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Décisions

CA Saint-Denis de la Réunion, ch. civ., 14 juin 1991, n° 272

SAINT-DENIS DE LA RÉUNION

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Publi Cazal (Sté)

Défendeur :

Société de Presse de la Réunion (Sté), Édition Presse Réunion (Sté)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Dufourgburg

Conseillers :

MM. Blot, Beaufrère

Avocats :

Mes Vergoz, Belot.

T. mixte. com., Saint-Denis, du 10 mai 1…

10 mai 1989

Prétentions et moyens des parties :

Par déclaration du 10 juillet 1989, la société Publi Cazal a interjeté appel à l'encontre des sociétés, Société de Presse de la Réunion et Edition Presse Réunion, d'un jugement rendu le 10 mai 1989 par le Tribunal mixte de commerce de Saint-Denis, qui l'a déboutée de ses demandes tendant à voir d'une part réparer le préjudice causé par le refus des sociétés intimées d'honorer des commandes d'annonces publicitaires, d'autre part ordonner aux sociétés intimées de satisfaire, selon les usages pour le paiement des commissions, aux ordres de publicité passés par la société Publi Cazal au nom de ses annonceurs.

Pour statuer ainsi, le tribunal a fait état de décisions du Conseil de la concurrence, du juge des référés et de la cour d'appel qui ont toutes rejeté les demandes de la société Publi Cazal, fondées sur les pratiques discriminatoires et anticoncurrentielles des sociétés intimées.

Au soutien de son appel, la société Publi Cazal invoque les dispositions de l'article 36 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 relatives au refus de vente, ainsi que les articles 7 et 8 du même texte, prohibant les ententes et abus de position dominante.

Sur le premier moyen, la société Publi Cazal énonce que le refus des sociétés SPR et EPR, sociétés respectivement éditrices du " Quotidien de la Réunion " et de l'hebdomadaire " Visu ", d'accepter ses demandes d'insertions publicitaires aux conditions en usage entre professionnels constitue un trouble manifestement illicite, en ce que le refus, non motivé, prive la société Publi Cazal de l'accès, pour le compte de ses clients, aux deux supports régionaux dominants.

Sur le second moyen, l'appelante indique que le refus des sociétés intimées, qui appartiennent à un même groupe de presse, est illicite, dès lors qu'il consiste en des pratiques discriminatoires, les autres agences étant libres de passer leurs ordres de publicités dans les deux supports gérés par les société SPR et EPR, et que ces ententes et abus de position dominante ont pour effet de limiter la concurrence sur le marché.

La société Publi Cazal, qui soutient en outre que la rupture de ses relations commerciales avec les sociétés SPR et EPR est constitutive pour celles-ci d'un abus de droit, allègue un préjudice correspondant à la perte des commissions de publicité intervenue depuis la décisions des intimées, calculée sur la base des moyennes mensuelles de l'année précédente.

L'appelante demande en conséquence à la cour, infirmant le jugement entrepris, de constater le caractère illicite du refus des sociétés SPR et EPR de satisfaire à ses demandes de prestations de service, d'ordonner en conséquence à ces deux sociétés de diffuser, dans les journaux " Le Quotidien de la Réunion " et " Visu ", les publicités commandées par la société Publi Cazal, et sous astreinte de 3 000 F par jour de retard à compter de l'arrêt, d'ordonner aux mêmes de lui payer les commissions usuelles au taux de 15 % et de maintenir les conditions de paiement à 60 jours, de condamner les sociétés SPR et EPR à lui payer les sommes de 533 566 F en réparation de son préjudice financier, outre celui réalisé du 19 mai 1990 au jour de l'arrêt, de 300 000 F en réparation de son préjudice commercial et de 40 000 F en application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.

Les sociétés SPR et EPR concluent à la confirmation du jugement et sollicitent la condamnation de l'appelante à leur payer la somme de 10 000 F en application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile. Elles soutiennent que la société Publi Cazal, déboutée à plusieurs reprises de ses instances introduites devant diverses juridictions, qui ont toutes jugé qu'il n'y avait pas, en l'espèce, atteinte aux lois de la concurrence, ne peut se prévaloir de l'article 36 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, alors qu'en matière de presse, le refus de vente est justifié par les dispositions de la loi du 29 juillet 1881 consacrant le principe de la liberté de la presse.

