CA Angers, 1re ch. B, 16 décembre 1987, n° 658-86
ANGERS
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
EDF
Défendeur :
Pépinières André Briant (SA) et autres
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Micaux
Conseillers :
MM. Taminau, Malleret
Avoués :
Mes Gontier, Frolow
Avocats :
Mes Pellissier, Beucher.
Plusieurs horticulteurs, victimes, en janvier 1985, de pannes d'électricité qui ont été à l'origine d'un arrêt du chauffage de leurs serres et ont provoqué des pertes de végétaux, se sont groupés pour engager une action en responsabilité à l'encontre de l'Electricité de France.
Par jugement du 11 mars 1986, le Tribunal de grande instance d'Angers a déclaré l'Electricité de France seule responsable des conséquences dommageables pour les demandeurs des interruptions de fourniture d'énergie électrique survenues les 7, 8, 14 et 16 et 17 janvier 1985, a réputé non écrite la clause limitative de la responsabilité de l'EDF insérée à l'article 12 du contrat souscrit auprès d'elle par les demandeurs, et, avant dire droit sur le préjudice de chacun de ceux-ci, a ordonné une expertise.
L'Electricité de France a interjeté appel de cette décision.
Par conclusions signifiées et déposées le 23 mars 1987, elle demande à la cour :
- de dire que les interruptions de courant survenues les 8 janvier et 16 janvier 1985, sont dues à un froid exceptionnel, événement imprévisible et inévitable constitutif d'un cas de force majeure exonérant EDF de toute responsabilité à l'égard de Messieurs Delaunay, Aubry et Chesneau abonnés en basse tension, et de Monsieur Samson, abonné en moyenne tension.
- de dire que les interruptions de courant survenues les 7 janvier et 14 janvier 1985 ne sauraient engager la responsabilité d'EDF à l'égard de Messieurs Briant, Chalain, Dussine, Grelier, Jouy, Juignet, Prieur, Racineux et Thenier d'une part, Grellier et Boureau de l'autre, en raison de la faute commise par eux et consistant, malgré leur connaissance des aléas inhérents à la distribution du courant électrique et du caractère particulièrement vulnérable de leur installation, à ne pas avoir doté celle-ci d'installation de secours, ou d'une installation efficace dans le cas de Monsieur Thenier ;
- de dire que l'interruption de courant survenue le 16 janvier 1985, concernant l'installation de Monsieur Pestel, est le fait d'un tiers non identifié, assimilable à un cas de force majeure, et débouter en conséquence Monsieur Pestel de sa demande, à défaut, dire et juger que celui-ci a commis une faute exonérateur de toute responsabilité d'EDF en ne dotant pas son exploitation d'une installation de secours.
- de dire que la cause des interruptions de fourniture, qui ont affecté les exploitations de la SA Les Serres d'Anjou et de Monsieur Samson, réside dans des aléas techniques au sens de l'article 12 de leur contrat d'abonnement, déliant en conséquence EDF de toute responsabilité.
Subsidiairement :
- de faire application à la société Les Serres d'Anjou, à Messieurs Pestel et Samson, réside dans des aléas techniques au sens de l'article 12 de leur contrat, et limiter en conséquence leur demande, chacun étant titulaire de contrats semblables en tant qu'abonné en moyenne tension, les dispositions de la loi du 10 janvier 1978 et du décret du 24 mars 1978 étant inapplicables à ladite clause, celle-ci étant passée entre professionnels, EDF d'une part, les intéressés de l'autre, même si ces professionnels sont de spécialités différentes.
Par conclusions signifiées et déposées le 7 juillet 1987, la SARL Horti Jardin est intervenue à la cause et demande à la cour de déclarer l'EDF responsable du préjudice consécutif au gel de plants lui appartenant et exposés pour la vente dans les locaux de la SCA Pestel ; intimée, et de condamner en conséquence et en réparation dudit préjudice l'Electricité de France à lui verser la somme de 104 209,50 F outre 2 000 F par application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.
