CA Paris, 1re ch. A, 23 octobre 1996, n° 96-20101
PARIS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Fédération Nationale de la Mutualité Française
Défendeur :
Laboratoires Fournier
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Premier président :
M. Canivet
Président :
M. Bayne
Conseiller :
M. Charruault
Avoués :
SCP Fisselier, Chiloux, Boulay, SCP Valdelievre, Garnier
Avocats :
Mes Lecat, Varaut.
Le 19 septembre 1996, la société laboratoires Fournier a assigné la Fédération nationale de la Mutualité Française en référé devant le Président du Tribunal de grande instance de Paris auquel elle a demandé d'interdire indirectement tout ouvrage comportant la citation de la spécialité Lipanthyl, par elle fabriquée, et présentant cette spécialité comme substituable ou comparable au Fénofibrate fabriqué par la société Laboratoires Merck, Sharp et Dohme.
Par décision en date du 19 septembre 1996 le président du tribunal a ordonné à la Fédération Nationale de la Mutualité Française de supprimer de l'ouvrage intitulé " Guide des spécialités comparables ", par elle diffusé, la page portant la mention " D C I Fénofibrate " où sont cités le Lipanthyl et d'autres hypolipidémiants, sous astreinte de 1 000 F par exemplaire diffusé et dit qu'en l'absence de saisine du juge du fond dans le délai de six semaines suivant le prononcé de son ordonnance celle-ci cessera de produire effet à l'expiration de ce délai.
La Fédération Nationale de la Mutualité Française a formé appel à l'encontre de cette ordonnance.
Concluant à la réformation de celle-ci elle demande à la cour de dire n'y avoir lieu à référé et de condamner la société Laboratoires Fournier à lui payer la somme de 100 000 F sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.
A l'appui de ses prétentions, elle fait valoir :
- que depuis longtemps elle milite en faveur d'un abaissement du coût des médicaments au moyen d'une information transparente,
- qu'à cette fin elle s'est préparée à diffuser auprès des médecins généralistes un " Guide des spécialités comparables " dont l'objectif est de faciliter les comparaisons de coût entre des médicaments de noms de marques différents mais ayant le même principe actif,
- que ce guide, aujourd'hui prêt à être diffusé, rassemble 163 médicaments disponibles en médecine de ville, pour lesquels il existe une ou des spécialités comparables dont l'une au moins présente une différence de coût,
- qu'à la page 37 dudit guide figurent, au titre de la dénomination commune internationale " Fénofibrate ", trois médicaments de référence, le Lipanthyl, produit par la société Laboratoires Fournier, et, deux spécialités comparables à ce médicament : le Fenofibrate produit par la société Laboratoires MSD et le Secalip dont la distribution est assurée par une entreprise liée à la société Laboratoires Fournier,
- qu'y sont décrits la ou les formes galéniques, le dosage, le nombre d'unités par boîte, le prix public et le coût de l'unité galénique de chacun de ces médicaments,
- que ces données sont publiques et figurent notamment dans le dictionnaire Vidal.
La Fédération Nationale de la Mutualité Française ajoute :
- que l'ouvrage litigieux présente le Fénofibrate et le Secalip non comme rigoureusement identiques ou automatiquement substituables au Lipanthyl mais comme comparables au sens de bio-équivalence communément utilisé par la communauté scientifique,
- que cette présentation est conforme à l'avis émis le 28 juin 1995 par la Commission de la transparence, de sorte qu'elle est exclusive de toute faute ou imprudence,
- qu'ainsi en se bornant à reproduire des informations publiques officielles déjà diffusées et disponibles pour chaque médecin prescripteur elle agit, selon le principe de la liberté d'information en matière de produits et services, conformément à son objet social et à sa mission de mise en œuvre d'une politique de maîtrise des prix des médicaments.
De l'ensemble de ces éléments la Fédération Nationale de la Mutualité Française déduit que c'est à tort qu'à l'appui de sa décision le premier juge a retenu que le procédé par elle choisi pour comparer lesdits médicaments préconiserait implicitement l'éviction du médicament le plus cher, dès lors qu'un tel procédé constitue, en réalité, un instrument d'aide à la décision n'affectant pas le libre choix du médicament idoine par le médecin prescripteur.
La société Laboratoires Fournier demande à la cour de confirmer l'ordonnance attaquée et, y ajoutant, d'interdire à la Fédération Nationale de la Mutualité Française de présenter, par tout moyen publicitaire ou médiatique, comme médicaments équivalents, d'une part, le Lipanthyl 200 micronisé, d'autre part, le Fenofibrate MSD ou le Secalip, sous astreinte de 100 000 F par infraction constatée, et de condamner ladite Fédération à lui payer la somme de 50 000 F sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.
