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Décisions

CA Reims, ch. civ. sect. 1, 26 février 1990, n° 1601-88

REIMS

Arrêt

Infirmation

PARTIES

Demandeur :

Cottereaux (Epoux)

Défendeur :

Goulet Turpin (Sté)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Minini

Conseillers :

MM Bouillon, Garcin

Avoués :

SCP Thoma-Le Runigo, SCP Chalicarne-Delvincourt

Avocats :

Mes Rousselle, Antoine

T. com. Reims, du 26 janv. 1988

26 janvier 1988

FAITS ET PROCEDURE

Par contrat du 1er novembre 1978, la société Goulet Turpin a confié aux époux Cottereaux la cogérance de sa succursale n° 987, au 117 rue de Courcelles à Paris XVIIe, étant précisé qu'antérieurement et depuis Septembre 1972, M. Cottereaux était seul à gérer diverses succursales Goulet Turpin à Sezanne (Marne), puis à Soissons (Aisne) jusqu'au mois d'Octobre 1978 ;

Il est constant que l'exploitation des époux Cottereaux a débuté le 26 octobre 1978 ;

Par lettre recommandée avec avis de réception la société Goulet Turpin a mis fin à ce contrat, au motif qu'un inventaire de gestion en date du 22 novembre 1983 avait fait ressortir un manquant de 128 195,78 F, qui n a pas été couvert immédiatement par les gérants. Un inventaire de cession a été dressé le 4 avri1 1984 ;

Par assignation du 10 décembre 1984, la société Goulet Turpin a fait citer les époux Cottereaux devant le Tribunal de commerce de Reims pour voir constater que l'inventaire de cession a révélé un manquant en marchandises ou en espèces d'une valeur de 180 871,51 F, pour s'entendre condamner les époux Cottereaux in solidum à lui payer cette somme avec intérêts de droit depuis le 4 avril 1984, ainsi que 5 000 F de dommages-intérêts et 3 500 F au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ;

Par jugement avant dire droit du 17 septembre 1985, le tribunal a ordonné une expertise en désignant comme expert M. Boscher, puis par ordonnance de remplacement du 26 novembre 1985, M. Hamzaoui avec mission de déterminer l'origine de la réalité du déficit d'une part, et d'autre part de calculer le montant des sommes restant dues aux époux Cottereaux à titre de salaires, congés payés, arriérés de rémunérations inférieures au SMIC, et de faire les comptes entre les parties ;

L'expert a déposé son rapport le 26 juin 1986 en concluant, premièrement, que les documents comptables communiqués (compte de la succursale, compte personnel du gérant, inventaires réguliers et probants) permettent d'arrêter la créance de la société Goulet Turpin à 195 079,02 F, deuxièmement, que l'origine de ce déficit est constitué par le défaut de versement par les gérants d'espèces provenant de la vente et de marchandises en dépôt, troisièmement, que la cogérante a reçu pour rémunération conformément au contrat, la somme de 125 812,82 F, quatrièmement, que le gérant a reçu la somme de 497 883,73 F, cinquièmement, que pour la même période le SMIC a été de 188 576,63 F et que la rémunération du gérant a donc été très supérieure, sixièmement enfin, que des retenues sur salaires ont été pratiquées vis-à-vis du gérant pour réduire sa dette pour un montant de 17 260,31 F ;

Par jugement du 26 janvier 1988, le Tribunal de commerce de Reims a condamné les époux Cottereaux à payer à la société Goulet Turpin la somme de 195 079,02 F avec intérêts de droit à compter du 4 avril 1984, ainsi que 5 000 F de dommages-intérêts et une somme de 3 500 F au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile, outre les dépens du procès, l'exécution provisoire du jugement étant ordonnée, en homologuant purement et simplement le rapport d'expertise ;

Par déclaration du 14 juin 1986, les époux Cottereaux ont relevé appel de ce jugement ;

Par arrêt de référé du Premier Président de cette cour du 12 octobre 1988, la demande de suspension de l'exécution provisoire des appelants a été rejetée ;

Les parties ont régulièrement conclu, le 4 octobre 1989 pour les appelants, les 11 avril 1989 et 30 novembre 1989 pour l'intimée ;

L'ordonnance de clôture a été prononcée le 4 janvier 1990 et l'affaire a été plaidée contradictoirement le 29 janvier 1990 ;

MOYENS DES PARTIES

Les époux Cottereaux concluent à l'infirmation du jugement dont appel ;

