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Décisions

TPICE, 2 décembre 1994, n° T-322/94 R

TRIBUNAL DE PREMIERE INSTANCE DES COMMUNAUTES EUROPEENNES

Ordonnance

PARTIES

Demandeur :

Union Carbide Corporation

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Cruz Vilaça

Avocat :

Me Hartnett.

TPICE n° T-322/94 R

2 décembre 1994

LE PRÉSIDENT DU TRIBUNAL DE PREMIERE INSTANCE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

En fait

1 Par requête enregistrée au greffe du Tribunal le 11 octobre 1994, la société Union Carbide Corporation (ci-après "UCC") a introduit, en vertu de l'article 173, quatrième alinéa, du traité instituant la Communauté européenne (ci-après "traité CE"), un recours visant à l'annulation de la décision de la Commission du 8 juin 1994, relative à une procédure d'application du règlement (CEE) n° 4064-89 du Conseil, du 21 décembre 1989, relatif au contrôle des opérations de concentration entre entreprises (IV-M.269 - Shell/Montecatini).

2 Par acte séparé enregistré au greffe du Tribunal le même jour, la requérante a également introduit, en vertu des articles 185 et 186 du traité CE:

- une demande de sursis à l'exécution de la décision attaquée;

- une demande tendant à ce que le Tribunal enjoigne aux parties notifiantes de ne pas réaliser l'opération;

- une demande tendant à ce que le Tribunal enjoigne à Shell Petroleum NV, à Shell Oil Company (ci-après "Shell Oil") et aux autres sociétés appartenant au groupe Royal Dutch/Shell (ci-après "Shell") de s'abstenir de toute nouvelle action susceptible de porter préjudice aux intérêts et à la compétitivité de l'entreprise commune UCC/Shell Oil.

3 La Commission a présenté ses observations écrites sur la présente demande en référé le 28 octobre 1994. Les parties ont été entendues en leurs explications orales le 14 novembre 1994.

4 Avant d'examiner le bien-fondé de la demande en référé, il convient de rappeler le contexte de la présente affaire et, en particulier, les faits essentiels qui sont à l'origine du litige dont le Tribunal est saisi, tels qu'ils résultent des mémoires déposés par les parties et des explications orales données au cours de l'audition du 14 novembre 1994.

5 La requérante participe à une entreprise commune avec Shell Oil, société appartenant au groupe Shell. L'entreprise commune UCC/Shell Oil, dont le capital est détenu à 50 % par chacune des entreprises participantes, exerce ses activités, entre autres, sur le marché mondial de l'octroi de licences de technologie aux producteurs de résine de polypropylène. UCC/Shell Oil octroie à ces producteurs des licences pour l'utilisation d'un paquet de technologie (ci-après "technologie Unipol"), lequel combine le procédé de polymérisation UNIPOL, développé par UCC, avec le catalyseur SHAC, développé par Shell Oil. Aux termes d'un accord séparé, UCC participe encore avec Shell Oil et la société SIRM, qui fait également partie du groupe Shell, à un programme tripartite de recherche et de développement sur les catalyseurs utilisés dans le cadre de la technologie du polypropylène.

6 Actuellement, le marché de la technologie du polypropylène, qui est un marché global, comporte deux opérateurs principaux, détenteurs de technologies avancées et prêts à octroyer des licences portant sur ces technologies aux tiers producteurs de résine de polypropylène. La première position sur ce marché est occupée par Himont, une filiale de Montedison, appartenant au groupe Ferruzzi. Himont détient la technologie Spheripol et a été pionnier dans le développement des technologies "non-slurry" du polypropylène. L'entreprise commune UCC/Shell Oil se trouve en deuxième place, à grande distance des autres concurrents, dont aucun ne détient une part de marché significative. Selon la requérante, la plupart des autres entreprises qui ont développé des technologies du polypropylène sont aussi des producteurs de résine et, de ce fait, ne mettent pas en œuvre une large politique d'octroi de licences, surtout vis-à-vis de tiers qui pourraient les concurrencer sur les marchés régionaux de production et de vente de résine de polypropylène, sur lesquels ces entreprises exercent elles-mêmes leurs activités.

