CA Versailles, 2e ch. sect. 2, 29 février 1996, n° 91661-93
VERSAILLES
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
Mybrice (SARL)
Défendeur :
Chanel (SA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Assie
Conseillers :
Mme Laporte, Mme Rousset
Avoués :
S.C.P Fievet-Rochette-Lafon, Me Robert
Avocats :
S.C.P. Thomas, Me Pech de Laclause.
FAITS ET PROCEDURE :
Se prétendant victime d'un refus de vente injustifié que lui aurait opposé la SA Chanel, la SARL Mybrice, qui exploite une parfumerie dans le Centre Commercial de Chambourcy, après avoir saisi le juge des référés qui a décliné sa compétence, a engagé une action au fond devant le Tribunal de commerce de Nanterre pour qu'il soit donné injonction sous astreinte à la société Chanel d'honorer la commande prise par un de ses représentants le 27 novembre 1989 et obtenir réparation du préjudice économique que ce refus de vente a généré pour elle.
Par jugement an date du 22 juin 1993, le tribunal, suivant l'argumentation de la société Chanel, a retenu que la SARL Mybrice, qui avait à plusieurs reprises commercialisé des produits de la marque " Chanel " sans avoir reçu l'agrément de cette société, devait être considérée comme un demandeur de mauvaise foi, au sens de l'article 36 alinéa 2 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, et l'a déboutée en conséquence de ses demandes, allouant à la société Chanel une indemnité de 10 000 F en application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.
Appelante de cette décision, la SARL Mybrice rappelle que, depuis la date de sa création en 1973, elle tente en vain d'obtenir l'agrément de la société Chanel. Elle ajoute que celle-ci a, soit négligé de répondre à ses demandes, soit opposé un refus aux dites demandes motif pris qu'à deux reprises (constats des 26 mai 1982 et 6 avril 1987), elle aurait distribué des produits de la marque Chanel hors réseau.
Elle estime cependant que ces ventes hors réseau ne peuvent lui être imputées à faute dès lors qu'elles sont la conséquence des refus de la société Chanel qui l'ont contrainte à avoir recours à des circuits de distribution parallèles pour satisfaire sa clientèle habituée à trouver chez elle d'autres marques prestigieuses. Elle ajoute que, à supposer même qu'elle ait commis en agissant ainsi une faute, cette faute ne peut valablement lui être opposée plusieurs années plus tard alors qu'elle satisfait à tous les critères de sélection exigés par la société Chanel comme l'a reconnu, aux termes de diverses correspondances, cette société. Elle déduit de là que, la mauvaise foi devant s'apprécier à la date de la demande, la société Chanel n'était pas fondée à refuser de satisfaire à la commande prise par un de ses propres représentants, le 27 novembre 1989, soit plusieurs années après les prétendus agissements litigieux.
Elle demande en conséquence à la cour de faire injonction à la société Chanel de livrer la commande prise le 27 novembre 1989 sous astreinte de 20 000 F par jour de retard à compter de la signification de l'arrêt à intervenir, de condamner la société Chanel à lui payer la somme de 610 000 F à titre de dommages et intérêts déterminée sur la base moyenne des ventes qu'elle aurait pu réaliser par référence aux ventes qu'elle a effectuées pour des produits de réputation équivalente, de condamner également la société Chanel à lui payer une indemnité de 50 000 F en application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.
La société Chanel conclut, pour sa part, à la confirmation du jugement entrepris sauf à voir porter à 50 000 F l'indemnité pour frais de procédure qui lui a été allouée en première instance. Elle fait valoir en réplique que ce n'est qu'à compter de 1981 et non pas de 1973 qu'il peut être tenu pour établi que la SARL Mybrice a sollicité un agrément ; qu'alors qu'une étude était réalisée à cette fin, il a été constaté, le 26 mai 1982, que la SARL Mybrice procédait à des ventes hors réseau ; que ces agissements ont été réitérés par la suite, ainsi qu'en fait foi un nouveau constat d'huissier du 6 avril 1987 que, dans cas conditions, elle était fondée à refuser de satisfaire à la commande du 27 novembre 1989, prise par erreur par l'un de ses représentants. Elle déduit de là que la faute commise par l'appelante ne pouvant être sérieusement contestée elle est en droit de refuser de conclure un contrat de distribution avec un partenaire en qui elle a perdu toute confiance. Elle soutient encore que l'appelante ne saurait prétendre à une sorte "d'amnistie" et que le délai de dix ans, qu'elle impose dans ses nouveaux contrats à un candidat qui a antérieurement commis à son détriment des agissements frauduleux, est parfaitement justifié. Enfin, elle souligne, pour le cas où son argumentation ne serait pas suivie, le caractère non établi du préjudice allégué par la SARL Mybrice.
