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Décisions

CA Paris, 4e ch. B, 29 septembre 1988, n° 86-004066

PARIS

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Tricots Alain Manoukian (SA)

Défendeur :

Safronoff et Associés (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Bonnefont

Conseillers :

Mme Beteille, M. Gouge

Avoués :

Me Kieffer-Joly, SCP Garoby - d'Auriac - Guizard

Avocats :

Mes Sender, Coblence.

T. com. Paris, 4e ch., du 16 janv. 1986

16 janvier 1986

Sans avoir rédigé aucun contrat la société Tricots Alain Manoukian, ci-après Manoukian, a confié la charge entière et exclusive de ses campagnes publicitaires pour les années 1979 à 1984 inclusivement à la société Safronoff et Associés, ci-après Safronoff.

En 1985 la compagne de publicité de Manoukian a été gérée par une société Paradise créée par M. Jamgotchian qui avait en octobre 1984 quitté Safronoff où il exerçait les fonctions de directeur adjoint.

Ce changement a entraîné entre Safronoff et Manoukian un contentieux portant sur les responsabilités de la rupture, l'apurement des comptes entre les deux parties, l'utilisation par Manoukian, pour ses nouvelles publicités, de présentations mises en page, logos, slogans précédemment utilisés alors que Safronoff était l'agence de publicité de Manoukian.

Après des procédures de référé Safronoff a introduit une instance au fond devant le Tribunal de commerce de Paris afin d'obtenir la réparation de son préjudice et la protection de ses droits de propriété littéraire et artistique. Par son jugement du 16 janvier 1986 qui a suffisamment exposé les moyens et prétentions des parties antérieurs, la 4e chambre du tribunal de commerce a condamné Manoukian, pour brusque rupture, à payer une indemnité de 225 000 F et en outre des intérêts au taux légal, du 25 janvier au 25 mars 1985 sur 173 913,38 F, du 25 janvier au 31 juillet 1985 sur 399 564 F, du 25 juin au 31 juillet 1985 sur 101 093,15 F, ainsi que la somme de 15 000 F au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile et les dépens comprenant les honoraires de l'huissier commis en référé.

Safronoff était déboutée de ses demandes d'interdiction, réparations, publications basées sur la loi du 11 mars 1957 et les parties étaient déboutées pour le surplus.

Manoukian a relevé appel par déclaration du 6 février 1986 et saisi la cour le 14 mars 1986. Cependant c'est Safronoff qui a conclu au fond la première pour solliciter la confirmation sur les intérêts et sur le principe de la responsabilité pour brusque rupture. Elle a formé appel incident et demande :

- une indemnité de 450 000 F pour brusque rupture,

- une indemnité de 250 000 F pour contrefaçon,

- une indemnité de 50 000 F pour paiement tardif des factures de la campagne de 1984 et pour résistance abusive :

- une somme de 30 000 F au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile et les dépens de première instance et d'appel y compris les frais d'huissier constatant,

- l'interdiction, sous astreinte définitive de 50 000 F, de réitérer les atteintes à ses droits de propriété artistique,

- la publication du dispositif dans " Stratégies " et " Boutique de France ".

Manoukian a conclu au débouté en ce qui concerne la responsabilité pour rupture du contrat, l'existence d'un préjudice, les retards de paiement, la contrefaçon et les droits de propriété artistique.

Elle a demandé la réformation du jugement et s'est portée demanderesse reconventionnelle en paiement d'une indemnité de 500 000 F destinée à réparer le préjudice résultant des agissements de Safronoff et de sa procédure abusive, ainsi que d'une somme de 30 000 F au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile et des dépens. Safronoff a répliqué par des conclusions de débouté et de dénégation.