Motifs de la décision :

Considérant que par lettres des 1er et 7 septembre 1987, le Quotidien de la Réunion et l'hebdomadaire Visu informaient Publi Cazal Régie et Publi Cazal Conseil tous deux gérés par la société Publi Cazal, qu'ils ne leur verseraient plus, à compter du 30 septembre 1987, les commissions antérieurement payées sur les ordres de publicité passés par eux ; que par lettres des 15 et 21 octobre suivant, les mêmes journaux indiquaient à l'agence et à la régie dépendant de la société Publi Cazal qu'elles " n'étaient plus habilitées à commercialiser " ces supports à compter du 1er novembre 1987 et qu'elles devraient désormais régler par chèque à la commande leurs ordres de publicité ; que le 1er novembre 1987, l'hebdomadaire Visu rejetait quatre demandes d'insertions publicitaires de Publi Cazal Conseil ;

Considérant que par ordonnance du 16 décembre 1987, confirmée par arrêt de la cour d'appel du 21 octobre 1988, le juge des référés commerciaux se déclarait incompétent pour connaître des demandes de la société Publi Cazal tendant à voir ordonner aux sociétés SPR et EPR le maintien de leurs relations commerciales antérieures, aux motifs qu'il n'était pas établi que la suite d'ordres publicitaires donnés par Publi Cazal constituât un contrat unique et non une suite de conventions distinctes les unes des autres, et que le refus de vente allégué à l'encontre des sociétés SPR et EPR était justifié par la loi du 29 juillet 1881 ; que le 3 mai 1990, la Cour d'appel de Paris, considérant que les agissements des sociétés SPR et EPR n'avaient pas eu d'effet contraire à la libre concurrence sur le marché global de la publicité à l'Ile de la Réunion et qu'une éventuelle action en indemnisation du préjudice relevait de la compétence de droit commun des juridictions civiles ou commerciales, rejetait les recours formés par la société Publi Cazal contre une décision du Conseil de la concurrence du 14 novembre 1989, saisi sur le fondement des articles 7 et 8 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, et déclarait irrecevables les demandes fondées sur l'article 36 du même texte ;

Considérant, sur le premier moyen tiré des articles 7 et 8 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, qu'il a été définitivement statué par les juridictions compétentes sur les demandes de la société Publi Cazal ; que le texte précité réserve au Conseil de la concurrence et, sur recours, à la Cour d'appel de Paris, la connaissance des infractions aux articles 7 et 8 de l'ordonnance relatifs aux ententes et abus de position dominante ayant pour objet ou pour effet de fausser le jeu de la concurrence sur un marché ; que la société Publi Cazal est donc, au double motif de l'autorité de la chose jugée et de l'incompétence de la juridiction saisie, irrecevable en ses demandes fondées sur les articles 7 et 8 de l'ordonnance précitée ;

Considérant sur le second moyen que les sociétés SPR et EPR dénient l'existence d'un quelconque contrat entre elles et la société Publi Cazal, dont celle-ci pourrait se prévaloir pour prétendre à la poursuite de leurs relations commerciales antérieures ; que d'autre part, la société Publi Cazal ne peut fonder son action à la fois sur les dispositions de l'ordonnance du 1er décembre 1986 prohibant le refus de vente, qui concernent les transactions séparées, même si elles sont répétées régulièrement, régies par le droit commun de la vente, à défaut de dispositions contractuelles spécifiques, et sur un prétendu contrat, par lesquelles les parties auraient été libres d'aménager comme elles l'entendaient leurs relations commerciales, et que les sociétés SPR et EPR pouvaient dénoncer dans les conditions prévues par la loi ; que le déroulement de la procédure et la présentation des prétentions de la société Publi Cazal démontrent que le moyen tiré des relations contractuelles abusivement rompues par les sociétés intimées présente un caractère subsidiaire par rapport à ceux fondés sur les dispositions de l'ordonnance du 1er décembre 1986 invoquées par l'appelante à titre principal ; qu'il convient donc de statuer sur ces moyens et subsidiairement, s'il y a lieu, sur les griefs de rupture abusive de relations contractuelles ;