Ils invoquent d'abord des arguments de forme pour demander l'annulation du rapport d'expertise de M. Hamzaoui par application des articles 276 et 16 du nouveau Code de procédure civile au motif qu'il aurait violé le principe du contradictoire, en ne répondant pas à un de leurs dires en date du 25 mars 1986 qui n'a même pas été annexé au rapport ;

Ils contestent ensuite le contenu de ce rapport d'expertise en se prévalant d'un autre rapport comptable qu'ils qualifient d'expertise, établi à leur demande le 5 mars 1984 par M. Picard, lui-même expert auprès de la Cour d'appel de Versailles, qui fait état de nombreuses erreurs de fait imputables à Goulet Turpin au cours des inventaires successifs, et qui constate une incompatibilité et une incohérence, entre l'existence de déficits mensuels chroniques, voire même importants ne suscitant aucune réaction de Goulet Turpin et dans le même temps la reconnaissance aux gérants d'un important boni ;

Quant au rapport Hamzaoui, ils soulignent avec force qu'il n'y a pas eu d'inventaire d'établi au moment de leur prise de possession, mais seulement un inventaire en date du 15 novembre 1978, soit posociétérieur de trois semaines, qui ne peut donc avoir qu'une valeur de renseignement ;

Ils s'étonnent que M. Hamzaoui n'en ait tiré aucune conséquence alors qu'il indique lui-même que sont seuls probants les inventaires de prise de possession et de cession, les inventaires intermédiaires étant sar valeur ;

Ils affirment par ailleurs que n'ont pas été prises en compte les erreurs de gestion de la société Goulet Turpin elle-même, qui a imputé initialement à leur débit des factures antérieures a leur prise de fonction sans régulariser entièrement ensuite, qui a comptabilisé encore à leur débit des factures en double, qui a comptabilisé à tort on excès à heur charge certaines livraisons, qui par contre a porté à leur débit au lieu de les mettre à leur crédit des livraisons faites par eux-mêmes à leurs clients, ou qui ne leur a crédité que de façon incomplète un stock de parfumerie repris par elle ;

Ils prétendent aussi que l'expertise judiciaire n'a pas pris en compte le phénomène de pertes de marchandises livrées en mauvais état et invendables, non plus que les erreurs sur les quantités livrées, alors qu'il s'agit de faits imputables à la gestion de la société Goulet Turpin ;

Ils estiment qu'à ces divers titres il devrait au contraire être porté à leur crédit une somme de 206 836,07 F

Ils demandent donc à la cour de dire qu'il n'y a pas en l'espèce de déficit d'inventaire mais un déficit de gestion ;

Ils soutiennent que dès lors la société Goulet Turpin pourrait leur réclamer que l'excédent des rémunérations versées par rapport au SMIC à compter du premier mois de constatation d'un déficit, mais qu'en l'espèce l'absence de production par la société Goulet Turpin d'inventaires mensuels interdit une telle réclamation, conformément aux articles L. 78l et suivants et L. 143-2 du Code du travail ;

En revanche ils demandent à la cour de faire droit à la demande reconventionnelle de Mme Cottereaux en paiement d'un complément de rémunération de 62 763,81 F pour atteindre la rémunération minimale égale au SMIC ;

Ils demandent enfin la condamnation de la société Goulet Turpin à leur payer une somme de 10 000 F au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile, ainsi qu'à supporter les entiers dépens ;

La société Goulet Turpin conclut au contraire à la confirmation du jugement entrepris ;

Elle indique d'abord que l'inventaire de cession du 4 avril 1984 a été établi régulièrement et contradictoirement ;

Elle explique ensuite que le travail de M. Picard, qui n'est pas, lui, contradictoire, ne saurait avoir de valeur probante ;

Sur le fond du litige, elle reprend les résultats des inventaires successifs établis depuis le 26 octobre 1978 pour constater que les sept premiers résultats de gestion ont été normalement régularisés, et que c'est seulement le 15 septembre 1983 qu'est apparu un important manquant, confirmé par le contre-inventaire du 22 novembre 1983 ;

Elle rappelle qu'elle a notifié ce résultat (alors débiteur de 128 196,78 F) le 28 décembre 1983 au gérant avec un délai d'un mois pour le vérifier, lui adressant le 9 février 1984 une relance on raison du silence de celui-ci ;

Elle estime ainsi n'avoir commis aucune faute en mettant fin au contrat de gérance pour le 4 avril 1984 ;

Elle considère que le rapport d'expertise de M. Hamzaoui est tout à fait clair et précis, et qu'il a répondu entièrement aux dires des parties, la lettre des appelants du 25 mars 1986 n'étant qu'une lettre de transmission de documents commentés ;

Elle prétend avoir déjà répondu aux critiques des époux Cottereaux dans son propre dire du 11 juin 1986

