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Décisions

CA Paris, 4e ch. B, 7 avril 1994, n° 92-8975

PARIS

Arrêt

Confirmation

PARTIES

Demandeur :

La Cinq SA, Métropole Télévision M6, Dièse (SARL), Girard (ès qual.)

Défendeur :

Island Music France (SARL), Island Record Ltd (Sté), Badarou

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Guerrini

Conseillers :

M. Ancel, Mme Régniez

Avoués :

SCP Fisselier Chiloux Boulay, SCP Verdun Gastou, Me Beaufume, SCP Bommart Forster

Avocats :

Mes Jouanneau, Goldgrab, Rubin, Dian.

T. com. Paris, du 7 déc. 1992

7 décembre 1992

M. Badarou, auteur compositeur et artiste interprète a composé une musique intitulée " Mambo ". Suivant contrat du 18 février 1982, la société Island Visual Arts Ltd est cessionnaire de droit exclusif d'exploitation de toutes les œuvres de M. Badarou.

La société Island Music France est le sous-éditeur en France de la musique " Mambo " en application d'un accord général de sous-édition conclu le 1er avril 1981. M. Badarou a passé avec la société Island Records Ltd un contrat d'enregistrement de phonogrammes en exclusivité le 18 février 1982 modifié par avenant du 15 août 1985. En application de ce contrat, Island Records Ltd a produit un album intitulé " Echoes " comprenant une dizaine de titres dont la musique " Mambo " enregistrés et interprétés par M. Badarou.

M. Badarou, Island Music France et Island Records ayant appris que la société La Cinq et la société M6 avaient utilisées sans leur autorisation selon eux, la musique " Mambo " comme support sonore d'un film publicitaire en faveur de la messagerie Minitel " 3615 Play Boy " " sponsorisant " des émissions télévisuelles à caractère érotique ont demandé en référé des mesures d'interdiction. Par ordonnance de référé du 6 décembre 1989, ces demandes d'interdiction ont été rejetées mais Me Dymant, huissier, a été commis aux fins de rechercher les formes et supports utilisés reproduisant l'œuvre musicale et l'enregistrement " Mambo " ainsi que le nombre de diffusions.

Il résulte du procès-verbal de constat de cet huissier que le film litigieux, d'une durée de 8 secondes, a été fabriqué par La Cinq, qui a agit comme producteur délégué, dans le cadre d'un contrat de sponsoring du 29 janvier 1990, conclu avec la société de publicité Dièse, cette dernière agissant pour le compte de la messagerie rose " Play Boy ". Le contrat de sponsoring (article 6) prévoyait que la société Dièse était responsable de l'obtention et du paiement de tous les droits et autorisations nécessaires pour la diffusion des messages et autres éléments fournis. La société La Cinq a fourni le support de son film, à partir du disque de commerce produit par la société Island Records. A la demande de Dièse, la cassette du film de parrainage a été également utilisé par La Cinq pour précéder et terminer quotidiennement le film policier diffusé après l'émission le " Minuit Pile ". Enfin, il a été utilisé par M6 en début et en fin de l'émission intitulée " Charmes ".

C'est dans ces conditions que le 13 novembre 1990, M. Badarou, Island Music France et Island Records ont assigné Dièse, La Cinq et M6 en contrefaçon de l'œuvre musicale " Mambo ".

Le jugement déféré a :

- dit que l'utilisation de l'œuvre musicale Mambo dans le film audiovisuel " Play Boy " réalisé sans l'autorisation de M. Badarou, et de la société Island Music France, éditrice, dans le cadre d'un contrat de sponsoring entre la société La Cinq et la société Dièse était contrefaisante ;

- prononcé des mesures d'interdiction et condamné Dièse, La Cinq et M6 à payer à la société Island Music France une somme de 50 000 F en réparation de son préjudice patrimonial,

- dit que l'utilisation de l'enregistrement Mambo comme support sonore du film audiovisuel " Play Boy ", sans l'autorisation de l'artiste interprète Badarou est contrefaisante,

- prononcé des mesures d'interdiction et condamné Dièse, La Cinq et M6 à payer à M. Badarou une somme de 50 000 F en réparation de son préjudice moral d'auteur et d'artiste interprète, et à payer à M. Badarou et à Island Music France une somme de 4 000 F chacun, sur le fondement de l'article 700 du NCPC.

- condamné in solidum La Cinq et Dièse à garantir M6 de toutes les condamnations prononcées contre elle,

- rejeté les autres demandes,

- laissé à la charge d'Island Records ses propres dépens et condamné in solidum, au surplus de ceux-ci, La Cinq, Dièse et M6,

- dit que M6 serait garantie par La Cinq et Dièse in solidum.

