CJCE, 3 décembre 1987, n° 136-86
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Bureau national interprofessionnel du Cognac
Défendeur :
Aubert
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Bosco (faisant fonction)
Présidents de chambre :
MM. Due, Moitinho de Almeida
Avocat général :
Sir Gordon Slynn
Juges :
MM. Koopmans, Everling, Bahlmann, Galmot, Kakouris, Joliet, O'Higgins, Schockweiler
Avocats :
Mes Calmels, Thiollet
LA COUR,
1. Par jugement du 26 mai 1986, parvenu à la Cour le 4 juin suivant, le Tribunal d'instance de Saintes (France) a posé, en vertu de l'article 177 du traité CEE, deux questions préjudicielles relatives à l'interprétation de l'article 85 du traité CEE en vue d'apprécier la compatibilité avec les règles de concurrence de la fixation de quotas de production d'eaux-de-vie de cognac et de cotisations visant à en assurer le respect.
2. Ces questions ont été soulevées dans le cadre d'une procédure introduite par le Bureau national interprofessionnel du cognac (ci-après "BNIC"), dont le siège est à Cognac, contre M. Yves Aubert, viticulteur établi à Saint-Porchaise, en vue d'obtenir la condamnation de celui-ci au paiement de la somme de 7 916,02 FF correspondant à la cotisation due par ce viticulteur pour dépassement du quota de commercialisation fixé dans les conditions examinées ci-après.
3. Ainsi qu'il ressort du jugement de renvoi et du dossier de l'affaire, le BNIC est une organisation interprofessionnelle dans le secteur des vins et des eaux-de-vie de cognac qui a été créée par un arrêté ministériel du 5 janvier 1941. Les ressources du BNIC sont assurées par des taxes parafiscales. Selon l'arrêté du ministre de l'Agriculture du 18 février 1975 (JORF 26 février 1975), en vigueur à l'époque des faits :
"Le BNIC est composé de :
a) deux personnalités, l'une représentant la viticulture, l'autre le commerce de la région délimitée par le décret du 1er mai 1909;
b) sur présentation de listes établies par les organisations professionnelles intéressées :
- dix-neuf délégués des viticulteurs et des coopératives de distillation;
- dix-neuf délégués des négociants et des bouilleurs de profession;
- un délégué du syndicat des vins vinés;
- un délégué des producteurs de Pineau des Charentes;
- un délégué des courtiers;
- un délégué des industries annexes;
- un délégué du personnel cadre et maîtrise (commerce);
- un délégué des ouvriers des chais de Cognac;
- un technicien viticole;
- un ouvrier viticole.
Aucune personne exerçant la profession de négociant, de courtier, de bouilleur ou une profession connexe ne peut représenter les producteurs et réciproquement.
Les membres du bureau sont nommés pour trois ans par arrêté du ministre de l'Agriculture. Leur mandat est renouvelable.
Assistent aux délibérations du bureau et peuvent prendre part aux débats avec voix consultative :
- les directeurs départementaux de l'agriculture et les directeurs des services fiscaux de la Charente et de la Charente-Maritime;
- l'inspecteur divisionnaire de la répression des fraudes;
- les fonctionnaires charges du contrôle économique et financier du bureau."
En outre, un président et un commissaire du gouvernement sont nommés par le ministre.
4. Selon le règlement intérieur du BNIC, en vigueur au moment des faits litigieux au principal, ses membres sont regroupes en deux "familles", celle du négoce et celle de la viticulture. Ces familles, après avoir chacune arrêté leur position, suite à des négociations internes, à la majorité qualifiée, peuvent conclure un accord qui, selon la loi n° 75-600, du 10 juillet 1975, relative à l'organisation interprofessionnelle agricole, complétée et modifiée par la loi n° 80-502, du 4 juillet 1980, peut viser à favoriser : la connaissance de l'offre et de la demande, l'adaptation et la régularisation de l'offre, la mise en œuvre, sous le contrôle de l'Etat, des règles de mise en marché, des prix et des conditions de paiement, la qualité des produits, les relations interprofessionnelles dans le secteur intéressé et la promotion du produit sur les marchés intérieur et extérieur.
5. En vertu des dispositions combinées des articles 2 et 5 de la même loi, suite à une demande de l'assemblée plénière du BNIC, l'accord conclu peut être "étendu" par arrêté ministériel, et cette extension a pour effet de rendre l'accord obligatoire pour tous les membres des professions constituant cette organisation professionnelle.