Elle soutient que la cogérante a été rémunérée sur les bases contractuelles, sans aucune contestation ni d'elle-même, ni du gérant ;

Elle conteste enfin l'application des dispositions du Code du travail, le déficit constaté étant bien un déficit d'inventaire ;

C'est pourquoi elle demande à la cour de rejeter toutes les prétentions des appelants, et de condamner au contraire ceux-ci à lui payer à hauteur d'appel 5 000 F de dommages-intérêts et une somme de 5 000 F au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile, ainsi qu a supporter les entiers dépens ;

Sur ce, LA COUR,

Attendu que pour la clarté de la présente décision, il y a lieu d'abord d'écarter comme non pertinentes les critiques de forme des appelants, tenant à la prétendue violation du principe du contradictoire ;

Attendu qu'en ce qui concerne le rapport d'expertise celui-ci est régulier on la forme, les époux Cottereaux n'ayant véritablement adressé qu'un seul dire à l'expert le 27 mai 1986, leur lettre du 25 mars 1986 n'étant qu'une transmission commentée de divers documents ; qu'au surplus ces commentaires sont repris dans le dire du 27 mai suivant ;

Attendu, quant aux conditions d'établissement de l'inventaire de cession, que la lettre de M. Cottereaux lui-même du 5 avril 1984 à la Chambre Départementale des Huissiers de Justice contient l'aveu de sa présence à cet inventaire ; qu'il ne conteste pas sa signature au bas de cet inventaire ; que les certificats médicaux produits par lui pour établir un état psychologique perturbé sont posociétérieurs de plusieurs mois, et que ceux relatifs à son état cardiaque sont sans intérêt pour les circonstances de l'espèce ;

Attendu, quant au travail de M. Picard, que ce document, quelle que soit la qualité de son auteur, ne peut être mis sur le même plan que le rapport d'expertise judiciaire de M. Hamzaoui, faute d'avoir été établi contradictoirement, et M. Picard précisant lui-même ne l'avoir dressé qu'après de premières recherches toutes partielles que ce document ne sera donc retenu qu'à titre de simple renseignement fourni par les appelants, élaborant des propositions d'explications de la situation on termes conditionnels ;

Attendu sur le fond qu'il y a lieu de juger que c'est par une mauvaise appréciation des éléments de l'espèce que le Tribunal de commerce de Reims a homologué purement et simplement le rapport d'expertise de M. Hamzaoui ;

Attendu en effet qu'il y a lieu de relever que ce rapport est entaché d'une contradiction initiale entre la méthodologie exposée et retenue par l'expert, et les éléments de fait sur lesquels l'expert a travaillé ; qu'ainsi, M. Hamzaoui indique (page 3) avoir travaillé sur des documents comptables probants, définis on ce qui concerne les inventaires (page 7) comme ne pouvant être que le premier inventaire d'ouverture et le dernier inventaire de clôture, les inventaires périodiques n'ayant qu'un caractère indicatif ;

Attendu toutefois qu'il est constant que les époux Cottereaux ont pris possession de la succursale n° 987 le 26 octobre 1978 ; qu'il n'a pas été établi d'inventaire à cette date précise, et que l'inventaire du 15 septembre 1978 n'a pas été établi en leur présence ; qu'ainsi, l'inventaire du 15 novembre 1978 dressé après trois semaines d'exploitation ne peut avoir qu'un caractère intermédiaire et donc indicatif, et ne peut aucunement avoir le caractère d'inventaire de prise de possession ;

Attendu qu'au surplus M. Hamzaoui n'a pas relevé que dans la créance totale réclamée par Goulet Turpin est inclus un déficit de 12 278,88 F relatif à l'activité de la succursale de Soissons n° 176, alors que pour cette succursale M. Cottereaux était seul gérant, et que Mme Cottereaux n'a pas juridiquement à subir une condamnation de ce chef ;

Attendu par ailleurs qu' il est constant que chacun des époux Cottereaux avait la qualité de cogérant de la succursale en cause n° 987, et qu'il n'est pas contesociété que chacun d'eux avait droit, tant au titre des dispositions contractuelles (accord collectif national) que légales, à une rémunération égale au SMIC; que dès lors l'expert Hamzaoui ne pouvait se borner dans le cadre de sa mission à affirmer que Mme Cottereaux avait perçu pendant sa cogérance une somme de 125 812,82 F et que pendant le même temps la moyenne de SMIC avait été de 188 76,63 F; qu'il lui appartenait à tout le moins de relever cette différence et de constater que, si au début du contrat, la rémunération de la cogérante était bien égale au SMIC, elle n'avait ensuite jamais varié;