MOTIFS DE LA DECISION :
Considérant que la SARL Mybrice fonde son action sur l'article 36 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 qui dispose que :
"Engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé, le fait pour tout producteur, commerçant, industriel ou artisan...
- de refuser de satisfaire aux demandes des acheteurs de produits ou aux demandes de prestations de service, lorsque ces demandes ne présentent aucun caractère anormal, qu'elles sont faites de bonne foi..."
Que l'appelante estime que les ventes hors réseau qu'elle a pu effectuer ne sauraient lui être imputées à faute dès lors que la société Chanel a tardé à répondre à sa demande d'agrément et qu'en tout état de cause ces agissements, même à les supposer fautifs, ne sauraient lui être valablement opposés plusieurs années plus tard pour refuser de satisfaire à ses demandes de livraison alors qu'elle remplit tous les critères qualitatifs exigés par la société Chanel.
Considérant cependant qu'il ressort des pièces des débats et notamment des correspondances échangées entre les parties que ce n'est que par un courrier du 9 septembre 1981, se référant à une précédente lettre du 15 septembre 1980, que la SARL Mybrice justifie avoir formé une demande d'agrément auprès de la société Chanel ; qu'en réponse à ce courrier, la société Chanel a fait savoir, le 20 novembre 1981, à la SARL Mybrice qu'elle ne retrouvait aucune trace de la lettre du 15 septembre 1980 mais qu'elle s'engageait toutefois à envoyer l'un de ses représentants pour établir un rapport circonstancié de manière à lui permettre de prendre position ; qu'au vu de ces seuls éléments d'appréciation, il doit être tenu pour acquis aux débats, comme l'a fait le premier juge, que ce n'est que le 9 septembre 1981 que la SARL Mybrice a sollicité un agrément, cette dernière se révélant dans l'incapacité d'établir qu'elle aurait, avant cette date, entrepris des démarches à cette fin.
Considérant qu'il est également établi que, par exploit d'huissier du 26 mai 1982, la société Chanel a fait constater que la SARL Mybrice procédait à des ventes hors réseau que nonobstant ces constatations, la SARL Mybrice a renouvelé, le 20 février 1983, sa demande d'agrément que le 29 mars 1983, la société Chanel lui a opposé un refus compte tenu des ventes illicites ainsi pratiquées; que de nouvelles demandes formées par la SARL Mybrice le 5 mars 1984 et le 13 janvier 1986, ont été encore rejetées par la société Chanel pour le même motif; qu'un deuxième constat, effectué à la demande de la société Chanel le 6 avril 1987, a permis d'établir que la SARL Mybrice persistait à vendre hors réseau; qu'au vu de ces nouvelles constatations, la société Chanel a continué de refuser, dans des courriers échelonnés de mai 1987 à août 1990, d'agréer la SARL Mybrice et de satisfaire aux commandes de cette dernière en lui indiquant qu'elle ne pouvait la considérer comme un demandeur de bonne foi.
Considérant que ce rappel des éléments essentiels de la cause fait apparaître que, contrairement à ce qui est prétendu par l'appelante, la société Chanel a répondu dans les meilleurs délais à la demande d'agrément mais qu'elle n'a pas entendu y donner suite dans la mesure où, quelques mois après avoir reçu cette demande, elle a été amenée à constater que la SARL Mybrice pratiquait des ventes parallèles; que la société Chanel a, par la suite, réitéré ce refus dès lors que de nouvelles ventes hors réseau ont été établies; que l'appelante est donc mal venue à invoquer un refus "arbitraire" de la société Chanel et à soutenir que les ventes hors réseau qu'elle a pratiquées ne sauraient lui être imputées à faute; que cette faute est d'autant plus caractérisée en l'espèce que la SARL Mybrice, qui est agréée depuis de nombreuses années par divers fabricants de parfums et de produits de beauté et qui à ce titre est liée par des engagements analogues à ceux liant la société Chanel à ses distributeurs, ne pouvait ignorer qu'elle ne pouvait vendre les produits " Chanel " sans avoir reçu l'agrément de cette société qu'il suit de là que les ventes hors réseau dont s'agit, qui se sont poursuivies malgré les mises on garde de la société Chanel et dont la SARL Mybrice ne saurait tenter de minimiser l'impact on indiquant qu'il s'agissait de ventes de " dépannage " destinées à des clientes privilégiées, alors qu'elle prétendait dans son courrier du 5 mars 1984 que "le chiffre d'affaires ainsi réalisé n'est pas négligeable", autorisait la société Chanel à refuser de satisfaire à la demande d'un distributeur qu'elle tenait à juste titre comme étant de mauvaise foi.