A l'appui de ses prétentions, elle fait valoir :
- qu'elle a été informée de l'intention de la Fédération Nationale de la Mutualité Française d'éditer, à l'attention des médecins prescripteurs, un ouvrage intitulé " Guide des spécialités comparables ", lequel compare notamment les prix des médicaments suivants : Lipanthyl 200 micronisé, Fénofibrate MSD 300 et Secalip 300,
- que le Lipanthyl 200 micronisé qu'elle fabrique constitue une amélioration du Lipanthyl original et bénéficie de la protection d'un brevet jusqu'en 2009,
- que si le Lipanthyl 200 micronisé et le Fénofibrate MSD 300 ont bien une même dénomination commune internationale, en revanche le second ne constitue pas un générique du premier de sorte qu'aux sens légale et scientifique ces deux médicaments sont des médicaments différents utilisant une même molécule,
- que la Fédération Nationale de la Mutualité Française ne peut être admise à se prévaloir de l'avis de la Commission de la transparence qualifiant les médicaments litigieux de " médicaments comparables " dès lors, d'une part, que cette commission a pour compétence exclusive de se prononcer sur le principe et la quotité du remboursement d'un médicament de sorte que son avis ne poursuit pas un objectif de substitution de prescription, d'autre part, qu'en vertu des dispositions de l'article R. 5047-3 du Code de la santé publique cet avis ne pourrait être porté à la connaissance des médecins,
- que la présentation comparative des médicaments litigieux est dépourvue de pertinence en termes thérapeutiques et économiques puisqu'elle n'appréhende qu'une partie des médicaments dont dispose le médecin pour soigner l'affectation que traitent ces médicaments,
- qu'au demeurant une telle présentation enfreint les dispositions de l'article L. 121-8 du Code de la consommation, relatif à la publicité comparative des biens ou services et perturbe le jeu normal de la concurrence entre les laboratoires pharmaceutiques,
- qu'ainsi, sur le premier point, bien que la Fédération Nationale de la Mutualité Française ne soit le producteur d'aucun de ces médicaments et que la présentation comparative de ceux-ci soit destinée à des professionnels, une telle comparaison revêt un caractère publicitaire dans la mesure où elle tend à favoriser le commerce d'un produit,
- que dès lors que les médicaments litigieux ne sont ni génériques au sens de l'article L. 606-6 du Code de la santé publique, ni essentiellement similaires au sens de l'article R. 5133-1 du même Code, la présentation comparative de ces médicaments en ce qu'elle mentionne le prix de chacun d'eux méconnaît l'article L. 121-8 du Code la consommation aux termes duquel lorsque la comparaison porte sur les prix, elle doit concerner des produits identiques,
- que, sur le second point, la présentation comparative des médicaments litigieux tend à présenter ceux-ci comme strictement équivalents à la différence de leurs prix respectifs,
- qu'une telle présentation, confortée par la informations données dans les médias par la Fédération Nationale de la Mutualité Française, constitue un véritable appel au boycott du Lipanthyl.
La société Laboratoire Fournier ajoute :
- que le Lipanthyl continue de faire l'objet d'investissements en rechercher pharmaceutique et clinique,
- qu'ainsi un programme dont le coût s'élève à 300 millions de francs est actuellement mis en œuvre pour étudier les bienfaits de ce médicaments sur la prévention des maladies cardio-vasculaires chez les diabétiques,
- que la Fédération Nationale de la Mutualité Française, qui n'est en charge ni de l'intérêt des consommateurs, ni de la définition de la politique de santé de la nation ; entretient avec la santé publique un rapport tel que la qualité et l'efficacité des produits ou le souci de l'innovation ne sont pas, pour elle, des critères économiquement pertinents,
- qu'en réalité ladite Fédération recherche moins le gain de ce procès que des modifications législatives ou réglementaires que la médiatisation de celui-ci pourrait provoquer.
Le ministère public conclut oralement à l'infirmation de l'ordonnance attaquée.