Attendu qu'il y a lieu encore de relever que la société Goulet Turpin ne produit pas les situations de comptes mensuelles qu'elle s'obligeait pourtant contractuellement à adresser aux cogérants (article 12 du contrat) ;

Attendu dès lors qu'il y a lieu d'accorder la plus grande attention aux critiques émises par les époux Cottereaux , et aussi aux réserves contenues dans le travail de M. Picard, qui a été communiqué à l'expert judiciaire, puisque celui-ci on fait état ;

Attendu qu'ainsi, en plus des observations précédentes, il est particulièrement significatif de relever, comme l'a fait M. Picard, d'une part, que la succursale dont s'agit aurait fonctionné avec un déficit mensuel moyen de 2 000 F jusqu 'en mars 1983 et que de mars à septembre 1983 se serait constitué un déficit de 93 036 F, soit 15 500 F par mois, alors que d'autre part, tout aussitôt après, la société Goulet Turpin a payé à ses gérants un boni de 9 861,06 F sur la période du 15 septembre au 22 novembre 1983 ; que cependant ni l'expert judiciaire, ni la société Goulet Turpin n'ont apporté d'explications sur une telle situation ;

Attendu que dans ces conditions il y a d'abord lieu de juger que les déficits invoqués ne peuvent être qualifiés de déficits d'inventaire, la preuve n'étant pas faite qu'ils ne seraient le résultat que de manquants en marchandises ou en espèces imputables aux seuls cogérants ;

Attendu qu'il y a lieu ensuite de dire que la société Goulet Turpin ne rapporte pas la preuve de l'existence d'un déficit de gestion subsistant à la charge de ses gérants ; qu'en effet par exemple sa réponse aux critiques des époux Cottereaux tant sur la comptabilité des livraisons que sur des erreurs de créditement (sur la reprise d'un stock de parfumerie ou pour des livraisons faites par eux prises en compte comme si elles avaient été faites à eux) se limite à un renvoi à son dire à l'expert du ll juin 1986 ; qu'il ne ressort pas des termes du rapport de M. Hamzaoui que celui-ci ait vérifié pièce par pièce les éléments contesociétés, ses investigations ayant porté sur les seuls inventaires établis par la société Goulet Turpin, sur la valeur desquels la cour s'est déjà prononcée que pourtant la société Goulet Turpin a la charge d'une telle preuve ;

Attendu en conséquence qu'il y a lieu d'infirmer le jugement déféré et de débouter la société Goulet Turpin de l'ensemble de ses prétentions à l'encontre des époux Cottereaux ;

Attendu par contre qu'il est incontestable, comme il a été démontré précédemment, que la cogérante n'a pas perçu sur toute la durée de sa gestion la rémunération équivalente au SMIC qui lui était due; qu'ainsi, par application des dispositions légales du Code du travail, et en l'absence d'inventaires mensuels réguliers, il y a lieu de faire droit à la demande de Mme Cottereaux en paiement de son complément de rémunération pour 62 763,81 F;

Attendu qu'il apparaît équitable de condamner la société Goulet Turpin à participer aux frais irrépétibles des appelants dans la juste proportion de 4 500 F par application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ;

Attendu que la société Goulet Turpin devra supporter les entiers dépens de procès, tant de première instance, avec y compris les frais d'expertise, qu'à hauteur d'appel ;

Par ces motifs, Statuant publiquement et contradictoirement ; Reçoit les époux Léon et Francine Cottereaux on leur appel et les y dit bien fondés ; Infirme on toutes ses dispositions le jugement du Tribunal de commerce de Reims du 26 janvier 1988 ; Dit que le déficit litigieux constaté au 4 avril 1984 dans la succursale n° 987 du 117 rue de Courcelles à Paris XVIIe de la société Goulet Turpin n'est pas un déficit d'inventaire ; Dit que la société Goulet Turpin ne rapporte pas la preuve pour cette succursale d'un déficit de gestion imputable à cette date à ses cogérants ; Déboute on conséquence la société Goulet Turpin de toutes ses prétentions à l'encontre des époux Cottereaux ; Condamne la société Goulet Turpin à payer à Mme Cottereaux la somme de soixante deux mille sept cent soixante trois francs et quatre vingt un centimes (62 763,81 F) à titre de complément de rémunération pour la durée de sa gestion, et aux époux Cottereaux une somme de quatre mille cinq cents francs (4 500 F) au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ; Condamne la société Goulet Turpin aux entiers dépens de première instance, avec les frais d'expertise, et d'appel qui seront recouvrés conformément à l'article 699 du nouveau Code de procédure civile.