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Décisions

CJCE, 6e ch., 5 octobre 1988, n° 247-86

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Alsatel (Sté)

Défendeur :

Novasam (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Due

Avocat général :

M. Mancini

Juges :

MM. Rodriguez Iglesias, Koopmans, Bahlmann, Kakouris

Avocats :

Mes Meyer, Anstett-Gardea, Coutrelis

CJCE n° 247-86

5 octobre 1988

Par jugement du 17 septembre 1986, précisé et complété par jugement du 10 décembre suivant, parvenus à la Cour respectivement le 2 octobre et le 29 décembre, le Tribunal de grande instance de Strasbourg a posé, en vertu de l'article 177 du traité CEE, une question préjudicielle relative à l'interprétation de l'article 86 du traité.

Cette question a été soulevée dans le cadre d'un litige entre la société Alsacienne et Lorraine de Télécommunications et d'Electronique (Alsatel, ci-après "demanderesse ") et la société anonyme de travail temporaire Novasam (ci-après "défenderesse "), ayant pour objet la réclamation par la première société à la seconde d'une indemnité équivalant aux trois quarts des annuités restant à courir de la durée de trois contrats de location-entretien d'installations téléphoniques résiliés par la défenderesse. Les installations en cause, dont chacune comprend plusieurs postes, appartiennent à la catégorie des installations dites complexes.

Il ressort du jugement de renvoi que les contrats de location et entretien de matériel téléphonique que la demanderesse soumet à la souscription de ses clients ont une durée initiale de quinze ans, mais qu'ils sont reconduits pour une durée identique si, suite à des modifications de l'installation, le loyer initial subit une augmentation de 25 % au moins.

Selon la juridiction nationale, le contrat comporte une obligation d'exclusivité à la charge du locataire pour tout changement, déplacement, extension, mise en service des lignes et, en général, toute modification de l'installation. Cette obligation interdirait dans les faits aux locataires de s'adresser à un autre fournisseur de matériel pendant toute la durée du contrat. Les modifications de l'installation entraîneraient l'établissement d'avenants dont le prix serait indéterminé et, compte tenu de l'obligation d'exclusivité imposée aux locataires, pourrait être fixé unilatéralement par la demanderesse.

La défenderesse ayant fait valoir que les contrats résiliés étaient contraires aux règles de concurrence du traité CEE, la juridiction nationale a décidé de surseoir à statuer et a posé à la Cour la question préjudicielle suivante :

"Eu égard à la part importante que détient Alsatel sur le marché régional, les contrats établis par cette société révèlent-ils de sa part l'exploitation abusive d'une position dominante au sens de l'article 86 du traité CEE ?"

En ce qui concerne les faits de l'affaire, le déroulement de la procédure et les observations présentées à la Cour, il est renvoyé au rapport d'audience. Ces éléments du dossier ne sont repris ci-dessous que dans la mesure nécessaire au raisonnement de la Cour.

Compte tenu de ce que la Commission et la défenderesse ont invité la Cour à examiner les problèmes posés non seulement sous l'angle de l'article 86 du traité, seul visé par la question de la juridiction nationale, mais également de l'article 85 du traité, il convient de relever d'emblée que la Cour ne saurait suivre une telle voie.

En effet, il ressort du dossier qu'en l'espèce la juridiction nationale, seule compétente, dans le cadre du système de l'article 177, pour apprécier la pertinence des questions d'interprétation du droit communautaire en vue de trancher le litige dont elle est saisie, a refusé implicitement, en ne visant dans sa question que l'article 86, d'interroger la Cour à l'égard de l'interprétation de l'article 85 du traité nonobstant la demande expresse présentée en ce sens par la défenderesse au cours de la procédure au principal.

En vue de répondre à la question posée, il convient de rappeler d'abord que l'article 86 du traité interdit, dans la mesure où le commerce entre Etats membres est susceptible d'en être affecté, l'exploitation abusive d'une position dominante sur le marché commun ou dans une partie substantielle de celui-ci. Or, d'après la défenderesse et la Commission, les clauses imposées par la demanderesse dans les contrats qu'elle conclut relativement à la durée et au prix seraient en fait constitutives d'un abus de position dominante.