6. Selon l'article 3, alinéa 1, de la loi susmentionnée, "les organisations interprofessionnelles reconnues, visées à l'article 1er, sont habilitées à prélever, sur tous les membres des professions les constituant, des cotisations résultant des accords étendus selon la procédure fixée à l'article précédent et qui, nonobstant leur caractère obligatoire, demeurent des créances de droit privé".
7. Le 29 octobre 1979, le commissaire du gouvernement auprès du BNIC, sur la base des délibérations de cet organisme du 18 octobre 1979, a pris une "décision" applicable à la campagne 1979/1980, réglementant certains aspects de cette dernière. Un quota de production se décomposant en un quota de commercialisation et en un quota de stockage d'alcool pur par hectare a été fixé ainsi que des cotisations, exigibles en cas de dépassement de ces quotas. Les ressources dégagées par application de cette décision étaient destinées à être utilisées, d'une part, pour octroyer des subsides aux viticulteurs qui n'avaient pas eu la possibilité de négocier leur "quota commercialisable" pour tout ou partie, qui renoncent à le produire en cognac (300 FF par hl d'alcool pur), et, d'autre part, pour financer notamment l'étude et la recherche de débouchés (autres que le cognac et le Pineau des Charentes) pour les mouts et vins issus du vignoble blanc spécialisé de la région délimitée Cognac.
8. Cette décision a été reprise, pour l'essentiel, dans un accord interprofessionnel conclu au sein du BNIC le 23 novembre 1979.
9. L'accord a fait l'objet d'une extension par arrêté ministériel du 2 janvier 1980, conformément à la loi n° 75-600 susmentionnée.
10. C'est sur la base de ces dispositions que M. Yves Aubert a été assigné par le BNIC devant le Tribunal d'instance de Saintes, en vue du paiement de cotisations pour dépassement du quota de commercialisation. Cette juridiction a posé à la Cour les questions préjudicielles suivantes :
"1) Les dispositions tendant à créer des quotas de production se décomposant en un quota de commercialisation et en un quota de stockage, dans la mesure où elles tendent à limiter la production d'un produit pour maintenir la qualité dudit produit, sont-elles compatibles avec les dispositions de l'article 85 du traité de Rome ?
2) Sinon, une cotisation ayant pour assiette un tel quota est-elle compatible avec les mêmes dispositions du traité de Rome ?"
11. Les questions posées par la juridiction nationale visent en substance à savoir si :
- un accord interprofessionnel conclu par deux groupements d'opérateurs économiques, dans le cadre et selon la procédure d'un organisme tel que le BNIC, qui prévoit le paiement d'une cotisation en cas de dépassement d'un quota de production d'alcool pur par hectare, est contraire à l'article 85, paragraphe 1, du traité CEE;
- un arrêté ministériel qui détermine l'extension d'un tel accord est contraire aux obligations imposées aux Etats membres par l'article 5 du traité CEE, lu en combinaison avec les articles 3, sous f), et 85 du même traité.
Sur la compatibilité de l'accord interprofessionnel avec l'article 85, paragraphe 1, du traité
12. Le BNIC soutient d'abord que l'article 85, paragraphe 1, ne trouve pas à s'appliquer en l'espèce, étant donné qu'on ne se trouverait pas en présence d'un accord, mais d'une mesure prise par l'autorité publique.
13. Cet argument doit être rejeté. Ainsi que la Cour l'a jugé dans son arrêt du 30 janvier 1985 (BNIC/Clair, 123-83, Rec. p. 391), le fait de la conclusion d'un accord par deux groupements d'opérateurs économiques, tels que les deux "familles" des viticulteurs et des négociants, dans le cadre d'un organisme comme le BNIC, n'a pas pour effet de soustraire cet accord au champ d'application de l'article 85 du traité.
14. Selon le BNIC, l'article 85, paragraphe 1, du traité, n'est pas applicable à l'accord interprofessionnel susmentionné du fait que cet accord concerne des produits agricoles qui font l'objet d'une organisation nationale de marché. Ces produits seraient soumis aux règles de concurrence du traité, dans les conditions fixées par le règlement n° 26 du Conseil, du 4 avril 1962, portant application de certaines règles de concurrence à la production et au commerce des produits agricoles (JO L 30, p. 993). Or, l'article 2 de ce règlement établit que "l'article 85, paragraphe 1, du traité est inapplicable aux accords, décisions et pratiques visées à l'article précédent qui font partie intégrante d'une organisation nationale du marché et qui sont nécessaires à la réalisation des objectifs énoncés à l'article 39 du traité".
