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Décisions

CA Paris, 25e ch. A, 31 mars 2000, n° 1998-08759

PARIS

Arrêt

Infirmation partielle

PARTIES

Demandeur :

Esso (SA)

Défendeur :

Coquel (ès qual.), Coquel (SARL), Caisse Régionale de Crédit Agricole Mutuel de Lorraine

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Briottet

Conseillers :

Mmes Deurbergue, Bernard

Avoués :

SCP Fisselier-Chiloux-Boulay, Me Ribaut, SCP Taze-Bernard-Belfayol-Broquet

Avocats :

Mes Jourdan, Damerval, Kugler.

T. com. Paris, 6e ch., du 16 févr. 1998

16 février 1998

La Cour est saisie de l'appel interjeté a titre principal par la SA Esso, et a titre incident par la SARL Coquel, a l'encontre du jugement prononcé le 16 février 1998 par le Tribunal de commerce de Paris qui a:

- joint les instances introduites par chacune de ces deux parties,

- dit irrecevable la procédure diligentée à l'encontre de la Caisse Régionale du Crédit Agricole Mutuel de l'Est,

- condamné la SARL Coquel à payer à Esso 73 864, 41 F, avec les intérêts au taux légal à compter du 27 avril 1992,

- condamné Esso à régler à la SARL Coquel 150 000 F à titre de dommages et intérêts,

- ordonné la compensation des créances réciproques,

- condamné solidairement la SARL Coquel et la CRCAML à régler le solde éventuellement dû à Esso,

- débouté les parties de leurs autres dernandes,

- condamné Esso à rembourser 20 000 F à la SARL Coquel au titre de l'article 700 du NCPC.

Référence faite aux énonciations du jugement attaqué et aux écritures des parties pour un plus ample exposé des faits et de la procédure, il suffit de rappeler les éléments suivants :

Suivant contrat du 8 avril 1988, Esso a confié la location-gérance du fonds de commerce de station-service sis à Neuves Maisons (Meurthe et Moselle), à la SARL Coquel, pour une durée d'un an, renouvelable par tacite reconduction pour 5 nouvelles périodes d'une année, sauf dénonciation avec respect d'un préavis de 3 mois. La SARL Coquel était constituée mandataire pour la distribution des produits pétroliers, et devait s'approvisionner exclusivement et directement auprès d'Esso pour les lubrifiants utilisés dans la station. La convention a été résiliée par avenant du 28 octobre 1991, et l'exploitation de la station a été confiée à un nouveau gérant.

En première instance, la SARL Coquel et Marcel Coquel avaient contesté la validité de la convention. Cette demande est abandonnée en raison de la nouvelle jurisprudence issue des arrêts rendus le 1er décembre 1995. L'appel de la société Esso est limité à la condamnation prononcée contre cette société au titre des lubrifiants. Quant à la SARL Coquel et à Marcel Coquel, ils ne remettent pas en cause le solde débiteur de 73 864,41 F qu'ils doivent rembourser à la compagnie pétrolière.

La SA Esso SAF poursuit l'infirmation du jugement déféré en ce qu'il l'a condamnée à régler à la SARL Coquel la somme de 150 000 F à titre de dommages et intérêts, mais sollicite sa confirmation pour le surplus, et l'allocation d'une indemnité complémentaire de 30 000 F sur le fondement de l'article 700 du NCPC. Elle conteste l'analyse des premiers juges qui ont estimé que les clientèles respectives des stations-service et des grandes surfaces étaient les mêmes, ce qui n'est pas le cas, mais surtout elle fait valoir que l'exclusivité ne concernait que les lubrifiants utilisés dans la station, et non ceux vendus par la boutique, et en conclut que la SARL Coquel avait les moyens de pratiquer des produits concurrentiels et la possibilité de s'approvisionner auprès de distributeurs concurrents. Pour ce qui concerne les carburants, que dénie en avoir fixé les prix de manière abusive et avance que le tribunal a déjà répondu à l'argumentation des intimés. Esso ajoute que, contrairement à l'affirmation de ces derniers, la clause de renonciation à l'article 2000 du Code civil n'est pas en contradiction avec les AIP, et que cet article n'est pas au demeurant d'ordre public. Elle fait valoir que Marcel Coquel n'est pas fondé en ses prétentions, dès lors que sa demande fait double emploi avec celle de la SARL Coquel et qu'il ne démontre pas quelle faute la concluante aurait commis à son égard. Elle rappelle que la convention n'est ni divisible, ni cessible et qu'il est inexact de l'analyser en un mandat pour les carburants et en une location-gérance pour les lubrifiants et activités diverses. Enfin l'appelante maintient sa demande contre la CRCAML.