Sur ce, LA COUR, qui pour un plus ample exposé se réfère au jugement et aux écritures d'appel ;

1. - Sur l'incidence des relations contractuelles ayant existé entre les parties :

Considérant que Manoukian allègue qu'elle-même disposant de son propre service de publicité, Safronoff aurait été chargé principalement d'acheter des espaces publicitaires dans les supports choisis par Manoukian et accessoirement de " superviser le plan d'insertion annuel " mis au point par Manoukian et que des consultations ponctuelles pour des opérations non suivies de réalisation effective n'y ont rien changé ; que les parties ne se sont jamais référées au contrat type qui au demeurant prive Safronoff de la faculté d'invoquer la bénéfice de la loi du 11 mars 1957 ; qu'il n'y aurait pas de contrat d'agence de publicité ; qu'elle soutient d'autre part que les relations contractuelles avaient une périodicité déterminée annuelle et étaient chaque année entièrement renégociées de telle sorte qu'aucune responsabilité n'est encourue le contrat étant venu à expiration le 31 décembre 1984 ;

Considérant que Safronoff fait valoir au contraire que Manoukian lui avait confié de 1979 à 1984 la création et la gestion de son budget de publicité et qu'elle a appris incidemment par la presse que son client, sans respecter le préavis d'usage prévu par le contrat type, rompait leurs relations qui étaient à durée indéterminée même si les conditions étaient chaque année l'objet d'une négociation ;

Considérant, ceci étant exposé, qu'il convient de déterminer la nature et les modalités des relations contractuelles ayant existé entre les parties à la lumière des documents mis aux débats ;

Considérant qu'à juste titre les premiers juges ont reconnu, qu'au moins pour les années 1983 et 1984 Safronoff contrairement à ce qu'allègue Manoukian, loin de se borner à quelques actions ponctuelles et à des achats d'espace avait effectivement assumé le rôle d'agence-conseil en publicité ; qu'en effet, pour l'année 1983, les lettres des 23 septembre et 15 décembre 1983, les télex des 1er décembre 1982, 5 et 9 décembre 1983, les comptes-rendus de réunions agence-client des 7 décembre 1982, 18 avril 1983, les factures des pièces 19 et 20 à 25, les plans et budget médias montrent que Safronoff est intervenue tant au plan des études et programmes, de leur conception, de la recherche de l'expression de l'argumentation, de la production des éléments matériels de communication, de la définition des moyens et de leur mise en œuvre, de l'achat d'espace, des commandes et contrôles ;

Considérant que pour l'année 1984 on remarque aussi bien parmi les pièces des demandes adressées par le client à l'agence en vue de créer des maquettes d'affiches, de catalogues automne-hiver, pour la recherche de franchisés, un compte-rendu de réunion (14 mai 1984) où sont acceptées par le client un nombre appréciable de maquettes finalisées, de la campagne du deuxième semestre, des demandes en vue de projeter un catalogue pour l'été 1985 (télex du 20 juin 1984), des critiques sur les maquettes en cours d'élaboration (pièce 46), des factures de suivi et d'exécution de la campagne 1984 dont il n'est pas contesté qu'elles ont été payées, le plan média et le budget complémentaire, des extraits de la presse professionnelle montrant que pour la profession, et sans protestation de Manoukian, Safronoff était considérée comme l'agence-conseil de Manoukian ; que la procédure de référé a même révélé que Safronoff avait, en tant que commissionnaire ducroire des supports payé des factures dues par l'annonceur ;

Considérant, sur l'indétermination de la durée du contrat, que les premiers juges ont justement relevé la pérennité des relations entre les parties, de 1979 à 1984, avec un rôle constant d'agence de publicité pour Safronoff ; que les pièces mises aux débats révèlent en outre un chevauchement entre les années notamment en ce que des réunions pour 1982 traitent du programme de 1983 et en ce qu'au moins une correspondance pour 1984 traite d'un catalogue à établir pour l'été 1985 ; qu'en l'absence de tout contrat écrit déterminant son terme et prévoyant ou non une reconduction, il résulte de l'exécution des conventions telle qu'elle a été voulue, d'un commun accord, par les parties qu'elles n'ont pas fixé un cadre annuel strict et qu'elles ont au contraire considéré le contrat comme un tout indivisible perdurant au rythme des saisons ;

Considérant que contrairement aux allégations de Safronoff, le contrat type de 1961, qui a essentiellement pour objet non pas de codifier les usages mais de " définir dans les conditions actuelles les bases équitables dont pourraient s'inspirer les accords ... " et qui contient des dispositions auxquelles, selon les auteurs, les agences se sont toujours fermement opposées (cession automatique à l'annonceur des droits de création) ne peut recevoir application alors que, jusqu'à la rupture de leurs relations contractuelles, les parties ne s'y sont jamais référées explicitement ou implicitement ;que Safronoff ne prouve pas non plus que le contenu du contrat type corresponde à un usage ;