7 Le 4 janvier 1994, Shell Petroleum NV, société holding du groupe Shell, et Montedison Nederland NV ont notifié à la Commission, en vertu du règlement (CEE) n° 4064-89 du Conseil, du 21 décembre 1989, relatif au contrôle des opérations de concentration entre entreprises (version révisée publiée au JO 1990, L. 257, p. 13, ci-après "règlement n° 4064-89"), le projet de constitution d'une entreprise commune devant s'appeler "Sophia" et réunissant les intérêts et actifs des deux parties dans le secteur des polyoléfines. Cette opération comporterait, entre autres, la fusion de presque toutes leurs activités relatives à la production et la vente de résine de polypropylène, ainsi que l'apport à l'entreprise commune d'une grande partie des droits de propriété intellectuelle et des équipements respectifs de recherche sur la technologie. Les actifs de Shell Oil étaient explicitement exclus des accords notifiés.

8 Par courrier du 21 janvier 1994, UCC a répondu à l'avis que la Commission avait publié le 12 janvier 1994, invitant les tiers concernés à lui transmettre des observations sur l'opération notifiée (JO C. 8, p. 4). La requérante a attiré l'attention de la Commission sur l'actuelle structure du marché de la technologie du polypropylène et sur l'impact négatif que pourrait avoir, sur le jeu de la concurrence, une association entre Shell et Montedison, qui contrôlent chacune une des deux sources fondamentales de technologie. UCC ajoutait également diverses considérations quant aux effets de l'opération notifiée sur le marché de la résine de polypropylène et sur les relations existant entre celui-ci et le marché de la technologie en amont.

9 Après avoir procédé à un examen préliminaire, conformément aux dispositions du règlement n° 4064-89, la Commission a constaté que l'opération notifiée soulevait de sérieux doutes quant à sa compatibilité avec le Marché commun. En conséquence, elle a engagé, le 8 février 1994, la procédure prévue à l'article 6, paragraphe 1, sous c), dudit règlement.

10 Le 28 mars, la Commission a adressé une communication des griefs aux parties notifiantes, selon laquelle la concentration envisagée risquait de créer une position dominante sur le marché ouest-européen de la production et de la vente de résine de polypropylène et sur le marché mondial de l'octroi aux tiers de licences portant sur la technologie du polypropylène. La Commission a tenu compte, notamment, d'une part, de la participation de Montedison et de Shell dans d'autres entreprises communes exerçant leurs activités sur le marché de la résine du polypropylène et, d'autre part, du fait que la position que détiendrait Sophia sur ce marché serait renforcée par le contrôle que Shell pourrait exercer sur les deux technologies principales en concurrence sur le marché de l'octroi de licences.

11 Les 30 et 31 mai, les parties notifiantes ont proposé à la Commission des engagements visant à surmonter les objections soulevées dans la communication des griefs. En substance, ces engagements concernent, d'une part, la vente par Montedison de ses intérêts dans Montefina, un producteur européen de résine de polypropylène, et, d'autre part, le maintien des activités relatives à la technologie Spheripol sous le contrôle exclusif de Montedison, par le biais du transfert des actifs nécessaires à une société dénommée "Technipol", dans laquelle Shell n'aura pas de participation financière.

12 Par décision du 8 juin 1994, la Commission, estimant que les engagements pris par les parties étaient en mesure d'écarter le risque de création d'une position dominante, tant sur le marché de la résine de polypropylène que sur celui de l'octroi de licences de technologie, a déclaré l'opération notifiée compatible avec le Marché commun, sous réserve du respect de ces engagements et de certaines obligations concernant l'établissement et la transmission de rapports périodiques. C'est cette décision qui fait l'objet du recours introduit devant le Tribunal par la requérante.

