CA Paris, 4e ch. B, 8 novembre 1996, n° 96-13705
PARIS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Lee Cooper International (SA)
Défendeur :
Colorado (SA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Boval
Conseillers :
M. Ancel, Mme Regniez
Avoués :
SCP Menard Scelle Millet, Me Beaufume
Avocats :
Mes de Candé, Ennochi
LA COUR statue sur l'appel que la société Lee Cooper International a été autorisée à relever à jour fixe du jugement rendu par le Tribunal de commerce de Paris, le 3 juin 1996, dans un litige l'opposant à la société Colorado.
Référence étant faite au jugement entrepris et aux écritures échangées devant la cour pour un plus ample exposé des faits, de la procédure et des prétentions des parties, il suffit d'exposer les éléments qui suivent.
Lee Cooper qui fabrique et commercialise des articles vestimentaires a signé le 3 juin 1994 avec Colorado, agence de publicité, un contrat confiant à celle-ci la gestion de son budget publicitaire.
Le contrat de publicité était conclu pour une durée déterminée de un an et susceptible d'être renouvelé par tacite reconduction au-delà du 2 juin 1995 pour une durée indéterminée.
Par courrier du 19 mai 1995, Lee Cooper a informé l'agence de sa décision de mettre fin au contrat.
Après l'expiration du contrat, Colorado a refusé de fournir à Lee Cooper, sauf paiement d'un dédommagement à négocier, les supports nécessaires à la poursuite de l'exploitation de la campagne publicitaire.
A la suite d'une sommation interpellative que lui a fait signifier Lee Cooper, elle lui a remis ces éléments courant juillet 1995, elle lui a remis ces éléments courant juillet 1995, en rappelant que conformément à l'article L. 11-3 du Code de la propriété intellectuelle le propriétaire du support n'était pas investi des droits de représentation et de reproduction sur les créations.
Par acte du 23 octobre 1995, Colorado a fait assigner Lee Cooper à bref délai devant le Tribunal de commerce de Paris. Visant l'article L. 111-3 du Code de la propriété intellectuelle, elle demandait au tribunal de faire défense à son adversaire d'utiliser tout ou partie de la campagne publicitaire et de la condamner à lui payer la somme de 5 millions de francs à titre de dommages-intérêts.
Lee Cooper, qui a conclu au débouté et réclamé reconventionnellement des dommages-intérêts pour procédure abusive, a soutenu essentiellement qu'ayant réglé toutes les factures de l'agence, pour un montant, de plus de 7 millions de francs, elle était cessionnaire, aux termes du contrat du 3 juin 1994, des droits de propriété littéraire et artistique sur les campagnes publicitaires, et que Colorado, ne précisant ni pour quelles œuvres ni à quel titre elle agissait, n'apportait en outre aucun commencement de preuve de la réalité et du montant du préjudice par elle invoqué.
Par jugement du 3 juin 1996, assorti de l'exécution provisoire, le tribunal a décidé que Lee Cooper était sans droit pour poursuivre l'exploitation de la campagne après l'expiration du contrat et il l'a condamnée à payer à Colorado la somme de 3 millions de francs à titre de dommages-intérêts ainsi qu'une indemnité de 20 000 F par application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.
