dessus exposées, il n'est pas nécessaire d'examiner les irrégularités de procédure alléguées par la requérante. Il n'en serait autrement que s'il existait une possibilité qu'en l'absence de ces irrégularités la procédure administrative aurait pu aboutir à un résultat différent. Sous réserve de ce qui est dit par la requérante au sujet du produit pimm's, le recours se limite en effet à contester la légalité du refus opposé par la Commission d'exempter les conditions de prix de l'interdiction de l'article 85, paragraphe 1, en application de l'article 85, paragraphe 3. Il n'est pas contesté par la requérante que les conditions de prix violent l'article 85, paragraphe 1. Ayant toutefois omis de notifier lesdites conditions à la Commission, la requérante s'est privée par son propre fait de toute possibilité d'obtenir, dans le cadre de la procédure faisant l'objet du recours, une décision d'exemption en application de l'article 85, paragraphe 3. Même en l'absence des irrégularités de procédure alléguées par la requérante, la décision de la Commission, fondée sur l'absence de notification, n'aurait pu dès lors être différente.
27. En ce qui concerne le pimm's, comme il a été exposé ci-dessus, la requérante soutient que les conditions de prix échapperaient à l'interdiction de l'article 85, paragraphe 1, du traité pour le seul motif que les ventes de ce produit dans les pays membres autres que le Royaume-Uni seraient minimes par rapport aux ventes des autres spiritueux.
28. La thèse de la requérante ne saurait être retenue. S'il est vrai qu'un accord peut échapper à la prohibition de l'article 85, paragraphe 1, lorsqu'il n'affecte le marché que d'une manière insignifiante, compte tenu de la faible position qu'occupent les intéréssés sur le marché des produits en cause, les mêmes considérations ne valent pas dès lors qu'il s'agit d'un produit dont une grande entreprise détient la totalité de la production. Dans ces circonstances, il n'y a pas lieu de distinguer aux fins du recours entre le pimm's et les autres boissons produites par la requérante.
29. A la suite du mémoire en duplique et de la demande en intervention de Bulloch, la requérante a, en application de l'article 42 du règlement de procédure de la Cour, envoyé à la Cour un addendum au mémoire en réplique, faisant valoir certains nouveaux moyens en ce qui concerne les prétendues irrégularités de la procédure administrative. La Commission et l'intervenant ont déposé leurs mémoires en réponse dans le délai imparti par le président de la Cour conformément à l'article 42. Selon l'article 42, dernier alinéa, la décision sur la recevabilité des moyens reste réservée à l'arrêt définitif. Au vu de ce qui est dit en ce qui concerne la pertinence des irrégularités alléguées, il n'est pas nécessaire de statuer sur la recevabilité des nouveaux moyens.
30. Le recours doit des lors être rejeté.
Sur les dépens
31. Aux termes de l'article 69, paragraphe 2, du règlement de procédure, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens ; la requérante ayant succombe en son action, il y a lieu de la condamner aux dépens.
Par ces motifs,
LA COUR
Déclare et arrête :
1) le recours est rejeté.
2) la partie requérante supporte les dépens, y compris ceux des intervenantes.