Mais considérant que l'agence conseil en publicité Safronoff n'était pas un simple mandataire révocable à tout moment puisqu'elle était à la fois conseil de l'annonceur Manoukian, mandataire de celui-ci et encore commissionnaire des supports auxquels elle apportait les messages publicitaires et qui lui versaient une commission et ducroire des supports ;qu'en raison de cette situation juridique complexe et des impératifs de prévision à longue durée des campagnes de publicité qui résultent de la correspondance et des comptes-rendus de réunions précités il n'était pas loisible à Manoukian de rompre brutalement des relations durant depuis plusieurs années dans le moment même où Safronoff la mettait en garde contre les retards dans l'exécution de la campagne 1985 qui ne pourraient manquer de résulter d'une absence de réponse rapide aux propositions de l'agence ;que par cette brusque rupture du contrat, non motivée par une faute de Safronoff, Manoukian par sa propre faute a occasionné à celle-ci un préjudice direct et certain que les premiers ont exactement appréciéobservation étant faite que Safronoff est mal fondée à majorer encore son préjudice par des imputations purement comptables de bénéfices que ses bilans révèlent clairement ;

2. - Sur les condamnations aux intérêts :

Considérant qu'à tort Manoukian soutient qu'elle ne pouvait payer les sommes réclamées (et qu'elle ne conteste plus devoir) au motif que les comptes n'étaient pas faits alors qu'il résulte des constatations non contestées de l'huissier audiencier désigné en référé le 13 mars 1985 (constat du 25 juin 1985) que Manoukian n'a pas payé la douzième mensualité de 399 564 F qui était due quels que soient les prix plus compétitifs obtenus en cours d'année des annonceurs ; qu'elle a été incapable devant l'huissier de justifier des erreurs de parution alléguées ; qu'elle n'a pas contesté le solde de facture de 173 913,39 F devant le constatant, non plus que la demande complémentaire de 101 093,15 F et qu'une seconde assignation en référé -provision a été nécessaire pour que Manoukian, à 48 heures de l'audience, exécute ses obligations contractuelles ; que les points de départ et la durée pour le calcul des intérêts ont été exactement fixés par les premiers juges en tenant compte des dates auxquelles les créances devaient être réglées et de la sommation ; que Safronoff allègue, sans en justifier, avoir payé des agios bancaires excédant les intérêts légaux que sa réclamation portant sur une indemnité supplémentaire à ce titre n'est donc pas fondée ;

3. - Sur les droits de propriété artistique :

Considérant que Manoukian allègue que tous les éléments composant les campagnes publicitaires lui appartiennent " indiscutablement " parce qu'elle-même les aurait créés ou en aurait acquis les droits ; que Safronoff soutient au contraire qu'en vertu d'une " jurisprudence constante " c'est l'agence de publicité qui détient les droits littéraires ou artistiques ;

Considérant, ceci étant exposé, que lors de la réunion client-agence du 14 mai 1984 l'agence Safronoff a présenté vingt-deux maquettes finalisées réalisées par elle ; que ces maquettes sont la présentation particulière de photographies de mode qui certes n'ont pas pour auteur ou cessionnaire Safronoff, les droits d'utilisation photographique étant facturés au client ; que l'apport personnel de Safronoff est autre ; que pour mettre en valeur le document photographique l'agence appose en bas de page un bandeau noir sur lequel mord le " logo " noir, blanc et rouge " Alain Manoukian " qui se distingue ainsi d'autant mieux ; que ce " logo " est toujours en bas et à droite ; qu'il est toujours surmonté du slogan " un signe de style " en lettres blanches disposé centré mais en remontant de gauche à droite ; que cette disposition caractéristique doit être considérée comme une sorte de signature de l'agence portant l'empreinte de la personnalité de son auteur ; que le client ayant accepté notamment les visuels " l'étudiante " (Cosmopolitain - simple page) et " les cosmonautes " (Elle - double page) les documents qui lui ont été facturés parmi d'autres le 9 août 1984 ; qu'il convient de relever que la facture ne comporte aucune cession des droits appartenant à l'agence sur sa création constituée par cette présentation originale d'un document ; qu'il n'est pas soutenu par Manoukian que l'agence ne pourrait être titulaire des droits en tant que personne morale (hormis les cas d'œuvre collective ou de cession) ; que ces visuels ont été publiés dans Cosmopolitain et Elle de septembre 1984 ;