Appelante du jugement, Lee Cooper en poursuit la réformation intégrale et prie la cour de débouter Colorado de toutes ses demandes en la condamnant à lui payer les sommes de 100 000 F à titre de dommages-intérêts pour procédure abusive et de 30 000 F pour ses frais irrépétibles. Elle fait valoir :
- que Colorado persiste à ne pas indiquer quelles sont les œuvres précises qu'elle invoque ni à quel titre (cessionnaire ou titulaire originaire) elle agit, et doit en conséquence être déboutée, faute de précision sur l'objet de sa demande, dont elle ne justifie d'ailleurs pas le montant puisqu'elle n'apporte pas d'indication sur la nature et l'importance des actes d'utilisation illicite constitutifs de la contrefaçon par elle alléguée,
- que le contrat du 3 juin 1994 doit être interprété comme prévoyant la cession définitive des droits d'exploitation sur les œuvres contenues dans la campagne publicitaire,
- qu'en accordant à Colorado, qui invoquait la contrefaçon, une indemnité correspondant à deux années de commissions, les premiers juges ont prononcé une condamnation apparaissant sanctionner une responsabilité contractuelle pour rupture abusive, qui est hors de question dès lors que le contrat du 4 juin 1994 avait été conclu pour une durée déterminée d'un an,
- que Colorado a été amplement rémunérée puisqu'elle a perçu 343 000 F d'honoraires, outre, sur les prestations qu'elle a pratiquement toutes sous-traitées, 10 % de commission se cumulant avec la marge bénéficiaire par elle ajoutée aux devis des sous-traitants (275 983 F dans le cas du film constituant le pivot de la campagne) et qu'elle a eu un comportement déloyale en engageant la procédure pour tenter de tirer des profits supplémentaires du contrat après son expiration.
Colorado, qui conclut à la confirmation du jugement dans son principe, prie en outre la cour d'interdire à Lee Cooper d'utiliser la campagne litigieuse et de porter à 5 millions de francs le montants de dommages-intérêts mis à sa charge. Elle expose que Lee Cooper, éprouvant des difficultés financières et recherchant des économies, a poursuivi de manière illicite et à l'échelle mondiale l'exploitation de ses créations, après avoir mis fin au contrat au bout d'un an, alors que les agences de publicité ne peuvent amortir leurs investissements en personnes et moyens qu'à l'échelle de plusieurs années. Elle produit une attestation de l'Association des Agences Conseil en Communication indiquant qu'en " aucun cas il ne peut être admis qu'un annonceur puisse, hors des conditions précisément prévues par le contrat, et, en particulier après sa résiliation, utiliser sans contrepartie la création de l'agence ". Elle réclame une indemnité supplémentaire de 50 000 F pour ses frais non taxables de procédure.
Sur ce, LA COUR,
Considérant que le contrat conclu le 3 juin 1994 entre Colorado et Lee Cooper, rédigé par l'agence, a été établi à partir d'un projet corrigé par Lee Cooper qui comportait l'article III-2 ci-après :
2- Dispositions relatives aux droits de propriété littéraire et artistique :
2-1 L'agence autorise l'annonceur, pendant la durée du présent contrat, à exploiter ses créations gratuitement.
L'annonceur s'engage à exploiter les créations de l'agence en conformité avec la législation en vigueur (...)
Ce droit d'exploitation est limité à la durée du contrat conclu entre l'agence et l'annonceur.
A l'expiration du contrat, l'agence pourra à la demande de l'annonceur, et en vertu d'accords particuliers et express, concéder à celui-ci ses droits de propriété incorporelle sur les créations que l'annonceur souhaiterait continuer à exploiter.
Considérant qu'il n'est pas contesté que ce projet a été modifié suite aux observations faites par le directeur général de Lee Cooper qui a biffé l'alinéa 3 ci-dessus (Ce droit d'exploitation est limité à la durée du contrat conclu entre l'agence et l'annonceur) et écrit en marge de l'alinéa 4 qui subordonnait à un accord de l'agence la poursuite de l'exploitation de ses droits de propriété incorporelle par l'annonceur la mention suivante : " le paiement implique la propriété y compris lors de l'interruption " ;
Considérant que le texte finalement signé est rédigé comme suit :
2- Dispositions relatives aux droits de propriété littéraire et artistique :
2-1 L'agence autorise l'annonceur, pendant la durée du présent contrat, à exploiter ses créations gratuitement.
L'annonceur s'engage à exploiter les créations de l'agence en conformité avec la législation en vigueur (...)