Considérant que l'article 36 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 dispose qu' " engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait, pour tout producteur, commerçant, industriel ou artisan de refuser de satisfaire aux demandes des acheteurs de produits ou aux demandes de prestation de service, lorsque ces demandes ne présentent aucun caractère anormal, qu'elles sont faites de bonne foi et que le refus n'est pas justifié par un texte législatif ou réglementaire " ;

Considérant que les dispositions précitées de ce texte sont applicables entre professionnels ; que les intimées ne contestent pas leur refus d'honorer, aux conditions habituellement pratiquées, les commandes publicitaires émanant de l'agence Publi Cazal Conseil et de la régie Publi Cazal Régie ;

Considérant que pour justifier leur refus d'insérer les annonces publicitaires de la société Publi Cazal, les sociétés SPR et EPR invoquent les dispositions de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse ;

Mais considérant qu'il résulte des correspondances versées aux débats que les décisions prises en 1987 par les sociétés SPR et EPR, éditrices des journaux où la société Publi Cazal entendait passer des ordres de publicité pour ses clients personnels, ont eu pour but de priver cette société de l'accès aux deux supports publicitaires de presse écrite dominants dans la région et qui, selon les énonciations de l'arrêt de la Cour d'appel de Paris du 3 mai 1990 statuant en matière de concurrence, représentaient 53 % du marché local de la diffusion publicitaire ;que cette volonté ressort clairement du refus préalable des sociétés SPR et EPR de payer les commissions jusqu'alors réglées à la société Publi Cazal suivi, peu de temps après, de la rupture de toute relation commerciale avec cette société ;qu'il n'est pas indifférent de noter que la société Publi Cazal est liée à un groupe de presse qui édite des publications directement concurrentes de celles des sociétés SPR et EPR ;

Considérant que les société SPR et EPR ont poursuivi un but exclusivement commercial, sans rapport avec la liberté de la presse instituée par la loi du 29 juillet 1881 ;qu'elles ne sont dès lors pas fondées à en invoquer les dispositions pour écarter les obligations pesant sur tout fournisseur de produits ou de services ;

Considérant que le montant du préjudice allégué par la société Publi Cazal suppose que celle-ci ait totalement perdu les commissions auparavant reversées sur les ordres de publicité passés auprès des sociétés SPR et EPR, et qu'elle n'ait pu réorienter une partie de ces demandes de publicité vers d'autres supports ; que la preuve de cette perte intégrale de ressource, qui légitimerait le calcul du préjudice effectué par la société Publi Cazal, n'est pas rapportée en l'état des débats ; qu'il est par ailleurs possible, mais non certain, que la société Publi Cazal ait subi une diminution de sa clientèle à la suite des décisions des sociétés SPR et EPR, ainsi qu'une atteinte à son image commerciale du fait des restrictions apportées aux choix de sa clientèle en matière de supports publicitaires ;

Considérant par ailleurs que les ristournes pratiquées sur les commissions au profit des agences et régies de publicité constituent un usage dont l'application n'est obligatoire entre commerçants que si son existence est démontrée ; qu'en l'espèce, la ristourne de 15 % servie par les sociétés SPR et EPR est prouvée en ce qui concerne les agences et régie dépendant de la société Publi Cazal ; qu'il n'est en revanche pas établi par les pièces versées que cette ristourne soir un usage local constant, pratiqué par les autres agents de la place ;

Considérant qu'en l'état de la procédure, la cour ne dispose pas des éléments d'informations suffisants ; qu'il convient d'ordonner une mesure d'expertise sur ces chefs de demande ;