15. Il importe, à cet égard, de relever que le quota de production et la cotisation susmentionnés se rapportent à des eaux-de-vie. Celles-ci, ainsi qu'il ressort de l'annexe II du traité (ex 22.09), sont expressément exclues de la catégorie des produits agricoles et constituent des produits industriels. Le fait qu'une partie du produit des cotisations soit destinée à des actions concernant les vins et les mouts ne saurait intervenir dans la détermination des règles de concurrence applicables.
16. Il y a lieu, ensuite, d'examiner si les accords en cause sont susceptibles de restreindre la concurrence et d'affecter le commerce entre Etats membres.
17. L'accord en question, en pénalisant toute augmentation de production, tend à figer la situation existante et rend plus difficile à un producteur d'améliorer sa position concurrentielle sur le marché. Il est, dès lors, de nature à restreindre la concurrence entre producteurs.
18. S'il est exact que l'accord vise l'eau-de-vie utilisée dans la fabrication du cognac, c'est-à-dire un produit semi-fini qui n'est normalement pas expédié hors de la région de production, il n'en reste pas moins que ce produit constitue la matière première d'un autre produit, le cognac, commercialisé dans toute la Communauté. Dès lors, des accords imposant le paiement de cotisations en cas de dépassement de quotas commercialisables sont susceptibles d'affecter les échanges entre Etats membres.
19. Il s'ensuit que l'accord interprofessionnel susmentionné est interdit par l'article 85, paragraphe 1, du traité.
20. Le BNIC soutient, en outre, que les dispositions adoptées ne pourraient pas être incompatibles avec l'article 85, paragraphe 1, du traité, au motif qu'elles visent à faire face à une situation caractérisée par la stagnation des ventes et l'accroissement des stocks des eaux-de-vie de cognac, en assurant l'équilibre économique de la région où 63 000 viticulteurs et environ 9 000 salariés, employés dans les maisons de négoce, vivent de l'activité viticole.
21. Il convient, à cet égard, de relever que ces circonstances auraient pu éventuellement être invoquées par le BNIC à l'appui d'une demande adressée à la Commission et tendant à ce que les dispositions de l'article 85, paragraphe 1, soient déclarées inapplicables conformément au paragraphe 3 du même article. Toutefois, une demande en ce sens n'a pas été présentée à la Commission.
Sur la compatibilité de l'arrêté d'extension avec l'article 5 du traité CEE
22. Il convient d'examiner, à cet égard, si, et dans quelle mesure, il est contraire aux obligations imposées aux Etats membres en vertu de l'article 5 du traité CEE, lu en combinaison avec les articles 3, sous f), et 85, de déterminer par acte d'autorité publique, l'extension d'un accord contraire à cette dernière disposition.
23. Selon une jurisprudence constante, les articles 85 et 86 du traité concernent le comportement des entreprises et non pas des mesures législatives ou réglementaires des Etats membres, mais il n'en reste pas moins vrai que le traité impose à ceux-ci de ne pas prendre ou maintenir en vigueur des mesures susceptibles d'éliminer l'effet utile de ces dispositions(arrêt du 16 novembre 1977, INNO, 13-77, Rec. p. 2115).
24. Tel est notamment le cas lorsque un Etat membre renforce, par un arrêté d'extension, les effets d'accords contraires à l'article 85.
25. Il y a donc lieu de répondre aux questions posées par la juridiction nationale que :
- un accord interprofessionnel conclu par deux groupements d'opérateurs économiques, dans le cadre et selon la procédure d'un organisme tel que le BNIC, qui prévoit le paiement d'une cotisation en cas de dépassement d'un quota de production d'alcool pur par hectare, est contraire à l'article 85, paragraphe 1, du traité CEE;
- un arrêté ministériel qui détermine l'extension d'un tel accord est contraire aux obligations imposées aux Etats membres par l'article 5 du traité CEE, lu en combinaison avec les articles 3 f) et 85 du même traité.
Sur les dépens
26. Les frais exposés par le gouvernement britannique ainsi que par la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.
Par ces motifs,
LA COUR,
statuant sur les questions à elle soumises par le Tribunal d'instance de Saintes, par jugement du 26 mai 1986, dit pour droit :
1) Un accord interprofessionnel conclu par deux groupements d'opérateurs économiques, dans le cadre et selon la procédure d'un organisme tel que le BNIC, qui prévoit le paiement d'une cotisation en cas de dépassement d'un quota de production d'alcool pur par hectare, est contraire à l'article 85, paragraphe 1, du traité CEE.
2) Un arrêté ministériel qui détermine l'extension d'un tel accord est contraire aux obligations imposées aux Etats membres par l'article 5 du traité CEE, lu en combinaison avec les articles 3, sous f), et 85 du même traité.