En droit

13 En vertu des dispositions combinées des articles 185 et 186 du traité et de l'article 4 de la décision 88-591-CECA, CEE, Euratom du Conseil, du 24 octobre 1988, instituant un Tribunal de première instance des Communautés européennes (JO L. 319, p. 1), telle que modifiée par la décision 93-350-Euratom, CECA, CEE du Conseil, du 8 juin 1993 (JO L. 144, p. 21), le Tribunal peut, s'il estime que les circonstances l'exigent, ordonner le sursis à l'exécution de l'acte attaqué ou prescrire les mesures provisoires nécessaires.

14 L'article 104, paragraphe 2, du règlement de procédure du Tribunal prévoit que les demandes relatives à des mesures provisoires visées aux articles 185 et 186 du traité doivent spécifier les circonstances établissant l'urgence, ainsi que les moyens de fait et de droit justifiant à première vue l'octroi de la mesure à laquelle elles concluent. Les mesures demandées doivent présenter un caractère provisoire en ce sens qu'elles ne doivent pas préjuger la décision sur le fond (voir l'ordonnance du président du Tribunal du 10 mai 1994, Société commerciale des potasses et de l'azote et entreprise minière et chimique/Commission, T-88-94 R, Rec. p. II-263).

Arguments des parties

15 UCC estime que les conditions permettant en droit l'octroi des mesures provisoires demandées se trouvent réunies en l'espèce. De l'avis de la requérante, la décision litigieuse est illégale et son exécution imminente entraînerait un préjudice grave et irréparable dans son chef.

16 S'agissant de l'illégalité de la décision, UCC fait valoir que l'acte attaqué est entaché de plusieurs erreurs de droit et de fait et a été adopté en violation de formes substantielles. En premier lieu, la Commission aurait commis une erreur de droit en ce qu'elle a qualifié l'opération en cause comme étant une concentration, soumise par conséquent au règlement n° 4064-89, alors que, selon la requérante, la condition d'application du règlement fixée par son article 3, paragraphe 2, deuxième alinéa, n'est pas remplie. Au vu des intérêts que conserveraient les parties fondatrices sur les marchés où l'entreprise commune agirait en concurrence effective ou potentielle, l'opération aurait une nature coopérative évidente, qui aurait dû amener la Commission à l'examiner au titre de l'article 85 du traité CE. Le risque de coordination du comportement concurrentiel des parties entre elles, ainsi qu'entre elles et leur entreprise commune, ne serait pas éliminé par les engagements visant le maintien de Shell et Montedison comme concurrents indépendants sur le marché de l'octroi de licences de technologie. A cet égard, la requérante, d'une part, souligne la possibilité d'une entrée ultérieure de Sophia sur le marché de la technologie du polypropylène, du fait du développement de la nouvelle technologie Catalloy qui lui sera transmise par Montedison, et, d'autre part, rappelle les termes de la communication de la Commission concernant les opérations de concentration et de coopération au titre du règlement n° 4064-89 (JO 1990, C. 203, p. 10), d'après lesquels, lorsque une entreprise commune exerce des activités sur un marché situé en aval des sociétés fondatrices, une coordination de leur politique de ventes est probable.

17 En second lieu, UCC soutient que la Commission a commis de multiples erreurs de droit et d'appréciation des faits en estimant que les engagements proposés par les parties étaient de nature à écarter le risque de création d'une position dominante sur le marché de la résine de polypropylène et, tout particulièrement, sur le marché de la technologie du polypropylène. En effet, les activités de production de résine de polypropylène, mises en commun dans le cadre de Sophia, auraient une importance économique qui dépasserait largement celle des activités relatives à l'octroi aux tiers de licences portant sur la technologie. Selon UCC, une telle disproportion d'importance constituera pour les entreprises fondatrices une puissante incitation économique à coordonner et à restreindre leurs activités sur le marché de la technologie, même au sacrifice de leur rentabilité, afin de renforcer la position de l'entreprise commune Sophia sur le marché en aval.