A cet égard, il y a lieu de relever que si l'obligation imposée aux locataires de s'adresser exclusivement à l'installateur pour toute modification de l'installation peut être justifiée par le fait que l'équipement reste la propriété de l'installateur, le caractère indéterminé du prix des avenants entraînés par ces modifications, sa fixation unilatérale par l'installateur, ainsi que la reconduction automatique du contrat pour quinze ans si lesdites modifications comportent une augmentation du loyer de plus de 25 %, peuvent constituer, en revanche, des conditions de transaction non équitables interdites en tant que pratiques abusives par l'article 86 du traité si toutes les conditions d'application de cet article sont réunies.

La première condition d'application dudit article est l'affectation du commerce entre Etats membres. L'interprétation de cette condition, figurant aux articles 85 et 86 du traité, doit prendre comme point de départ son but, qui est de déterminer le domaine d'application du droit communautaire de la concurrence. C'est ainsi que relèvent du domaine du droit communautaire toute entente et toute pratique susceptibles d'influencer, de manière directe ou indirecte, actuelle ou potentielle, les courants d'échange entre les Etats membres et d'entraver ainsi l'interpénétration économique voulue par le traité. Cette condition serait remplie notamment si les clauses contractuelles ci-dessus relevées avaient pour effet de restreindre les importations de matériel téléphonique en provenance d'autres Etats membres provoquant de ce fait un cloisonnement du marché. Aucun élément du dossier ne permet de supposer que tel est le cas. Il appartient toutefois à la juridiction nationale d'établir les vérifications de fait nécessaires à cet égard.

La deuxième condition posée par l'article 86 est qu'il y ait position dominante sur le marché commun ou une partie substantielle de celui-ci. Une telle position dominante se caractérise, selon la jurisprudence de la Cour (voir arrêt du 9 novembre 1983, Michelin, 322-81, Rec. p. 3461), par une situation de puissance économique détenue par une entreprise, qui donne à celle-ci le pouvoir de faire obstacle au maintien d'une concurrence effective sur le marché en lui fournissant la possibilité de comportements indépendants dans une mesure appréciable vis-à-vis de ses concurrents et de ses clients.

Pour examiner si une telle position dominante existe dans un cas comme celui de l'espèce, il convient de déterminer la puissance économique de l'entreprise en question sur le marché en cause, lequel doit être délimité tant du point de vue des activités concernées que du point de vue de son étendue géographique.

A cet effet, il convient de tenir compte des éléments de fait suivants, qui ressortent du dossier : les contrats qui sont à l'origine du litige au principal ont pour objet la location et l'entretien d'installations téléphoniques; en raison du régime de monopole des télécommunications existant en France, les installations téléphoniques ne peuvent être fournies que par l'administration des postes et télécommunications, d'une part, et, d'autre part, par des installateurs privés, comme Alsatel, auxquels est partiellement délégué l'exercice du monopole; ces installateurs privés doivent être autorisés par l'administration; enfin, les autorisations accordées sont valables au niveau national.

Il s'ensuit que le cadre dans lequel les conditions de concurrence sont suffisamment homogènes pour pouvoir apprécier la puissance économique de l'entreprise dont il est question est le marché des installations téléphoniques sur l'ensemble du territoire français.

La Commission a néanmoins soutenu que, à l'intérieur du marché global des installations téléphoniques, il serait possible de distinguer, du point de vue des activités concernées, un marché de la location-entretien de matériel téléphonique et que, sur ce plan, en raison notamment de l'importance du facteur entretien, la concurrence entre les installateurs s'exercerait, en premier, lieu dans le cadre local et régional. Ce serait donc sur ce sous-marché géographique que devrait être appréciée la situation des installateurs afin de déterminer s'ils détiennent ou non une position dominante en ce qui concerne le marché de la location-entretien d'installations téléphoniques.