Par conclusions en défense signifiées et déposées le 21 octobre 1987, EDF demande à la cour de dire en l'état la société Horti Jardin irrecevable en sa demande, subsidiairement, de l'y déclarer mal fondée, ladite société ne rapportant la preuve ni d'une faute d'EDF dans l'interruption de courant survenue le 16 janvier 1985 ni d'un lien de cause à effet entre ladite interruption de courant et le dommage subi par les plants qu'elle avait confiés à la SCA Pestel, alors que les installations de cette dernière étaient dépourvues d'installation de secours, nonobstant la possibilité parfaitement connue d'interruption inopinée de courant. EDF demande en conséquence à la cour de débouter la société Horti Jardin de son intervention.
Dans des conclusions en réplique signifiées et déposées le 21 octobre 1987, EDF demande à la cour :
- de dire qu'EDF, tant à l'égard des intimés abonnés en basse tension qu'à l'égard de ceux abonnés en moyenne tension, n'est tenue que d'une obligation de moyens en ce qui concerner le caractère continu de la délivrance du courant électrique ;
- de dire que les demandeurs abonnés en basse tension ne rapportent pas la preuve d'une faute EDF qui serait à l'origine des incidents en cause ;
- de dire, en toute hypothèse, que la réparation de leurs dommages telle que réclamée par les abonnés en basse tension ne pourrait pas être admise, et ce par application des dispositions de l'article 1150 du Code civil, comme n'ayant pas été prévue lors du contrat, et que celle des abonnés en moyenne tension devrait être soumise aux dispositions des contrats souscrits par eux.
Par conclusions signifiées et déposées le 27 octobre 1987, la société anonyme Pépinières André Briant intervient comme venant aux droits de M. André Briant et sollicite le bénéfice des écritures prises à la requête de celui-ci. Les intimés sollicitent d'autre part le rejet des débats des conclusions prises le 21 octobre 1987 à la requête d'EDF et des 36 pièces par elle versées aux débats à la même date.
L'ordonnance de clôture de la procédure a été rendue le 28 octobre 1987.
MOTIFS DE LA DECISION :
La clôture de la procédure, qui devait être prononcée le 21 octobre 1987, a été reportée au 28 octobre 1987. En conséquence, il n'y a pas lieu de rejeter des débats les conclusions en réplique déposées par EDF le 21 octobre 1987 et les pièces communiquées par celle-ci à la même date.
Sur la nature de l'obligation d'EDF :
EDF soutient qu'en raison des aléas techniques insurmontables inhérents à la production, au transport et à la distribution de l'énergie électrique, son obligation quant à la fourniture du courant ne peut pas consister en une obligation de résultat mais seulement en une obligation de moyens, d'autant que la fourniture de courant ne constitue pas une vente pure et simple.
Cependant, et en dépit de sa spécificité tenant à la nature de la chose fournie, le contrat par lequel EDF s'engage à fournir de l'énergie électrique à ses clients constitue bien une vente, définie à l'article 1582 du Code civil comme "une convention par laquelle l'un s'oblige à livrer une chose, et l'autre à la payer".
La fourniture d'électricité doit être continue, ce que EDF reconnaît elle-même dans les contrats écrits qu'elle conclut avec ses abonnés en haute tension dans lesquels il est indiqué : "La puissance souscrite sera tenue en permanence à la disposition de l'abonné".
Dans ces mêmes contrats, EDF se reconnaît "en principe responsable des interruptions inopinées de fourniture et, par suite, des dommages qui pourront en résulter pour l'abonné" ; elle admet ainsi être tenue d'une obligation de résultat quant à la fourniture de l'énergie électrique.
Cette obligation de résultat est d'ailleurs inhérente au contrat de vente qui implique la livraison de la chose promise.
L'existence d'aléas quant à la production, au transport et à la distribution de l'énergie n'est pas de nature à exclure l'obligation de résultat, qui est considérée comme due dans d'autres contrats, comme le contrat de construction ou le contrat de transport, dont l'exécution n'est pas exempte d'aléas.
Sur la force majeure :
EDF allègue la force majeure en ce qui concerne l'incident du 8 janvier 1985, l'interruption de courant ayant eu pour cause la rupture de conducteurs tendus à l'excès sous l'action du froid, et l'incident du 17 janvier 1985, le froid, exceptionnellement intense, ayant entraîné un excès de consommation de courant dit "excès de puissance appelée" qui a provoqué un déclenchement des disjoncteurs, dans un but de sécurité.
Selon elle, cette température, exceptionnelle en Anjou, était totalement imprévisible et le phénomène de rétraction du métal sous l'action du froid allant jusqu'à la tension de rupture était irrésistible, en l'état actuel de la technique.