18 La requérante fait valoir, enfin, que la Commission a violé des formes substantielles dans l'adoption de la décision litigieuse. D'une part, elle n'aurait pas avancé des éléments de preuve étayant de façon cohérente et convaincante ses affirmations sur les effets des engagements proposés par les parties et n'aurait pas, de ce chef, motivé suffisamment la décision de compatibilité qu'elle a prise relativement à l'opération. D'autre part, la Commission aurait adopté sa décision sans s'accorder le temps nécessaire pour apprécier convenablement les implications de ces engagements, permettre une saisine effective du comité consultatif prévu par le règlement n° 4064-89 et respecter le droit de UCC et des autres tiers concernés à être entendus à ce stade de la procédure. Sur ce point, UCC allègue que la Commission lui a accordé un délai de moins de 24 heures, que la requérante estime manifestement insuffisant, pour présenter des observations sur la version révisée des engagements en cause.

19 S'agissant du risque de préjudice grave et irréparable, la requérante soutient que l'autorisation donnée par la Commission à la constitution de l'entreprise commune entre Shell et Montedison entraînera l'impossibilité pour UCC/Shell Oil de participer de manière effective à l'actuel "round" de négociations de licences, portant sur la technologie du polypropylène, qui est en cours pendant la période 1994-1998. Certains preneurs potentiels de licence, estimant que les intérêts économiques de Shell se trouvent désormais principalement sur le marché de la production de résine, lui auraient déjà fait part de leurs doutes sur la disponibilité de Shell pour soutenir à long terme la technologie Unipol. Cette perception des opérateurs économiques aurait une influence décisive sur les choix de technologie opérés par les preneurs de licence parce que, en raison de l'intensité de la concurrence sur le marché de la production de résine et des investissements substantiels impliqués par la construction d'une usine de polypropylène, ils doivent s'assurer que le donneur de licence poursuivra une politique continue et à long terme de recherche et développement leur garantissant l'accès aux dernières améliorations technologiques. Le préjudice qui découlerait ainsi de la non-conclusion de plusieurs contrats de licence serait non seulement grave mais aussi irréparable, parce que, même si la décision de la Commission était annulée par le Tribunal à l'issue de la procédure principale, la requérante ne serait plus en mesure de rétablir sa position concurrentielle sur le marché de la technologie du polypropylène après la fin du présent "round" de négociations, alors que la plupart des 25 nouvelles licences de technologie nécessaires à l'augmentation des capacités mondiales de production de polypropylène auraient déjà été octroyées, au profit principalement de la technologie Spheripol.

20 Lors de l'audition, la requérante a encore souligné que l'entreprise commune UCC/Shell Oil a depuis toujours prévu, pour les licences octroyées, des redevances inférieures aux redevances minimales fixées dans son accord de constitution. Shell Oil aurait jusqu'à présent donné son consentement à cette pratique, nécessaire pour concurrencer Himont. UCC craint néanmoins que, dans l'avenir, Shell exige le respect des clauses relatives aux redevances minimales, ce qui pourrait éliminer UCC/Shell Oil du marché pour l'octroi de nouvelles licences.

21 La requérante estime, par ailleurs, que l'octroi des mesures provisoires sollicitées ne préjugerait pas les droits des parties notifiantes. Elle rappelle que l'opération notifiée n'a pas encore été mise en œuvre, en attendant le déroulement de la procédure de notification devant les autorités fédérales américaines compétentes en matière de contrôle des concentrations. Dans ces circonstances, UCC considère que les mesures provisoires demandées ne portent pas une grave atteinte aux intérêts des sociétés fondatrices, lesquelles devraient seulement s'abstenir de réaliser l'opération et d'altérer les conditions actuelles du marché avant que l'arrêt du Tribunal mettant fin à l'instance dans la procédure au principal ne soit prononcé.

22 La Commission conteste, tout d'abord, la recevabilité des conclusions de la requérante visant à ce que le Tribunal adresse des injonctions aux parties notifiantes et à toutes les sociétés appartenant au groupe Shell. Elle fait remarquer que le Tribunal ne peut pas adresser des injonctions à des particuliers qui ne sont pas parties à une instance les opposant à une institution communautaire et que, d'une façon plus générale, la compétence pour adresser des injonctions à la demande d'autres particuliers revient aux juridictions nationales.