La SARL Coquel et Marcel Coquel soutiennent que la société Coquel avait l'obligation de s'approvisionner exclusivement en lubrifiants et carburants de la marque Esso, qui lui étaient vendus plus chers que ceux à la disposition du consommateur dans les grandes surfaces. Selon les intimés, il ne peut être prétendu que le marché des stations-service serait différent de celui des grandes surfaces. Ils reprochent à Esso d'avoir mené une politique de prix des carburants abusive et prétendent qu'il lui appartient de prouver que ces prix étaient économiquement justifiés et susceptibles de permettre à l'exploitant d'équilibrer son compte de résultat. Ils font valoir que la clause de renonciation à l'article 2000 du Code civil est contradictoire avec la référence aux AIP, qui prévoient non seulement la couverture des pertes d'exploitation par la compagnie mandante, mais le paiement en sus d'une indemnité de fin de gérance. De plus, Esso ne pouvait insérer une telle clause dans son contrat des lors qu'elle conservait la maîtrise de l'un des éléments de l'exploitation, c'est-à-dire la détermination du prix des produits vendus dans le cadre du mandat. Les intimés estiment avoir droit a la couverture des pertes d'exploitation par application des articles 1999 et 2000 du Code civil. Ils demandent donc de :

- confirmer le jugement entrepris en ce qui conceme la condamnation à la somme de 150 000 F pour les lubrifiants,

- de l'infirmer pour le surplus,

- et de condamner Esso à payer à la SARL Coquel la provision de 892 138 F et 60 000 F en vertu de l'article 700 du NCPC,

- d'ordonner une expertise pour déterminer les pertes de toutes natures nées de l'exécution du mandat.

La Caisse de Crédit Agricole Mutuel de Lorraine demande de confirmer la décision entreprise sur les condamnations prononcées à l'encontre de Esso, et de l'infirmer en ce qu'il a mis à la charge de la concluante solidairement avec la SARL Coquel le solde éventuellement dû par cette société. Elle s'associe aux prétentions de l'exploitant de la station-service, mais subsidiairernent, sur le fondement des articles 2028 et 2029 du Code civil elle demande de la condamner à lui rembourser toute somme qu'elle serait contrainte d'acquitter. Elle sollicite enfin une indemnité de 10 000 F en application de l'article 700 du NCPC.

Sur ce,

Considérant que dans ses écritures la SARL Coquel relate les conditions dans lesquelles ses relations avec la société Esso ont débuté et se sont poursuivies jusqu'à la signature du contrat du 8 avril 1988, et au-delà, mais qu'elle n'en tire aucune conséquence juridique, le débat se limitant à rechercher s'il y a eu pratique abusive de prix aussi bien pour les carburants que pour les lubrifiants, et à l'éventuelle prise en charge des pertes d'exploitation;

Considérant que la convention des parties n'est pas divisible aux termes de l'article 18 des conditions générales; qu'il n'y a donc pas lieu d'opérer une distinction dans l'activité du fonds de commerce suivant la nature des produits distribués; qu'il s'agit d'une même entité économique;

Considérant qu'il n'était pas interdit à la SARL Coquel de vendre d'autres lubrifiants que ceux de la société Esso; qu'en effet, il était prévu à l'article 5 des conditions générales du contrat que "pour le mélange 2 temps et pour les lubrifiants utilisés dans la station, la société s'approvisionne exclusivement et directement auprès d'Esso, aux tarifs et conditions de vente en vigueur le jour de la livraison. Pour tous les autres produits, la société est libre du choix de ses fournisseurs si elle respecte la destination du fonds";

Considérant que pour démontrer l'abus ou, à tout le moins, l'exécution de mauvaise foi de la convention, les intimés communiquent une étude du Cabinet Jourdan à partir de laquelle le tribunal a estimé que les prix pratiqués par Esso étaient supérieurs à ceux de la vente aux consommateurs dans les grandes surfaces ;

Mais considérant que l'objet de la clause d'exclusivité étant restreint uniquement aux lubrifiants utilisés dans la station, il était loisible à la SARL Coquel de s'approvisionner pour les autres lubrifiants auprès d'autres distributeurs; qu'ensuite il ne peut être tiré aucune déduction pour les lubrifiants utilisés en station à partir de l'étude du Cabinet Jourdan qui ne porte pas sur ces produits; que c'est à tort que les premiers juges ont estimé que la SARL Coquel n'avait pas les moyens de pratiquer des prix concurrentiels;