Cependant, si des températures de l'ordre de celles qui ont été relevées (- 13°7 sous abri, le 8 janvier 1985, - 15°6 le 17 janvier 1985) sont rares en Anjou, EDF n'établit pas qu'elles y soient imprévisibles.
D'autre part, elle n'établit pas davantage que l'état de la technique ne permette pas de prévenir les effets du froid sur ses installations.
Le défaut du disjoncteur, à l'origine de l'interruption de courant du 7 janvier 1985, qui ne constitue pas un événement extérieur à EDF, ne saurait être considéré comme un cas de force majeure, EDF ne pouvant se prévaloir des dispositions de l'article XII paragraphe 5 du contrat la liant à la SA Les Serres d'Anjou pour assimiler à la force majeure une simple défaillance de son matériel.
Enfin, EDF n'établit pas que l'interruption de courant du 16 janvier 1985 soit due uniquement à l'intervention d'un tiers non identifié assimilable à un cas de force majeure.
En conséquence, pour aucun des incidents en cause, EDF ne peut opposer à ses clients la force majeure pour s'exonérer des conséquences de l'inexécution de son obligation de fourniture continue d'énergie électrique.
Sur la faute reprochée aux abonnés :
EDF allègue une faute de ses cocontractants qui, à l'exception de M. Thenier, ne disposaient d'une installation de secours destinée à pallier les interruptions de fourniture alors qu'ils ne pouvaient ignorer que les pannes de courant faisaient parties des aléas de la distribution d'énergie électrique et qu'il leur appartenait de prendre toutes les précautions nécessaires pour en éviter les conséquences dommageables et ce alors que leurs installations, s'agissant de serres devant être maintenues à une température constante, y étaient particulièrement sensibles. Elle ajoute que M. Thenier disposait d'un groupe électrogène qui n'a pas fonctionné et que le fait de posséder une installation de secours inapte à cet usage équivaut à n'en pas posséder du tout, en sorte que M. Thenier a commis une négligence en tous points comparables à celle des autres intimés.
Cependant, les abonnés n'étaient pas contractuellement tenus de posséder une installation de secours. EDF n'établir donc pas à leur encontre une faute de nature à exclure ou à réduire la réparation du préjudice à laquelle ils ont droit.
Sur l'application de l'article 1150 du Code civil :
EDF rappelle qu'aux termes dudit article "le débiteur n'est tenu que des dommages et intérêts qui ont été prévus ou qu'on a pu prévoir lors du contrat".
Elle fait valoir que les abonnés en basse tension parties à la présente instance, non titulaires d'un contrat personnalisé, ne l'ont jamais avertie ni de la destination professionnelle du courant, ni donc à fortiori de la valeur de leurs cultures et des conditions d'exploitation de leurs serres.
Cependant, EDF, qui fait de la publicité encourageant l'utilisation de l'électricité en horticulture, pouvait normalement s'attendre à ce que des horticulteurs, même sans avoir souscrit un contrat de fourniture en haute tension, fissent une telle utilisation pour chauffer leurs serres.
Sur l'application de la loi du 10 janvier 1978 :
Dans les contrats souscrits par les abonnés desservis en moyenne tension figure à l'article XII paragraphe 3 la disposition suivante : "toutefois, à moins de faute lourde établie, l'indemnité due par l'EDF ne pourra dépasser, par interruption et dans la limite du préjudice subi par l'abonné, le prix du courant vendu au cours d'une journée moyenne, au point de livraison considéré, la moyenne journalière étant établie sur 1 base du dernier relevé. Pour une même journée, le montant total de l'indemnité ne pourra dépasser deux fois le prix du courant vendu au cours d'une journée moyenne".
L'article 2 du décret n° 78-464 du 24 mars 1978 portant application du chapitre IV de la loi n° 78-23 du 10 janvier 1978 sur la protection de l'information des consommateurs de produits et de services, dispose que "Dans les contrats de vente conclus entre des professionnels, d'une part, et, d'autre part, des non professionnels ou des consommateurs, est interdite comme abusive au sens de l'alinéa 1er de l'article 35 de la loi susvisée la clause ayant pour objet ou pour effet de supprimer ou de réduire le droit à réparation du non-professionnel ou consommateur en cas de manquement par le professionnel à l'une quelconque de ses obligations".