Sur ce, LA COUR
Considérant que la Fédération Nationale de la Mutualité Française a conçu un ouvrage intitulé " Guide des spécialités comparables " ;
Que l'introduction à cet ouvrage énonce que celui-ci est mis à la disposition du médecin généraliste à l'effet de " faciliter les comparaisons de coûts entre des médicaments de noms de marques différents mais ayant le même principe actif " ;
Considérant qu'à la page 35 dudit ouvrage figure, sous une rubrique intitulée " DCI : Fénofibrate Classe : hypolipidémiants ", un tableau comparatif de trois médicaments ainsi dénommée : " Lipanthyl, Fénofibrate MSD, Secalip " ;
Que le " Lipanthyl " est désigné comme " médicament de référence " tandis que chacun des deux autres médicaments est présenté comme " spécialité comparable " ;
Que sont comparés la forme galénique, le dosage, le nombre d'unités / boite, le prix public et le coût de l'unité galénique, d'une part, du Lipanthyl 200 micronisé, du Fénofibrate MSD 300 mg et du Secalip 300 mg, d'autre part, du Lipanthyl 67 micronisé, du Fénofibrate MSD 100 mg et du Secalip 100 mg ;
Considérant, d'abord, que le tableau litigieux ne constitue pas une publicité comparative au sens des dispositions de l'article L. 121-8 du Code de la consommation</B>;
Qu'en effet les éléments d'information qu'il contient sont destinés non au public mais aux médecins, lesquels, selon l'article 9, alinéa 1, du Code de la santé publique (article 9 décret n° 79-506 du 28 juin 1979 portant Code de déontologie médicale) sont libres de leurs prescriptions</B>;
Qu'au demeurant, à supposer qu'ils soient portés à la connaissance du public, ces éléments d'information ne peuvent avoir pour effet de l'inciter à acheter l'un des médicaments présentés dans ce tableau comme comparables au Lipanthyl dès lors que ceux-ci ne sont délivrés que sur prescription médicale</B>;
Considérant, ensuite, que ledit tableau présente chacun des médicaments comparés soit au Lipanthyl 200 micronisé, soit au Lipanthyl 67 micronisé non comme une spécialité générique du médicament de référence ou essentiellement similaire à celui-ci, au sens des articles L. 601-6 et R. 5133-1 du Code de la santé publique, mais comme une " spécialité comparable " à ce médicament ;
Que cette qualification est conforme à celle que retient la Commission de la transparence, laquelle, aux termes de l'article R. 163-8 du Code de la sécurité sociale, " donne un avis sur :
1°) les documents destinés à donner une information sur les coûts comparés des médicaments à même visée thérapeutique,
2°) l'intérêt des produits pour lesquels l'inscription ou son renouvellement est sollicitée, au regard de celui des produits existants. L'avis doit comporter notamment une comparaison du produit avec les produits de la classe thérapeutique de référence venant au premier par le nombre de journées de traitement, avec le produit de celle classe le plus économique du point de vue du coût inscrit dans la même classe " ;
Qu'ainsi, en son avis en date du 28 juin 1995 relatif à l'inscription du Fénofibrate MSD 100 mg et du Fénofibrate MSD 300 mg, ladite Commission désigne comme " médicaments directement comparables " à ces deux médicaments, les médicaments suivants : " Lipanthyl 67 micronisé, Lipanthyl 200 micronisé, Lipanthyl 100 mg, Secalip 100 mg et Secalip 300 mg " ;
Qu'en faisant figurer cette appréciation qualitative dans le tableau litigieux la Fédération Nationale de la Mutualité Française n'a méconnu ni l'article R. 5047-3 du Code de la santé publique ni aucune autre disposition légale ou réglementaire ;
Que ledit tableau, qui n'est pas présenté comme une étude exhaustive de l'ensemble des médicaments normolipidémiants, s'analyse en une compilation objective des caractéristiques et prix des médicaments comparables entre eux relevant de la même classe thérapeutique ;
Que la diffusion d'un tel tableau auprès des médecins généralistes ne revêt donc pas un caractère fautif;
Que, dès lors, la société Laboratoires Fournier n'est pas fondée à prétendre à l'interdiction de cette diffusion sur le fondement des dispositions de l'article 809, alinéa 1 du nouveau Code de procédure civile;
Considérant, enfin qu'il n'est pas établi qu'à l'occasion de la présentation publique de l'ouvrage contenant le tableau litigieux la Fédération Nationale de la Mutualité Française ait dénaturé la teneur de celui-ci ;
Considérant, en conséquence, qu'aucune des prétentions de la société Laboratoires Fournier n'est fondée ;
Considérant que celle-ci n'obtenant pas gain de cause il convient de la condamner aux dépens et de rejeter la demande par elle formée sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ;
Considérant, en revanche, qu'il y a lieu d'accueillir partiellement la demande formée sur ce même fondement par la Fédération Nationale de la Mutualité Française ;
Par ces motifs, Réforme l'ordonnance de référé rendue entre les parties le 19 septembre 1996 par le Président du Tribunal de grande instance de Paris ; Rejette les demandes formées par la société Laboratoires Fournier à l'encontre de la Fédération Nationale de la Mutualité Française ; Condamne la société Laboratoires Fournier à payer la somme de 10 000 F à la Fédération Nationale de la Mutualité Française sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ; Condamne la société Laboratoires Fournier aux dépens de première instance et d'appel ; Admet la SCP Fisselier, Chiloux, Boulay au bénéfice des dispositions de l'article 699 du nouveau Code de procédure civile.