Considérant que l'appréciation de la commission d'usage est réservée jusqu'au résultat de l'expertise ordonnée ; qu'en revanche, il n'est pas contestable que les sociétés SPR et EPR sont vendeurs d'espaces d'annonces publicitaires dans les supports qu'elles éditent et que ces espaces font l'objet d'une offre publique, selon un tarif figurant dans ces publications ou communiqué à tout acheteur intéressé ; que les sociétés SPR et EPR sont tenues de répondre aux demandes d'achat de ces clients et d'y satisfaire aux conditions habituelles de vente ; que les agence et régie de la société Publi Cazal sont donc en droit d'obtenir la publication de leurs ordres d'annonces, au moins dans les conditions offertes au public par les journaux de la SPR et de l'EPR ; qu'en tant que de besoin, il convient d'ordonner sous astreinte la publication de ces ordres de publicité ;

Considérant que tout vendeur est, sauf exception légale, libre d'exiger le paiement comptant des marchandises vendues ou des services effectués ; que les sociétés SPR et EPR ne sauraient, à défaut de stipulation contractuelle, être contraintes d'accepter des paiements différés de la part de Publi Cazal ; que la demande de celle-ci n'est donc pas fondée de ce chef ;

Considérant que le caractère illicite du refus de vente opposé par les sociétés SPR et EPR est fondé sur les dispositions de l'article 36 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, de sorte qu'il n'y a pas lieu de considérer un éventuel abus de droit de ces sociétés, reposant sur la théorie général de la rupture abusive de relations commerciales ; que l'admission des prétentions de principe causé par le refus illégitime de vente des sociétés SPR et EPR rend sans objet l'examen de ses moyens tirés de l'abus de droit ;

Considérant qu'il serait d'ores et déjà inéquitable de laisser à la charge de la société Publi Cazal l'intégralité de ses frais de procès non compris dans les dépens ; qu'il convient de lui allouer la somme de 10 000 F en application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ;

Par ces motifs, LA COUR, Statuant publiquement, contradictoirement, en matière commerciale et en dernier ressort : Infirme le jugement du Tribunal mixte de commerce de Saint-Denis du 10 mai 1989 ; Reçoit la société Publi Cazal en son appel ; Déclare irrecevable son action fondée sur les dispositions des articles 7 et 8 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ; Déclare en revanche bien fondée son action tirée de l'article 36 du même texte ; Dit en conséquence illicite le refus de vente d'espaces publicitaires formulé par les sociétés Société de Presse de la Réunion et Edition Presse Réunion aux demandes de la société Publi Cazal ; Surseoit à statuer sur l'indemnisation du préjudice ; Ordonne une expertise et désigne M. Gérard Dieudonné, expert comptable, 6 ter, rue de l'Escouble, 97400 Saint-Denis, pour y procéder, avec mission de : 1) convoquer les parties et leurs conseils, se faire communiquer tous documents nécessaires et entendre toutes personnes utiles ; 2) estimer le préjudice subi par la société Publi Cazal du fait du refus de vente des sociétés SPR et EPR en distinguant le préjudice né de la perte des commissions et ristournes servies à la société Publi Cazal, le préjudice indépendant de cette perte de commission et le préjudice consécutif à l'atteinte portée à l'image commerciale de la société Publi Cazal ; 3) dire si la pratique de ristournes et commissions des supports de presse écrite au profit des agences et régies de publicité passant des ordres d'annonces pour le compte de leurs clients est un usage de la place commerciale de la Réunion ; dans l'affirmative, indiquer le ou les taux de ristourne habituellement pratiqués ; Dans l'attente de la décision à prendre après expertise, condamne les sociétés Société de Presse de la Réunion et Edition Presse de la Réunion à recevoir et publier aux conditions faites au public les demandes d'annonces publicitaires émanant de la société Publi Cazal, et ce sous astreinte de deux mille francs (2 000 F) par refus de vente constaté ; Dit que la société Publi Cazal consignera au greffe de la cour une somme de vingt cinq mille francs (25 000 F) à valoir que la rémunération définitive de l'expert ; Dit que l'expert déposera son rapports dans les quatre mois du versement de la provision ; Déclare la société Publi Cazal mal fondée en ses autres demandes, et l'en déboute ; Condamne les sociétés Société de Presse de la Réunion et Edition de Presse Réunion à payer à la société Publi Cazal la somme de dix mille francs (10 000 F) en application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ; Condamne les sociétés Société de Presse de la Réunion et Edition de Presse Réunion aux dépens de première instance et d'appel.