La société La Cinq a relevé appel de ce jugement. Maître Pierrel, liquidateur de la société La Cinq est intervenu ès qualité volontairement à la procédure. Il estime que l'utilisation de l'œuvre " Mambo " n'est pas contrefaisante et qu'il n'a pas été porté atteinte ni au droit moral de M. Badarou ni au droit patrimonial de la société Island Music France. Il demande le remboursement des sommes perçues par M. Badarou et Island Music France en exécution du jugement déféré. Subsidiairement, il fait valoir que les demandes des autres parties ne peuvent tendre qu'à la fixation de leur créance dans la limite de leur déclaration de créance. Il indique que seuls la société Island Music France (pour 54 000 F) et M. Badarou (pour 69 000 F) ont déclaré leur créances à titre chirographaire. Il estime donc irrecevables les demandes formulées à son encontre par M6, Island Records, Dièse et Maître Girard, ès qualité, lesquels n'ont pas déclaré leur créance entre ses mains.

La société Island Music France, M. Badarou et la société Island Records intervenante volontaire, concluent à la confirmation du jugement déféré sauf en ce qui concerne le montant des dommages-intérêts. Les intimés demandent de condamner in solidum Dièse, La Cinq et M6 à verser :

- à M. Badarou la somme de 100 000 F au titre de son préjudice moral d'auteur et d'artiste interprète,

- à M. Badarou et à Island Music France une somme de 200 000 F en réparation de leur préjudice patrimonial au titre de l'utilisation de l'œuvre,

- à Island Records, qui sera déclarée recevable en son intervention, une somme de 100 000 F en réparation de son préjudice patrimonial.

- à chacun des trois intimés une somme de 5 000 F au titre de l'article 700 du NCPC,

et de la condamner aux dépens de première instance et d'appel.

La société M6 estime que l'œuvre " Mambo " n'est pas contrefaisante et à titre subsidiaire demande la confirmation du jugement déféré en ce qu'il a condamné in solidum Dièse et La Cinq à la garantir. Elle sollicite la condamnation in solidum des intimés à lui payer la somme de 15 000 F sur le fondement de l'article 700 du NCPC.

La SARL Dièse et Maître Girard ès qualité de commissaire à l'exécution du plan de la société Dièse estiment que leur responsabilité ne saurait être engagée.

Ils font valoir que Dièse a correctement exécuté ses obligations contractuelles envers M6 et qu'elle ne saurait être tenue responsable tant de la conception technique que de la diffusion du pré-générique 3615 Play Boy. Ils ajoutent que M6 a bien participé à la conception technique dudit pré-générique contribuant ainsi à faire une œuvre composite et que cette dernière ne peut donc appeler Dièse en garantie. Ils sollicitent la condamnation in solidum d'Island Music, de Maître Pierrel ès qualité, de M. Badarou et de M6 à leur payer une somme à chacun de 15 000 F sur le fondement de l'article 700 du NCPC.

Sur ce, LA COUR, qui pour plus ample exposé se réfère au jugement déféré et aux écritures d'appel,

Sur la contrefaçon :

Considérant que La Cinq fait valoir qu'elle a conclu avec la Sacem, la SDRM et autre sociétés d'auteurs, un contrat général prenant effet le 10 mars 1987, en vertu duquel (article 1) La Cinq est autorisée à utiliser pour les besoins de ses émissions télévisuelles, l'ensemble des œuvres appartenant au répertoire desdites sociétés d'auteurs ; qu'elle ajoute que cette autorisation vaut pour toutes les émissions (article 2-A) et couvre le droit de reproduction mécanique (article 2-b) ;

Mais considérant que l'article 4 dudit protocole stipule : " La Cinq est seule responsable des aménagements qu'elle apporterait elle-même à une œuvre pour satisfaire aux exigences de l'émission. Ces aménagements ne doivent pas altérer le caractère de l'œuvre, le droit moral des auteurs étant en outre expressément réservé conformément aux dispositions des articles 6 et 16 de la loi du 11 mars 1957.

