CA Versailles, 12e ch. sect. 1, 11 mai 2000, n° 00-00460
VERSAILLES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
3M France (SA)
Défendeur :
Spontex (SNC)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Gallet
Conseillers :
MM. Raffejeaud, Dragne
Avoués :
SCP Jullien-Lecharny-Rol, SCP Bommart-Minnault
Avocats :
Mes Claisse, Greffe.
RAPPEL DES FAITS ET DE LA PROCEDURE
La société 3M France commercialise une gamme de produits d'entretien dont des éponges, et a mis au point un procédé qui empêche, par incorporation d'une molécule, le développement des champignons et bactéries à l'intérieur d'une éponge cellulosique. Elle a décidé de commercialiser son éponge Alpha qui a été un succès sur le marché américain, mais en France, elle s'est heurtée à une réglementation qui impose que tout produit chimique dont l'utilisation est susceptible d'affecter la qualité de l'alimentation fasse l'objet d'une inscription sur une liste établie par l'administration après examen des risques encourus pour la santé et l'environnement. Elle a sollicité l'inscription de la molécule PyZn sur la liste, qui, après plusieurs années d'instruction, a été refusée par l'administration dont la décision a été annulée par le Conseil d'Etat. Pour l'instant la commercialisation de l'éponge Alpha n'est toujours pas possible.
Au début de l'année 1999, la société Spontex a mis sur le marché une gamme d'éponges Fresh, présentée comme sans bactéries ni mauvaises odeurs, dont la molécule antibactérienne est le Triclosan qui ne figure pas sur la liste de l'administration.
Par acte d'huissier en date du 22 septembre 1999, la société 3M France a assigné en référé la société Spontex aux fins que soient ordonnés, sous astreinte, le retrait et la suspension de la commercialisation des éponges Fresh destinées à la cuisine, tant que l'utilisation du Triclosan dans les produits de nettoyage des matériaux et des objets destinés à être mis au contact de denrées alimentaires n'aura pas été autorisée par l'administration.
Par ordonnance rendue le 25 novembre 1999, le président du Tribunal de commerce de Pontoise a déclaré la société 3M France irrecevable en ses moyens, l'a déboutée de ses demandes et l'a condamnée à payer à la société Spontex la somme de 4 000 F en application de l'article 700 du NCPC. Il a retenu que le fait que la molécule chimique ne figure pas sur la liste n'implique pas son caractère toxique, et a estimé que cette question relève des seuls pouvoirs de l'autorité de l'administration et qu'il n'entre pas dans la compétence du juge des référés de qualifier ou d'interpréter telle disposition sanitaire ni de contraindre l'administration à mettre en œuvre les dispositifs de précaution envers l'usage d'une molécule.
La société 3M France, appelante, soutient que la décision procède d'une dénaturation de l'objet de ses demandes et que son action est parfaitement fondée. Elle précise que la question posée est de savoir si la procédure administrative doit être respectée préalablement à la mise sur le marché de l'éponge Fresh, question pour laquelle le juge des référés a compétence en ayant le pouvoir de faire cesser un acte de concurrence déloyale résultant de la méconnaissance de cette procédure. Elle ajoute que le fait pour un industriel de méconnaître une obligation légale, réglementaire ou déontologique est constitutif d'un acte de concurrence déloyale, et qu'en l'espèce, le Triclosan n'étant pas inscrit sur la liste des substances pouvant être utilisées dans les produits de nettoyage entrant en contact avec des denrées alimentaires, l'éponge Fresh ne peut être commercialisée. Elle invoque le trouble commercial qui en résulte pour elle, ajoutant que les mentions figurant sur l'emballage des éponges Fresh sont contradictoires et constituent une publicité trompeuse. Pour répondre à l'argumentation de la société Spontex, elle affirme que les éponges Fresh sont bien un produit de nettoyage au sens du décret applicable, que le Triclosan est bien une substance ou préparation constitutive d'un agent biocide dont l'utilisation est contrôlée, même s'il est d'usage courant. Elle demande donc à la cour de réformer l'ordonnance entreprise, de constater que la commercialisation par la société Spontex des éponges Fresh a débuté et se développe dans des conditions contraires aux dispositions impératives et protectrices de la santé publique de l'article 11 du décret du 12 février 1973 modifié, de dire que cette irrégularité est source pour elle et pour la collectivité d'un dommage imminent qu'il convient de prévenir et d'un trouble manifestement illicite qu'il convient de faire cesser, d'ordonner à compter de la signification de l'arrêt et sous astreinte de 10 000 F par jour de retard et par infraction, le retrait et la suspension de la commercialisation des éponges Fresh destinées à la cuisine, tant que l'utilisation du Triclosan dans les produits de nettoyage des matériaux et des objets destinés à être mis en contact de denrées alimentaires n'aura pas été autorisée par l'administration conformément aux dispositions de l'article 11 du décret du 12 février 1973 modifié, et de condamner la société Spontex à lui payer la somme de 30 000 F en application de l'article 700 du NCPC.