Considérant que Manoukian ne peut soutenir que les droits de propriété artistique, non mentionnés dans la facturation, lui auraient été transmis ;qu'en effet il a été démontré plus haut que le " contrat-type " auquel les parties ne se sont pas référées, n'était pas applicable en l'espèce ;que d'autre part la simple cession de l'objet matériel constitué par ces visuels n'a pu investir l'acquéreur (Manoukian) selon les dispositions restrictives de l'article 29 de la loi du 11 mars 1957, des droits de propriété artistique ;

Qu'en revanche Safronoff ne prouve pas être l'auteur du " logo " Manoukian ni du slogan " un signe de style " ;

Considérant que Safronoff est donc fondée seulement à reprocher à Manoukian la reproduction servile de sa présentation originale des documents photographiques reproduction qui apparaît dans Biba de février 1985, dans le Figaro Magazine du 9 mars 1985 et même dans Elle du 11 mars 1985 (où le slogan " un signe de couleur " est disposé avec les autres éléments exactement comme dans les visuels créés par Safronoff), à obtenir une indemnité de ce chef et des publications pour cette contrefaçon d'une œuvre originale et à faire interdire l'utilisation non pas des éléments séparés de la présentation mais de ces éléments réunis dans une disposition identique ;

4.- Sur la demande reconventionnelle :

Considérant qu'à tort Manoukian soutient que Safronoff aurait porté atteinte à son bon renom commercial en faisant paraître dans la " presse spécialisée " une " annonce " l'accusant de contrefaçon ; qu'en effet, outre le fait que Manoukian était bien coupable de contrefaçon, l'article incriminé " cherchez l'erreur " page 6 du n° du 1er au 7 avril 1985 de Strategies ne peut être considéré comme un article rédactionnel alors qu'il est signé de la rédactrice en chef de Strategies et que rien n'interdit à un journaliste spécialisé par définition bien informé de relever certaines anomalies trop criantes pour passer inaperçues ; qu'il n'est pas inéquitable que Manoukian qui succombe conserve ses frais non taxables ;

5. - Sur les demandes de Safronoff pour procédure abusive et au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ;

Considérant que si Manoukian n'a commis aucune faute, imprudence ou négligence en soumettant l'affaire au deuxième degré de juridiction il est équitable que les frais non taxables exposés en appel par Safronoff soient mis à la charge du perdant comme ci-après ;

Par ces motifs, LA COUR, Confirme le jugement du 16 janvier 1986 sauf en tant qu'il a entièrement débouté la société Safronoff et Associés de ses prétentions basées sur l'application de la loi du 11 mars 1957. Réformant sur ce seul point et statuant à nouveau ; Dit que dans les magazines Biba de février 1985, la Figaro Magazine du 9 mars 1985 et Elle du 11 mars 1985 la société Tricots Alain Manoukian a contrefait la présentation originale des visuels créée par la société Safronoff et Associés ; Lui fait défense, sous astreinte de 50 000 F par média à l'expiration d'un délai de trois mois à compter de la signification de persister à utiliser cette présentation des visuels. Autorise la société Safronoff et Associés à faire publier, aux frais de la société Tricots Alain Manoukian le dispositif de l'arrêt et les dispositions confirmées du jugement dans trois périodiques de son choix sans que le coût total des insertions puisse excéder 30 000 F HT ; Condamne la société Tricots Alain Manoukian à payer à la société Safronoff et Associés ; - pour réparer le préjudice causé par la contrefaçon une indemnité de 100 000 F, - une somme supplémentaire de 10 000 F au titre de l'article 700 du Nnouveau Code de procédure civile ; - les dépens d'appel et autorise la SCP Garoby - d'Auriac - Guizard, avoués, à les recouvrer conformément aux dispositions de l'article 699 du nouveau Code de procédure civile ; déboute les parties de leurs autres demandes.