Cette disposition de caractère général s'applique à tous les contrats de vente conclus entre des professionnels et des non-professionnels ou consommateurs. Rien ne permet d'exclure de son champ d'application le contrat conclu entre EDF et ses abonnés, dont il a été dit ci-dessus qu'il constituait un contrat de vente, et qui est soumis aux règles du droit privé, en raison du caractère industriel et commercial de l'établissement public EDF ;
Enfin, qu'ils aient utilisé l'électricité pour leurs besoins domestiques ou pour chauffer leurs serres, les horticulteurs parties à la présente instance, qui relativement aux choses de l'électricité étaient dans le même état d'ignorance que n'importe quel autre consommateur, doivent être considérés comme des non-professionnels ou consommateurs en face d'EDF dont les premiers juges ont à juste titre souligné la supériorité technique et juridique ainsi que la position monopolistique.
Ainsi, la clause litigieuse insérée à l'article 12 du contrat conclu par EDF avec ses abonnés en moyenne tension, qui a pour effet de réduire considérablement le droit à réparation desdits abonnés en cas de dommages résultant d'interruptions inopinées de fourniture, entre bien dans les prévisions de l'article 2 du décret du 24 mars 1978 interdisant une telle clause comme abusive, et doit être réputée non écrite.
La responsabilité d'EDF quant aux dommages causés par les interruptions de courant de janvier 1985 n'est donc limitée que par l'importance des préjudices subis par les demandeurs, que l'expertise ordonnée permettra de déterminer.
Faute d'éléments suffisants pour apprécier d'ores et déjà, même approximativement, l'importance desdits préjudices, il ne peut être fait droit aux demandes de provision formées par les intimés.
Sur l'intervention de la société pépinières André Briant et celle de la SARL Horti Jardin :
Il sera donné acte à la société anonyme Pépinières André Briant de sa reprise d'instance aux lieu et place de M. André Briant ;
Si la SARL Horti Jardin, qui n'a été ni partie ni représentée en première instance, est recevable à intervenir en cause d'appel dès lors qu'elle y a intérêt, cette société, qui allègue être propriétaire de plants s'étant trouvés lors des faits dans les serres de la SCA Pestel et ayant gelé en même temps que ceux appartenant à cette dernière société, ne peut agir contre EDF sur le fondement de la responsabilité contractuelle, dès lors qu'elle ne justifie pas avoir eu la qualité d'abonné d'EDF pour les locaux dans lesquels le dommage a été subi.
Elle se prévaut, dans ses dernières conclusions, du manquement d'EDF à ses obligations contractuelles à l'égard des divers abonnés et d'une faute engageant sa responsabilité "Erga omnes". Cependant la responsabilité d'EDF n'est retenue que sur le fondement d'une obligation de résultat et la SARL Horti Jardin pas plus que la SCA Pestel n'a établi une faute d'EDF à l'origine de l'interruption de courant dont a été victime la SCA Pestel.
En conséquence, la SARL Horti Jardin doit être déclarée recevable en son intervention mais mal fondée en ses demandes et déboutée de celles-ci.
Sur l'application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile :
Il ne paraît pas inéquitable de laisser à la charge des intimés les frais non inclus dans les dépens d'appel. Leur demande fondée sur l'article 700 du nouveau Code de procédure civile sera donc rejetée ;
Par ces motifs : Statuant publiquement et contradictoirement, Dit n'y avoir lieu de rejeter des débats les conclusions déposées par EDF le 21 octobre 1987 et les pièces par elle versées aux débats à la même date ; Donne acte à la société anonyme Pépinières André Briant de ce qu'elle reprend l'instance aux lieu et place de M. André Briant ; Confirme en toutes ses dispositions le jugement déféré ; Déclare la SARL Horti Jardin recevable en son intervention mais mal fondée en ses demandes ; l'en déboute ; Déboute les intimés de leurs demandes d'indemnités provisionnelles et de leur demande fondée sur l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ; Condamne Electricité de France aux dépens d'appel à l'exception de ceux afférents à l'intervention de la SARL Horti Jardin qui resteront à la charge de celle-ci ; autorise Maître Frolow, avoué, à recouvrer directement ceux dont il a fait l'avance sans avoir reçu provision.