23 L'institution défenderesse considère, ensuite, que les arguments de la requérante concernant la prétendue illégalité de la décision litigieuse sont contradictoires et se fondent uniquement sur des suppositions quant au comportement futur des sociétés fondatrices, de l'entreprise commune Sophia et des tiers. Elle met, en outre, en cause l'intérêt à agir de la requérante. D'une part, au cas où, comme le soutient la requérante, Shell et Montedison seraient amenées à restreindre leurs activités sur le marché de la technologie du polypropylène pour renforcer la position de Sophia sur le marché de la production de résine de polypropylène, UCC serait alors bénéficiaire de l'augmentation générale du niveau de redevances découlant de cette entente; d'autre part, en ce qui concerne les effets de l'opération sur le marché ouest-européen de la résine de polypropylène, la Commission relève que UCC, qui n'est pas producteur, n'a pas expliqué comment des modifications dans la structure de ce marché pourraient l'affecter. La Commission souligne, par ailleurs, les contradictions dont serait entachée l'argumentation de la requérante lorsqu'elle allègue que les objectifs de Shell sont, simultanément, d'exercer une position dominante avec Montedison sur le marché de la technologie du polypropylène et de préparer son retrait de ce marché pour se concentrer sur le marché de la production de résine. La Commission rappelle, enfin, les pouvoirs dont elle dispose pour entamer, le cas échéant, des procédures, au titre de l'article 85 du traité, à l'encontre d'éventuelles pratiques concertées qui pourraient être mises en œuvre sur le marché de la technologie.

24 S'agissant de l'urgence, la Commission considère que UCC n'a pas démontré que, en l'absence d'un sursis à l'exécution de la décision litigieuse, elle subirait un préjudice certain, grave et irréparable. L'institution défenderesse souligne, tout d'abord, que le lien de causalité entre la décision et le préjudice allégué fait défaut. Elle conteste, ensuite, que des réserves relatives à la viabilité à long terme de la technologie Unipol, en raison d'une hypothétique réduction du soutien apporté par Shell, constituent un facteur décisif dans l'option des preneurs de licence potentiels pour l'une ou l'autre des technologies concurrentes. La Commission fait observer, en outre, qu'à l'époque où ont été faites certaines déclarations de preneurs de licence, exprimant leurs soucis à cet égard, les engagements pris par les sociétés fondatrices de Sophia n'étaient pas encore connus. Elle estime également que UCC pourrait exiger la coopération de Shell afin de rassurer les preneurs de licence potentiels quant au respect de ses obligations en tant que co-donneur de licence de technologie. Enfin, si le préjudice incertain allégué par la requérante devait se vérifier, il ne serait pas irréparable. Dans la mesure où ce préjudice serait imputable à l'action de Shell, UCC pourrait obtenir des dommages-intérêts dans le cadre d'une action civile introduite devant les juridictions américaines compétentes.

25 En ce qui concerne la mise en balance des intérêts, la Commission fait valoir que le préjudice invoqué par la requérante ne saurait, en tout état de cause, menacer son existence, tandis que la suspension de la décision, pouvant remettre en cause la viabilité du projet d'entreprise commune avec Shell, aurait de graves conséquences pour Montedison, dont les difficultés financières sont connues. De l'avis de la Commission, des mesures portant une si sérieuse atteinte aux intérêts de tiers, qui ne sont pas partie au litige et n'ont pas été entendus, ne sauraient se justifier dans le cas d'espèce. Au surplus, l'intérêt public exigerait une prudence particulière en matière de sursis à l'exécution des décisions prises dans le cadre du règlement n° 4064-89, vu les restrictions que celui-ci impose déjà à la liberté commerciale des entreprises qui lui sont soumises.

Appréciation du juge des référés

26 Il convient de constater à titre liminaire, en ce qui concerne les demandes de mesures provisoires sous la forme d'injonctions à adresser aux parties à l'entreprise commune et aux sociétés appartenant au groupe Shell, que ces demandes visent à obtenir du juge des référés des mesures provisoires qui ne rentrent pas dans sa compétence et que, par conséquent, elles doivent être rejetées comme irrecevables.