Par conclusions signifiées le 17 mars 2000, la société Spontex, intimée et demanderesse additionnelle, fait valoir que le décret du 13 février 1973, modifié par celui du 17 juin 1998, ne concerne pas les éponges qui ne peuvent être considérées comme un "produit de nettoyage" au sens de ces dispositions, de sorte que la démarche de la société 3M France auprès de l'administration tendant à ce que son produit PyZn figure sur la liste des composants autorisés dans les produits de nettoyage procède d'une erreur. Elle ajoute que le Triclosan n'a pas à figurer sur la liste des produits autorisés. Elle demande à la cour de confirmer l'ordonnance entreprise en ce que l'action de la société 3M France a été jugée irrecevable, et subsidiairement, de dire qu'une éponge n'est pas un produit de nettoyage, de débouter la société 3M France de son appel et de son action, de condamner celle-ci au paiement de la somme de 100 000 F pour procédure abusive et au paiement de la somme de 60 000 F au titre de l'article 700 du NCPC.
L'affaire a été évoquée, dans le cadre de la procédure à jour fixe, à l'audience du 21 mars 2000.
Sur ce, LA COUR :
Considérant que, selon l'article 872 du nouveau Code de procédure civile " dans tous les cas d'urgence, le président du tribunal de commerce peut, dans les limites de la compétence du tribunal, ordonner en référé toutes les mesures qui ne se heurtent à aucune contestation sérieuse ou que justifie l'existence d'un différend " ; que, selon l'article 873 du même Code " le président peut, dans les mêmes limites, et même en présence d'une contestation sérieuse, prescrire en référé les mesures conservatoires ou de remise en état qui s'imposent, soit pour prévenir un dommage imminent, soit pour faire cesser un trouble manifestement illicite... " ;
Que la société 3M France n'a pas qualité pour agir aux fins de voir prescrire des mesures conservatoires tendant à prévenir un dommage imminent ou à faire cesser un trouble manifestement illicite encouru ou souffert par " la collectivité dans son entier " ; qu'elle ne peut solliciter en référé de telles mesures que sur le fondement d'une atteinte à ses intérêts ;
Considérant que l'article 11 du décret du 12 février 1973 portant application de la loi du 1er août 1905 sur les fraudes et falsifications en ce qui concerne les procédés et les produits utilisés pour le nettoyage des matériaux et objets destinés à entrer en contact avec des denrées, produits et boissons pour l'alimentation de l'homme et des animaux, et modifié en dernier lieu par le décret du 17 juin 1998, prévoit qu'I " il est interdit de détenir en vue de la vente, de mettre en vente ou d'utiliser pour le nettoyage des matériaux et des objets destinés à être mis en contact de denrées alimentaires des produits de nettoyage élaborés avec des constituants dont la présence dans ces produits créerait un risque pour la santé.... II. Un arrêté conjoint des ministres respectivement chargés de la consommation, de la santé, de l'agriculture et de l'industrie, pris après avis du Conseil supérieur d'hygiène publique de France, fixe la liste : 1°) Des constituants qui sont seuls autorisés dans les produits de nettoyage appartenant aux catégories désignées ci-après : a)... b)...2°) Des constituants présentant des effets désinfectants ou conservateurs qui sont autorisés dans les produits de nettoyage autres que ceux mentionnés au a et au b du 1 précité... " ;
Que l'article 13 du même texte précise que " les produits de nettoyage des matériaux et objets destinés à être mis au contact des denrées alimentaires ne peuvent être détenus en vue de la vente, mis en vente ou vendus que s 'ils comportent sur l'emballage ou sur une étiquette : a)... ; b)... ; c) le mode d'emploi comportant notamment les indications de dosage et, pour les produits dont l'emploi sans rinçage n'est pas autorisé, les indications relatives à l'obligation générale de faire suivre leur utilisation par un rinçage à l'eau potable ou à la vapeur d'eau ; d)... ";