Considérant que la SARL Mybrice ne peut davantage soutenir utilement, pour tenter d'échapper aux conséquences de son comportement fautif, que la mauvaise foi doit s'apprécier à la date de la demande et que lorsqu'elle a passé commande à la société Chanel, en novembre 1989, elle était de "parfaite bonne foi".
Considérant en effet que, si la mauvaise foi, notion subjective par excellence, trouve son fondement dans la constatation ou la révélation d'un comportement fautif du distributeur, elle ne se confond pas pour autant et ne se limite pas à la constatation ou la révélation de ce comportement fautif, mais lui survit nécessairement puisqu'elle en est la conséquence; qu'en décider autrement reviendrait à priver de toute portée réelle la cause justificative prévue par l'ordonnance du 1er décembre 1986.
Considérant que l'appelante ne peut pas plus prétendre imposer à la société Chanel une sorte de "prescription civile" de 3 ans par analogie avec la prescription de droit commun applicable aux délits on matière pénale.
Considérant qu'il doit tout d'abord être rappelé que, si le droit positif de la concurrence justifie le refus de vente lorsque le demandeur est de mauvaise foi, il ne prévoit aucune limitation à la durée d'application de cette sanction qu'il s'agit là de la reconnaissance de la possibilité offerte à tout producteur, commerçant, industriel... de ne pas contracter avec une partie dont la mauvaise foi a été reconnue par le passé aussi longtemps que la confiance, élément essentiel à la formation des contrats et à la sécurité du commerce, n'a pas été retrouvée.
Considérant cependant que, laisser se perpétuer cette sanction de manière définitive reviendrait à méconnaître la vie des affaires qui implique des changements à la tête des entreprises et aboutirait à laisser s'établir une situation discriminatoire gravement préjudiciable aux intérêts de sociétés commerciales ou de commerçants totalement étrangers aux agissements fautifs imputables à leurs ayant-cause que l'objectif à atteindre est d'aboutir à un "délai raisonnable", suffisamment dissuasif, permettant de prévenir et de lutter efficacement contre les phénomènes de distribution parallèle qui constitue, pour les fabricants tels que la société Chanel, ainsi que pour les distributeurs loyaux qui respectent leurs engagements, un véritable fléau économique; que le délai de "dix ans" fixé de manière objective à l'égard de tous par la société Chanel dans ses nouvelles conditions générales de vente et qui permettra à la SARL Mybrice de former une demande d'agrément à compter du 6 avril 1997 à la condition qu'elle satisfasse à cette date aux conditions requises, apparaît comme un délai raisonnable, instituant une restriction indispensable sanctionnant efficacement le comportement fautif de ce distributeur; que le jugement déféré sera, en conséquence, confirmé en ce qu'il a débouté la SARL Mybrice de l'ensemble de ses prétentions.
Considérant qu'il serait inéquitable, eu égard à ce qui vient d'être exposé, de laisser à la charge de la société Chanel les frais qu'elle a été contrainte d'exposer devant la cour ; qu'il lui sera alloué une indemnité complémentaire de 15 000 F. en application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.
Considérant enfin que la SARL Mybrice, qui succombe, supportera les entiers dépens.
Par ces motifs, LA COUR, statuant publiquement, contradictoirement, et en dernier ressort, Reçoit la SARL Mybrice en son appel, Le déclare mal fondé et l'en déboute, Confirme en conséquence, mais partiellement par adjonction de motifs, en toutes ses dispositions le jugement déféré, Y ajoutant : Condamne l'appelante à payer à la SA Chanel une indemnité complémentaire de 15 000 F en application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile, Condamne également l'appelante aux entiers dépens et autorise Maître Robert, avoué, à recouvrer directement la part le concernant comme il est dit à l'article 699 du nouveau Code de procédure civile.