Le paiement des honoraires prévus au paragraphe 4-2 implique la cession des droits de propriété littéraire et artistique.
Considérant que Lee Cooper soutient que la substitution, aux alinéas 3 et 4 du projet, du seul alinéa 3 du contrat définitif manifeste " la volonté des parties de prévoir un transfert systématique et définitif des droits de propriété littéraire et artistique sur les œuvres éventuellement contenues dans les campagnes publicitaires dès lors que les honoraires de l'agence se trouvaient réglés et ce afin d'éviter d'entamer lors de l'expiration du contrat une négociation sur la cession pour l'avenir desdits droits " ;
Considérant que Colorado prétend au contraire que la cession par elle consentie n'a eu effet que pendant la durée du contrat et invoque à cet égard :
- l'article 2-1 alinéa 1 qui dispose que " L'agence autorise l'annonceur pendant la durée du contrat à exploiter ses créations gratuitement ",
-l'article 1 qui, définissant l'objet du contrat, dispose que l'agence a notamment pour mission " l'acquisition et la cession à l'annonceur des droits nécessaires à l'exploitation, durant le présent contrat, des campagnes conçues et réalisées par l'agence : droits de propriétés littéraire et artistique, droits des artistes interprètes et des mannequins, droits de la personnalité... " ;
Considérant que le tribunal a fait droit aux prétentions de l'agence en décidant qu'il n'y avait lieu de ne se baser " que sur les termes du contrat signé entre les parties sans prendre en compte le ou les projets de contrat étudié par les parties avant la signature définitive du contrat dont l'interprétation des termes crée le présent litige ", et qu'il convenait " de comprendre, malgré l'ambiguïté de certains termes du contrat, que l'agence cédait ses droits gratuitement parce que et pour autant qu'elle percevait des honoraires, donc pendant que le contrat avait cours " ;
Considérant que Colorado conclut à la confirmation du jugement de ce chef en faisant valoir, principalement, que le contrat ne comporte aucune ambiguïté et limite expressément la période de cession des droits à la durée contractuelle, et subsidiairement, que s'il devait être retenu que le contrat présentait une quelconque ambiguïté, il y aurait lieu de faire application de l'article 1162 du Code civil qui dispose que " dans le doute la convention s'interprète contre celui qui a stipulé et en faveur de celui qui a contracté l'obligation " pour interpréter les clauses ambiguës en sa faveur ;
Mais considérant que l'ambiguïté du contrat, d'ailleurs relevée par le tribunal, est constante ; que l'article 2-1 comporte des clauses contradictoires puisque son premier alinéa autorise l'annonceur à exploiter gratuitement pendant la durée du contrat les créations de l'agence, alors que son troisième alinéa dispose que le paiement des honoraires implique la cession des droits de propriété littéraire et artistique ; que le système d'autorisation provisoire et gratuite de l'alinéa 1 s'oppose manifestement au dispositif de transmission onéreuse et définitive (qualifiée de " cession ") prévu à l'alinéa 3 ;
Considérant qu'en l'état de ces contradictions, il appartient au juge, conformément à l'article 1156 du Code civil, invoqué par Lee Cooper, de rechercher quelle a été la commune intention des parties plutôt que de s'arrêter au sens littéral des termes ; que cette intention devant être appréciée au moment de la conclusion du contrat, il convient de relever :
- que dans les négociations qui ont abouti à la signature de l'acte, les parties sont convenues d'écarter les clauses des alinéas 3 et 4 du projet de convention qui limitaient expressément à la durée du contrat le droit d'exploitation de l'annonceur et renvoyaient à des négociations entre l'agence et l'annonceur pour la poursuite de l'exploitation,
- que la substitution, à ces deux alinéas du projet, de l'alinéa 3 de l'article 2-1 du contrat définitif exprime la volonté des parties de prévoir une transmission à l'annonceur des droits de propriété intellectuelle définitive et survivant à l'expiration du contrat,