Que la rédaction de ces dispositions réglementaires, notamment en ce qu'elles évoquent des indications de dosage, ne conduit pas interpréter la notion de produit de nettoyage comme englobant manifestement un produit entrant dans une opération de nettoyage ; qu'au demeurant, l'instruction du 27 août 1986 relative aux demandes d'autorisation d'emploi de constituants dans des produits destinés au nettoyage de matériaux pouvant être mis au contact d'aliments, qui concerne la procédure à suivre pour l'utilisation d'une nouvelle substance chimique dans de tels produits, précise, en Nota, que " dans la présente instruction, le terme " produit de nettoyage " désigne toutes les substances ou préparations qui sont destinées à rendre propres des matériaux pouvant entrer au contact d'aliments, quels que soient leurs effets (détergent, désinfectant, détartrant...) ou qui sont destinés à aider au rinçage de la vaisselle " ;
Que, partant, il n'est pas manifeste que l'ensemble des dispositions réglementaires en vigueur, ci-dessus rappelées et invoquées par la société 3M France, puissent concerner les éponges commercialisées par la société Spontex ;
Que la société 3M France ne peut, en l'espèce, utilement invoquer le principe de précaution, dès lors qu'il n'est pas établi que le Triclosan, molécule antibactérienne utilisée par la société Spontex pour la conservation de ses éponges, dont il est justifié de l'autorisation d'utilisation sans réserve, sous certaines concentrations, dans les produits cosmétiques et d'hygiène corporelle, tel notamment le dentifrice, présente un quelconque danger pour la santé publique, alors que la substance qu'elle-même utilise dans ses propres éponges, le Pyrithione zincique, suscite des réserves, limitations ou exigences d'emploi ;
Qu'il s'ensuit que, indépendamment de sa propre démarche par laquelle elle s'est soumise à la procédure d'autorisation concernant ses propres éponges, la société 3M France ne rapporte pas la preuve que le dommage ou le trouble qu'elle invoque du fait de la commercialisation par la société Spontex d'éponges contenant le Triclosan qui ne figure pas sur la liste des constituants autorisés dans les produits de nettoyage, procède d'une mise sur le marché illicite ou même d'une quelconque faute de la part de celle-ci, au mépris de la réglementation évoquée ou du principe de prudence ou de précaution ;
Considérant que la société 3M France ne peut tirer des mentions figurant au recto et au verso des emballages des éponges " Fresh " commercialisées par la société Spontex l'affirmation d'une publicité trompeuse, dès lors que l'indication "résistantes à l'eau de javel", portée au recto, s'applique aux deux éponges végétales contenues dans l'emballage, comme le démontre l'accord grammatical du pluriel, et non pas à la propriété d'éviter le développement des bactéries et des mauvaises odeurs, de sorte que l'indication figurant au verso, selon laquelle "les éponges Fresh sont protégées pour éviter le développement des bactéries et des mauvaises odeurs... Toutefois,..., l'eau de javel neutralise le traitement... " n'est aucunement contradictoire puisqu'elle concerne la propriété considérée ;
Que l'appelante ne prouve ni même n'allègue un quelconque autre acte de concurrence déloyale commis à son détriment par la société Spontex;
Que, dès lors, les conditions des articles 872 et 873 du nouveau Code de procédure civile ne sont pas réunies ; qu'il y a lieu de confirmer l'ordonnance entreprise ;
Considérant que la société Spontex ne rapporte pas la preuve du caractère abusif de la procédure introduite contre elle ni du préjudice qui en serait résulté ; qu'elle sera donc déboutée de sa demande de dommages et intérêts ;
Que l'équité commande que la société Spontex n'ait pas à assumer l'intégralité des frais irrépétibles qu'elle a dû exposer dans la procédure d'appel ; que la cour est en mesure de fixer à 50 000 F la somme que la société 3M France devra lui payer à ce titre ;
Par ces motifs : LA COUR, statuant publiquement, contradictoirement et en dernier ressort ; Déclare recevable l'appel interjeté par la société 3M France à l'encontre de l'ordonnance de référé rendue le 25 novembre 1999 par le président du Tribunal de commerce de Pontoise ; Le dit mal fondé ; Confirme l'ordonnance entreprise ; Y Ajoutant ; Condamne la société 3M France à payer à la société Spontex la somme de 50 000 F (cinquante mille francs) en application de l'article 700 du NCPC ; La Condamne aux dépens qui pourront être recouvrés directement par la SCP Bommart-Minault, avoués, conformément à l'article 699 du NCPC ; Déboute les parties de leurs autres prétentions contraires ou plus amples.