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Décisions

CJCE, 27 septembre 1988, n° 65-86

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Bayer AG (Sté), Société de constructions mécaniques Hennecke GmbH

Défendeur :

Süllhöfer

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Mackenzie Stuart

Présidents de chambre :

MM. Bosco, Moitinho de Almeida, Rodriguez Iglesias

Avocat général :

M. Darmon

Juges :

MM. Koopmans, Everling, Kakouris, Joliet, Schockweiler

Avocats :

MM. Hoffmann, Brändel

CJCE n° 65-86

27 septembre 1988

1. Par ordonnance du 4 février 1986, parvenue à la Cour le 6 mars suivant, le Bundesgerichtshof a posé, en vertu de l'article 177 du traité CEE, une question préjudicielle relative à l'interprétation des articles 30 et suivants et 85 du traité CEE, en vue de déterminer la compatibilité avec ces dispositions d'une clause, insérée dans un accord de licence, par laquelle le licencié s'engage à ne pas contester la validité de certains droits techniques de propriété industrielle d'une teneur identique à ceux qui lui sont concédés en licence et qui ont été octroyés au donneur de licence dans plusieurs Etats membres de la Communauté européenne.

2. Cette question a été soulevée dans le cadre d'un litige entre M. Süllhöfer (ci-après "Süllhöfer"), commerçant à Düsseldorf, et les sociétés Bayer AG et Hennecke GmbH, dont le capital appartient en totalité à la première (ci-après "Bayer" et "Hennecke"), ayant leur siège en république fédérale d'Allemagne. Le litige porte sur la validité de l'accord mentionné ci-dessus ainsi que sur l'obligation pour ces sociétés de rendre des comptes et de verser des dommages-intérêts à Süllhöfer.

3. Le 20 décembre 1950, Bayer a obtenu un brevet (" Moroni ") concernant des procédés et dispositifs destinés à la fabrication en continu de panneaux, lés et feuilles continus en substances moussables, à base, notamment, de polyuréthane. Le 22 juillet 1965, Süllhöfer a déposé un modèle d'utilité et une demande de brevet pour l'installation d'une double bande transporteuse destinée à la fabrication de panneaux, à base de mousse rigide de polyuréthane. Le modèle d'utilité a été enregistré le 21 juillet 1966. S'agissant de la demande de brevet, elle a été publiée le 17 août 1967, date à compter de laquelle le délai d'opposition commençait à courir.

4. Des actions en justice ont opposé ensuite Süllhöfer à Hennecke de 1967 jusqu'au début de l'année 1968. Süllhöfer, se prévalant du modèle d'utilité précité, avait mis Hennecke en garde, ainsi que les clients de celle-ci. Hennecke demandait, pour sa part, que le modèle d'utilité précité soit déclaré nul et Süllhöfer condamné à payer une indemnité pour mise en garde illégale et fautive.

5. Entre-temps, Bayer et Hennecke, qui étaient alors deux entreprises autonomes, s'étaient opposées à la demande de brevet précitée, formulée par Süllhöfer.

6. L'accord en question a été conclu le 9 avril 1968 pour mettre fin aux actions en justice susmentionnées. Par cet accord, Süllhöfer a concédé à Hennecke et à Bayer une licence non exclusive à titre gratuit pour l'exploitation du modèle d'utilité et du brevet susmentionnés, avec la possibilité pour ces deux sociétés de concéder des sous-licences. Süllhöfer s'est engagé aussi à concéder à Hennecke et à Bayer, par licence à titre onéreux, l'exploitation des droits de propriété industrielle correspondants dont il était titulaire dans d'autres Etats membres, avec le droit pour les deux sociétés de concéder des sous-licences.

7. Pour sa part, Bayer a concédé à titre onéreux à Süllhöfer une licence non exclusive et non cessible de fabrication des panneaux en mousse faisant l'objet d'un brevet allemand dont elle était titulaire, a renoncé à introduire contre Süllhöfer une action en contrefaçon de ce brevet et s'est engagée avec Hennecke à ne pas contester la validité du brevet demandé par Süllhöfer concernant les doubles bandes transporteuses susmentionnées. Les parties contractantes se sont engagées, en outre, à se désister des actions en justice susmentionnées.