27 En effet, selon le système de répartition de compétences établi par le traité CE, c'est à la Commission qu'il appartient, si elle l'estime nécessaire, dans le cadre des pouvoirs de contrôle en matière de concurrence que lui attribuent, notamment, les dispositions combinées de l'article 85 du traité et de l'article 3, paragraphe 1, du règlement n° 17 du Conseil, du 6 février 1962, premier règlement d'application des articles 85 et 86 du traité (JO 1962, 13, p. 204), d'adopter une mesure provisoire s'adressant aux parties notifiantes. Le rôle du Tribunal consiste à exercer un contrôle juridictionnel de l'action de la Commission en la matière et non pas à se substituer à la Commission dans l'exercice des pouvoirs qui lui incombent en vertu des dispositions susmentionnées (voir l'ordonnance de la Cour du 17 janvier 1980, Camera Care/Commission, 792-79 R, Rec. p. 119). Les mêmes considérations s'appliquent à la demande de mesures provisoires visant les sociétés du groupe Shell, lesquelles relèvent également, le cas échéant, de la compétence des juridictions nationales.

28 En tout état de cause, il convient de rappeler également que la présente procédure en référé se situe dans le cadre d'un recours introduit en vertu de l'article 173 du traité et visant à l'annulation de la décision litigieuse de la Commission. Dans ces conditions, les mesures provisoires sollicitées ne sont recevables, en principe, que si elles se situent dans le cadre de la décision finale susceptible d'être prise par le Tribunal en vertu des dispositions combinées des articles 173 et 176 du traité CE, et concernent les rapports entre les parties, en l'espèce la requérante et la Commission. Or, tel n'est pas le cas dans le présent litige (voir l'ordonnance du président du Tribunal du 14 décembre 1993, Gestevisión Telecinco/Commission, T-543-93 R, Rec. p. II-1409, points 24 à 26).

29 Concernant l'autre mesure provisoire sollicitée, à savoir le sursis à l'exécution de la décision litigieuse, il convient de constater qu'à ce stade le juge des référés ne saurait exclure que les moyens de fait et droit invoqués par la requérante à l'appui de son recours au principal puissent être fondés.

30 Il y a lieu, par conséquent, d'examiner si l'autre condition d'octroi d'une mesure provisoire, à savoir l'urgence, se trouve vérifiée. Or, il ressort d'une jurisprudence constante (voir, notamment, l'ordonnance Gestevisión Telecinco/Commission, précitée, point 27) que le caractère urgent d'une demande en référé doit s'apprécier par rapport à la nécessité qu'il y a de statuer provisoirement, afin d'éviter qu'un préjudice grave et irréparable ne soit occasionné à la partie qui sollicite la mesure provisoire. C'est à la partie qui sollicite le sursis à l'exécution d'une décision attaquée qu'il appartient d'apporter la preuve qu'elle ne saurait attendre l'issue de la procédure au principal, sans avoir à subir un préjudice qui entraînerait des conséquences graves et irréparables.

31 A cet égard, il convient d'observer que, d'après la requérante, l'affaiblissement allégué de sa position concurrentielle au cours du "round" de négociations ne serait que la conséquence des réactions éventuelles des preneurs de licence potentiels en fonction de leurs perceptions quant au comportement futur de Shell sur le marché de la technologie du polypropylène. Or, d'une part, ce comportement ne saurait être considéré comme une conséquence nécessaire de l'exécution de la décision attaquée et, d'autre part, le préjudice qu'il pourrait causer dans le chef de la requérante est de nature purement hypothétique et basé sur la probabilité aléatoire d'événements futurs et incertains(voir l'ordonnance du président du Tribunal du 15 juillet 1994, EISA/Commission, T-239-94 R, Rec. p. II-703). Dès lors, il y a lieu de constater que, à première vue, le lien de causalité entre la décision et le préjudice allégué par la requérante ne saurait être considéré comme établi.