Considérant qu'au sujet des carburants, la SARL Coquel soutient que les faibles commissions qu'elle percevait ne lui permettaient de supporter les frais incompressibles de l'exécution du mandat, et que la circonstance que Esso a consenti des prix inférieurs à son successeur confirme la pratique abusive de la compagnie, qui avait l'intention de ruiner Marcel Coquel et de l'amener à lui céder sa station-service, ce qu'elle a réussi à faire; qu'elle fait encore valoir que leurs intérêts étaient diamétralement opposés, celui d'Esso étant de vendre une quantité optimale de carburants, celui du distributeur étant de l'écouler au coût le plus bas; que de manière générale, elle accuse Esso de faire fonctionner des structures déficitaires à la charge de sociétés tierces;

Considérant que, toutefois, pour une part, les griefs formulés à l'encontre d'Esso sur la politique de vente de ses produits et de son système de distribution sont à la fois trop généraux et trop imprécis; qu'en outre ils ne se rattachent pas par un lien suffisant à la situation d'espèce soumise à la Cour ;

Considérant que pour une autre part, comme l'ont relevé les premiers juges, la preuve n'est pas apportée que la compagnie a baissé ses prix à l'occasion du changement de gérance; que l'étude du Cabinet Jourdan ne permet pas de conclure à une stratégie délibérée d'Esso de sacrifier ses cocontractants et qui, d'ailleurs, telle que décrite par les intimés ne pourraient qu'être nuisible à ses propres intérêts;

Considérant que la SARL Coquel et Marcel Coquel entendent imputer les pertes d'exploitation de la station-service à l'appelante ;

Considérant que l'articlce 4-5 des conditions générales du contrat énonce toutefois que :

"la société percoit une commission couvrant forfaitairement sa rémunération et l'ensemble de ses frais livraisons à la pompe, encaissement, risque ducroire, frais administratifs, pertes de produits y compris celles par évaporation et contraction...)

En conséquence, les parties déclarent déroger expressément aux dispositions de l'article 2000 du Code civil";

Considérant que contrairement à ce que soutiennent la SARL Coquel et Marcel Coquel, cette clause n'est pas en contradiction avec les AIP, qui prévoient en préambule qu'une station-service gérée convenablement doit dégager des bénéfices, et que les sociétés pétrolières s'engagent à examiner les réclamations faites de ce chef par les exploitants;

Considérant qu'ensuite, c'est en commerçants avertis, entretenant depuis plusieurs années des relations d'affaires avec la compagnie pétrolière, avec une connaissance exacte des aléas de l'exploitation d'une station-service et des pertes pouvant découler de sa gestion, ainsi que des conditions de la fixation des prix des produits par Esso, que la SARL Coquel et son représentant, Marcel Coquel ont expressément renoncé à l'application de l'article 2000 du Code civil; que ces dispositions n'ayant pas de caractère d'ordre public, la renonciation est valable, et qu'il n'appartient pas au juge de remettre en cause ce qui a été librement déterminé par la commune intention des parties; qu'il s'ensuit que les intimés ne sont pas fondés à faire supporter par Esso la gestion déficitaire de la station;

Considérant que, par acte sous seing privé du 18 février 1988, la CRCAML s'est portée caution solidaire à l'égard d'Esso a concurrence de 370 000 F pour la valeur du stock initial des produits énergétiques confiés à la SARL Coquel ainsi que pour toutes les sornmes qui pourraient lui être dues par cette société en exécution du contrat d'exploitation de la station-service, à raison notamment des réapprovisionnements successifs et des facilités de paiement ou credits quels qu'ils soient qu'Esso pourrait lui accorder; que ce cautionnement était valable pour la durée pendant laquelle la SARL Coquel resterait débitrice envers Esso; que la CRCAML est donc tenue solidairement avec la SARL Coquel du paiement du solde débiteur;

Considérant qu'il y a lieu d'admettre le recours exercé par la caution contre le débiteur principal, la SARL Coquel, dans les conditions prescrites par les articles 2028 et 2029 du Code civil;

Considérant qu'il est équitable d'allouer une indemnité complémentaire de 10 000 F à Esso en application de l'article 700 du NCPC;

Par ces Motifs : Confirme le jugement déféré sur la jonction des instances, la mise hors de cause de la CRCAM de l'Est, la condamnation solidaire de la SARL Coquel et de la CRCAML à régler à Esso la somme de 73 864,41 F avec intérêts au taux légal à compter du 27 avril 1992, et l'infirme pour le surplus, Statuant à nouveau, Déboute la SARL Coquel et Marcel Coquel de leurs prétentions, Condamne la SARL Coquel à garantir la CRCAML en principal, frais et intérêts, de la condamnation prononcée contre elle, Condamne la SARL Coquel, Marcel Coquel et la CRCAML à rembourser à Esso 10 000 F pour les frais irrépétibles, Rejette les autres demandes des parties, Condamne la SARL Coquel, Marcel Coquel et la CRCAML aux dépens de première instance et d'appel, Admet la SCP Taze Bernard & Belfayol Broquet au bénéfice de l'article 699 du Ncpc.