8. Quelques années après, de nouveaux différends ont surgi entre les parties, ce qui a conduit Süllhöfer à résilier l'accord du 9 avril 1968. A la suite de son recours, le landgericht Düsseldorf a constaté la nullité de cet accord, au motif qu'il était fondé sur des manœuvres dolosives. En appel, l'Oberlandesgericht Düsseldorf a considéré que la clause de non-contestation était incompatible avec l'article 85, paragraphe 1, du traité, ce qui entraînait la nullité de l'accord dans son ensemble, en application de l'article 139 du Code civil allemand, aux termes duquel, "si une partie de l'acte juridique est nulle, cet acte juridique est nul dans son intégralité s'il n'y a pas lieu d'admettre qu'il aurait été pris même sans la partie qui est nulle".

9. Considérant que la Cour ne s'est pas encore prononcée sur la compatibilité avec le traité CEE d'une clause de non-contestation, en vertu de laquelle le licencié s'engage à s'abstenir de contester la validité de certains droits techniques de propriété industrielle d'une teneur identique à ceux qui lui sont concédés par licence et dont le donneur de licence est titulaire dans plusieurs Etats membres de la Communauté, le Bundesgerichtshof a sursis à statuer et a posé à la Cour la question préjudicielle suivante :

" Est-il compatible avec le traité instituant la Communauté européenne (articles 30 et suivants et article 85 du traité CEE) d'introduire dans un accord de licence une clause par laquelle les parties conviennent contractuellement que le licencié s'abstiendra de contester la validité de certains droits techniques de propriété industrielle d'une teneur identique qui lui sont concédés en licence et qui ont été octroyés au donneur de licence dans plusieurs Etats membres de la Communauté européenne ?"

10. Pour un plus ample exposé des faits du litige au principal et des observations présentées à la Cour, il est renvoyé au rapport d'audience. Ces éléments du dossier ne sont repris ci-dessous que dans la mesure nécessaire au raisonnement de la Cour.

Sur la compatibilité de la clause de non-contestation avec les articles 30 et suivants du traité CEE

11. En ce qui concerne la question de savoir si la clause de non-contestation de certains droits de propriété industrielle est compatible avec les articles 30 et suivants du traité, il y a lieu de rappeler que ces articles font partie des règles qui visent à assurer la libre circulation des marchandises et à éliminer, à cette fin, les mesures des Etats membres qui sont susceptibles, de quelque manière que ce soit, d'entraver celle-ci. En revanche, les accords entre entreprises sont régis par les règles de concurrence qui, posées par les articles 85 et suivants du traité, tendent à maintenir une concurrence efficace à l'intérieur du Marché commun.

12. La question préjudicielle vise l'insertion, dans un contrat de licence d'un brevet, d'une clause de non-contestation. Elle ne met donc pas en cause l'application d'une législation nationale relative à l'exercice d'un droit de propriété industrielle susceptible d'entraver la libre circulation des marchandises entre les Etats membres, mais la validité d'un accord entre entreprises qui pourrait avoir pour objet ou pour effet d'empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence.

13. Par conséquent, le problème d'interprétation du droit communautaire soulevé par la question préjudicielle concerne l'article 85, et non les articles 30 et suivants du traité.

Sur la compatibilité de la clause de non-contestation avec l'article 85, paragraphe 1, du traité CEE

14. Selon la Commission, la clause de non-contestation d'un droit de propriété industrielle insérée dans un accord de licence doit, en principe, être considérée comme une restriction de la concurrence. Toutefois, une telle clause serait compatible avec l'article 85, paragraphe 1, du traité lorsqu'elle est insérée dans un accord visant à mettre fin à un litige pendant devant une juridiction, à condition que l'existence du droit de propriété industrielle qui fait l'objet du litige soulève des doutes sérieux, que l'accord ne contienne pas d'autres clauses restreignant la concurrence et que la clause de non-contestation soit relative au droit litigieux.