32 Il ressort, par ailleurs, des éléments du dossier, ainsi que des réponses données par les parties aux questions du Tribunal lors de l'audition du 14 novembre 1994 que, si la requérante a fait valoir que certains preneurs potentiels de licence lui ont fait part de leurs inquiétudes à propos du soutien à long terme de Shell à la technologie Unipol, elle n'a pas pour autant établi que ces doutes seraient décisifs quant à leur décision finale d'acquérir une licence et que UCC/Shell Oil ne serait pas en mesure d'offrir aux preneurs de licence des garanties ou des contreparties de nature à retenir leur intérêt. D'ailleurs, comme la Commission l'a relevé, il n'est pas exclu que certains clients potentiels puissent exprimer des doutes sur la viabilité d'une technologie qui les intéresse dans le but d'obtenir de meilleures conditions de la part des donneurs de licence, surtout dans le cadre du "round" de négociations en cours.

33 Il ressort également des déclarations des parties lors de l'audition que, si UCC estime que des déclarations et des comportements récents de Shell, notamment son projet d'association avec Montedison, sont susceptibles de lui causer un préjudice, une violation actuelle des obligations contractuelles liant à présent les deux sociétés, soit en vertu de l'accord instituant l'entreprise commune UCC/Shell Oil, soit dans l'exécution de l'accord séparé visant la recherche et le développement de la technologie Unipol et des catalyseurs assortis, n'a pas été établie, ni même alléguée. En revanche, il ressort des explications données par UCC à la même occasion que la violation de ces obligations contractuelles aurait, dans le cas de rupture de l'accord, de lourdes conséquences économiques et financières qui devraient être portées devant les juridictions compétentes.

34 En ce qui concerne les craintes de UCC relatives à l'imposition par Shell d'une augmentation des redevances jusqu'au seuil minimal fixé dans l'accord UCC/Shell Oil, la requérante n'a pas rendu vraisemblables ses allégations. En effet, sur la base des éléments avancés par UCC, il n'est pas possible au juge des référés de tenir pour vérifié l'intérêt de Shell à détruire la position concurrentielle d'une entreprise commune, à laquelle elle participe à 50 %, au bénéfice direct de la société Technipol dans laquelle elle n'a aucune participation financière.

35 Dans ces circonstances, il y a lieu de conclure que les éléments de preuve apportés par la requérante n'ont pas permis d'établir à suffisance de droit que le préjudice qu'elle invoque soit certain ou irréparable et qu'il soit la conséquence directe de la décision prise par la Commission ou de son exécution. Le juge des référés constate également que la requérante n'a pas étayé de façon convaincante ses allégations quant à l'urgence, en ce sens qu'elle ne saurait attendre l'issue de la procédure au fond.D'une part, il est prévisible que l'arrêt mettant fin à l'instance dans la procédure principale soit prononcé avant la fin de l'actuel "round" de négociations de licences. D'autre part, il est douteux que le sursis à l'exécution de la décision attaquée soit susceptible, en soi, de dissiper les incertitudes des tiers sur le comportement futur de Shell.

36 Il convient, en tout état de cause, de mettre en balance l'intérêt de la requérante à la suspension de la décision litigieuse avec l'intérêt public qui s'attache à l'exécution des décisions prises dans le cadre du règlement n° 4064-89, ainsi que les intérêts des tiers qui seraient directement affectés par la suspension de la décision. A cet égard, il y a lieu, tout d'abord, de rappeler que l'adoption dudit règlement a eu comme but principal d'assurer l'efficacité du contrôle et la sécurité juridique aux entreprises soumises à son application (voir l'ordonnance du président du Tribunal du 15 décembre 1992, CCE de la Société générale des Grandes Sources e.a./Commission, T-96-92 R, Rec. p. II- 2579). En outre, dans les circonstances de l'espèce, force est de reconnaître que le sursis à l'exécution de la décision attaquée pourrait avoir des conséquences graves pour les sociétés fondatrices de Sophia, en particulier pour Montedison.

37 Au vu l'ensemble de ce qui précède, il y a lieu de constater que les conditions permettant, en droit, l'octroi du sursis à l'exécution de la décision litigieuse ne sont pas satisfaites et que la demande doit être rejetée.

Par ces motifs,

LE PRÉSIDENT DU TRIBUNAL

ordonne :

1) La demande en référé est rejetée.

2) Les dépens sont réservés.