- que la volonté de régler par cette disposition la question de la poursuite de l'exploitation par l'annonceur des créations de l'agence après l'expirations du contrat est corroborée par le fait que les articles 2-2 et 3, concernant les droits extérieurs à l'agence et les droits à l'image et droits voisins des comédiens, mannequins, etc., comportent l'un et l'autre des alinéas 4 qui, traitant clairement de " l'après contrat ", énoncent que " dans le cadre de l'article 2-1, alinéa 3 " l'annonceur fera son affaire personnelle des négociations avec ces auteurs, comédiens, mannequins, etc., en vue de la poursuite de l'exploitation de leurs droits ;
Considérant que Lee Cooper est fondée à soutenir qu'au regard de cette volonté commune clairement manifestée au moment de la conclusion du contrat, les dispositions de l'article 2-1, alinéa 1, et de l'article 1 qui tendent à limiter à la durée du contrat l'autorisation d'exploitation concédée à l'annonceur constituent des " scories " du projet initial, conservées par inadvertance - cet oubli ayant été favorisé par le fait que le premier alinéa de l'article 2-1 figure, isolé, sur la page précédant celle où sont traitées les questions de cession de droits, et que l'article 1 (figurant également sur une autre page) qui définit de manière générale l'objet du contrat a été perdu de vue au moment de la négociation à laquelle a donné lieu la clause spécifique à la transmission des droits de propriété littéraire et artistique ;qu'il convient de faire prévaloir sur les clauses susvisées qui n'apparaissent pas avoir été discutées, celle de l'article 2-1 alinéa 3 parce qu'elle a été certainement présente dans l'esprit des parties au moment de la négociation, et qu'à l'issue de celle-ci, elles lui ont donné sa rédaction actuelle, en la substituant aux aliénas 3 et 4 du projet ;
Considérant enfin que la directive d'interprétation de l'article 1162 invoqué par l'agence ne saurait faire obstacle à la mise en œuvre de la volonté commune des parties telle qu'elle s'évince des éléments et circonstances ci-dessus mentionnés, alors que cette règle d'interprétation n'a aucun caractère impératif (et qu'en toute hypothèse, en l'espèce, Colorado, rédactrice du contrat synallagmatique litigieux, devrait être réputée avoir été la partie qui a stipulé, et contre laquelle, dans le doute, la convention s'interprète) ;
Considérant que l'interprétation ainsi faite de la convention conduit à décider que la cession des droits d'auteur consentie par l'agence à l'annonceur n'a pas été remise en cause par l'expiration du contrat et qu'il ne peut pas être fait grief à Lee Cooper d'avoir poursuivi de manière illicite l'exploitation de la campagne publicitaire ;que le jugement déféré sera en conséquence réformé en toutes ses dispositions et Colorado déboutée de ses prétentions ;
Considérant qu'il n'est pas démontré que Colorado ait eu une attitude malicieuse caractérisant un abus du droit d'agir en justice ; qu'elle a d'ailleurs eu gain de cause en première instance ; qu'il n'y a pas lieu de faire droit à la demande de dommages-intérêts pour procédure abusive formée par Lee Cooper ; Considérant en revanche que l'équité commande d'allouer l'indemnité de 30 000 F qu'elle sollicite pour ses frais irrépétibles de première instance et d'appel ;
Par ces motifs, LA COUR, Réforme le jugement entrepris ; Statuant à nouveau et ajoutant : Déboute la société Colorado de toutes ses demandes ; Rejette la demande de dommages-intérêts pour procédure abusive formée par la société Lee Cooper International ; Condamne la société Colorado à payer à la société Lee Cooper International une indemnité de 30 000 F par application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ; Condamne la société Colorado aux dépens de première instance et d'appel ; Admet la SCP Menard Scelle Millet au bénéfice des dispositions de l'article 699 du nouveau Code de procédure civile.