15. Le point de vue soutenu par la Commission ne saurait être accueilli. En interdisant certains "accords" conclus entre entreprises, l'article 85, paragraphe 1, du traité ne fait aucune distinction entre les accords qui ont pour objet de mettre fin à un litige et ceux qui poursuivent d'autres buts. Il y a lieu d'ajouter que l'appréciation portée sur un accord amiable de ce type ne préjuge pas la question de savoir si, et dans quelle mesure, une transaction judiciaire intervenue devant une juridiction nationale et constituant un acte judiciaire peut être frappée de nullité pour avoir violé le droit communautaire de la concurrence.

16. Une clause de non-contestation insérée dans un accord de licence de brevet peut avoir, eu égard au contexte juridique et économique, un caractère restrictif de la concurrence au sens de l'article 85, paragraphe 1, du traité.

17. En ce qui concerne ce contexte, il y a lieu de préciser que le caractère restrictif de la concurrence fait défaut lorsque la licence est concédée à titre gratuit, étant donné que, dans ces circonstances, le licencié n'a pas à subir les désavantages concurrentiels tenant au paiement de redevances.

18. Une clause de non-contestation contenue dans une licence concédée à titre onéreux n'a pas non plus de caractère restrictif de la concurrence lorsque la licence porte sur un procédé techniquement dépassé auquel ne recourrait pas l'entreprise intéressée.

19. Il convient toutefois de préciser que, dans l'hypothèse où la juridiction nationale estimerait que la clause de non-contestation, contenue dans la licence concédée à titre onéreux, entraîne une atteinte à la liberté d'action du licencié, il lui incomberait encore de vérifier si, compte tenu de la position qu'occupent les entreprises concernées sur le marché des produits en cause, elle est de nature à restreindre la concurrence de manière sensible.

20. Il y a lieu de préciser enfin que, si cette condition est remplie, un accord de concession réciproque de licences portant sur des droits de propriété industrielle qui se trouvent protégés dans plusieurs Etats membres de la Communauté est susceptible d'affecter le commerce entre les Etats membres, même si les parties à l'accord sont établies dans le même Etat membre.

21. Compte tenu de ces éléments, il convient de répondre à la question posée par la juridiction nationale qu'une clause de non-contestation dans un accord de licence de brevet peut, en fonction du contexte juridique et économique, avoir un caractère restrictif de la concurrence au sens de l'article 85, paragraphe 1, du traité. Une telle clause n'a toutefois pas de caractère restrictif de la concurrence lorsque la licence qui la contient a été concédée à titre gratuit et que le licencié n'a, dès lors, pas à subir des désavantages concurrentiels tenant au paiement de redevances, ou encore lorsque la licence a été concédée à titre onéreux, mais porte sur un procédé techniquement dépassé auquel ne recourrait pas l'entreprise qui a accepte l'obligation de non-contestation.

Sur les dépens

22. Les frais exposés par la Commission des Communautés européennes, qui a soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.

Par ces motifs,

LA COUR,

statuant sur la question à elle soumise par le Bundesgerichtshof, par ordonnance du 4 février 1986, dit pour droit :

Une clause de non-contestation dans un accord de licence de brevet peut, en fonction du contexte juridique et économique, avoir un caractère restrictif de la concurrence au sens de l'article 85, paragraphe 1, du traité. Une telle clause n'a toutefois pas de caractère restrictif de la concurrence lorsque la licence qui la contient a été concédée à titre gratuit et que le licencié n'a, dès lors, pas à subir des désavantages concurrentiels tenant au paiement de redevances, ou encore lorsque la licence a été concédée à titre onéreux, mais porte sur un procédé techniquement dépassé auquel ne recourrait pas l'entreprise qui a accepte l'obligation de non-contestation.