A cet égard, il convient d'observer que, s'agissant d'apprécier si l'entreprise à une puissance économique lui permettant de faire obstacle au maintien d'une concurrence effective, on ne saurait isoler comme marché à prendre en considération celui de la location-entretien, alors qu'il apparaît que les usagers ont le choix entre cette modalité contractuelle et celle de l'achat des mêmes équipements. La thèse de la Commission sur le caractère non interchangeable de ces deux modalités, qui est fondée sur la perspective des seuls usagers ayant déjà opté pour la location-entretien, ne peut être retenue.

Aucun élément du dossier ne permet de supposer que la demanderesse jouit d'une position dominante sur l'ensemble du territoire français. En revanche, la seule circonstance de fait dont le jugement de renvoi fait état à l'égard de la puissance économique de la demanderesse est la part importante détenue par cette entreprise sur le marché régional.

A cet égard, il convient de relever qu'une telle constatation n'est pas suffisante pour établir l'existence d'une position dominante de l'entreprise en cause. En effet, d'une part, il résulte de la jurisprudence de la Cour que si le fait qu'une entreprise détienne une part de marché d'une grande ampleur peut être, certes, un indice significatif de l'existence d'une position dominante, cette circonstance, prise isolément, n'en est pas nécessairement un facteur déterminant, mais doit être prise en considération ensemble avec d'autres facteurs (voir arrêt du 13 février 1979, Hoffmann-La Roche, 85-76, Rec. p. 461). D'autre part, il résulte de ce qui précède que, dans des circonstances telles que celles de l'espèce, la puissance économique de l'entreprise ne peut être appréciée que dans le cadre géographique de l'ensemble du territoire national.

Si la part importante détenue dans le marché régional par la demanderesse était le résultat d'une entente entre les installateurs autorisés visant au partage des marchés régionaux, une telle entente devrait être appréhendée par l'article 85 du traité. Ce n'est que si une telle répartition était le fait d'un ensemble d'entreprises relevant du même groupe que, conformément à la jurisprudence de la Cour, l'article 86 pourrait être applicable (voir arrêts du 8 juin 1971, Deutsche Grammophon, 78-70, Rec. p. 487, et du 16 décembre 1975, Suiker Unie, 40 à 48, 50, 54 à 56, 111, 113 et 114-73 Rec. p. 1663).

La Commission a, toutefois, suggéré à la Cour d'examiner si un parallélisme de comportement de plusieurs entreprises indépendantes, notamment en matière de prix et conditions de transactions, qui ne laisserait à leurs clients aucune possibilité de négocier les termes des contrats à conclure, pourrait donner lieu à une position dominante collective relevant de l'article 86 du traité.

A cet égard, il convient de relever que la Cour ne saurait se placer dans une telle hypothèse, alors que celle-ci est étrangère à la situation de fait envisagée par la juridiction nationale et qu'elle n'est basée que sur des informations dont la Commission disposerait et qui, à ses dires mêmes, ne seraient pas suffisamment précises. Dans le cas où la Commission estimerait qu'il y a des indices de l'existence de pratiques contraires aux règles de concurrence du traité, il lui incomberait de mettre en œuvre les pouvoirs d'enquête qu'elle détient en vue de veiller à l'application de ces règles.

Il convient donc de répondre à la juridiction nationale que ne relèvent pas de l'interdiction de l'article 86 du traité CEE des pratiques contractuelles, même abusives, d'une entreprise d'installations téléphoniques qui détient une part importante du marché régional dans un Etat membre, dès lors que cette entreprise n'a pas une position dominante sur le marché à prendre en considération, en l'espèce le marché national des installations téléphoniques.

Sur les dépens

Les frais exposés par la Commission des Communautés européennes, qui a soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.

Par ces motifs,

LA COUR (sixième chambre),

Statuant sur la question à elle soumise par le Tribunal de grande instance de Strasbourg, par jugement du 17 septembre 1986, précisé et complété par jugement du 10 décembre suivant, dit pour droit :

L'article 86 du traité CEE doit être interprété en ce sens que ne relèvent pas de l'interdiction de cet article des pratiques contractuelles, même abusives, d'une entreprise d'installations téléphoniques qui détient une part importante du marché régional dans un Etat membre, dès lors que cette entreprise n'a pas une position dominante sur le marché à prendre en considération, en l'espèce le marché national des installations téléphoniques.