Les autorisations concédées par le présent protocole ne concernent pas les droits d'auteurs dérivés tels que le droit d'arrangement, le droit d'adaptation et le droit de traduction. Les arrangements, traductions, adaptations et aménagements d'œuvres originales ne pourront être réalisés par La Cinq, ou pour son compte, qu'avec l'autorisation des auteurs et compositeurs desdites œuvres originales ou de leurs ayants droit et aux conditions fixées en accord avec ces derniers " ;

Considérant que le film audiovisuel litigieux est une œuvre composite au sens de l'article L. 113-2 al. 2 du CPI qui dispose qu'est " dite composite, l'œuvre nouvelle à laquelle est incorporée une œuvre préexistante sans collaboration de l'auteur de cette dernière " ; qu'en l'espèce le film en question a bien intégré la musique " Mambo " de M. Badarou sans la participation de ce dernier ;

Considérant que l'article L. 121-2 du CPI laisse le pouvoir de contrôler les conditions de divulgation de son œuvre ; que dès lors l'incorporation dans l'œuvre nouvelle d'une œuvre préexistante nécessite l'autorisation de l'auteur de cette œuvre ;

Considérant qu'en vain La Cinq soutient qu'il ne s'agissait que du " sponsoring " d'une émission, ledit sponsoring n'ayant pas la même qualification juridique qu'un film publicitaire ;

Considérant en effet que le contrat de sponsoring, contrat par lequel une entreprise apporte son concours à une personne physique ou morale pour la réalisation d'un événement en contrepartie de quoi cette dernière lui assure une certaine publicité, est un contrat de publicité, ayant pour objet de réaliser la promotion d'un produit ou d'une entreprise;

Considérant qu'en l'espèce l'incorporation de " Mambo " dans un film publicitaire a altéré le caractère de cette œuvre musicale, conçue au départ comme un divertissement, et ce d'autant plus qu'elle était associée à une messagerie et à une émission érotique ;

Considérant qu'en utilisant " Mambo " comme support sonore d'un film publicitaire, M6, La Cinq et Dièse ont détourné cette œuvre musicale de sa destination, l'ont dénaturée et ont porté atteinte au droit moral de son auteur ;

Considérant dès lors que la production de ce film par La Cinq n'entrait pas dans le cadre du protocole d'accord passé entre la Sacem et La Cinq, et nécessitait l'autorisation tant de l'auteur que de l'éditeur,

Que faute par l'agence Dièse, La Cinq et M6 d'avoir obtenu ces autorisations, l'œuvre litigieuse constitue une contrefaçon au préjudice de M. Badarou et de l'éditeur Island Music France ;

Considérant qu'en vain Dièse sollicite-t-elle l'exonération de sa responsabilité dès lors qu'au terme des contrats de sponsoring, Dièse était responsable de l'obtention et du paiement de tous les droits et autorisations nécessaires pour la diffusion des messages (article 6 du contrat), qu'elle s'était également engagée par ces mêmes contrats à communiquer à La Cinq un relevé des œuvres susceptibles de donner lieu à déclaration aux sociétés d'auteur, qu'elle n'a pas justifié, pas plus en première instance qu'en appel avoir indiqué au producteur, en application de ces dispositions que l'œuvre de M. Badarou devait être, pour être utilisée, comme elle l'a été, l'objet d'autorisation ;

Considérant que l'utilisation de " Mambo " a été réalisée à partir d'un disque du commerce produit par la société de droit anglais Island Records Ltd, propriétaire de l'enregistrement ; que l'intervention de cette société en cause d'appel est recevable dès lors qu'il n'est pas contesté par les parties qu'elle est titulaire du contrat d'enregistrement de l'artiste M. Badarou, lequel contrat a été versé aux débats en langue anglaise sans que l'absence de traduction soit invoquée ;

Considérant que l'enregistrement a été utilisé dans le film publicitaire " 3615 Play Boy " ; que l'incorporation de l'enregistrement dans un film constitue une reproduction laquelle nécessite l'autorisation tant de l'artiste interprète en application de l'article L. 213-3 du CPI, que du producteur de phonogramme en application de l'article L. 213-1 du CPI ;

Considérant qu'à tort, La Cinq invoque l'article 22 de la loi du 3 juillet 1985 devenu l'article L. 214-1 2° du CPI qui dispose que l'artiste interprète et le producteur de phonogrammes ne peuvent s'opposer à la " radiodiffusion de l'enregistrement " dès lors que cet article qui vise la diffusion de l'enregistrement ne concerne pas comme en l'espèce les droits de synchronisation de l'enregistrement en vue de leur utilisation publicitaire ;

Considérant en revanche que l'article L. 214-1 3° du CPI dispose que toute personne qui utilise un phonogramme à des fins de commerce doit une rémunération à l'artiste et au producteur ; que dès lors la demande de M. Badarou et de la société Island Records en réparation de leur préjudice patrimonial à ce titre est fondée ;

Sur les mesures réparatrices :

Considérant que La Cinq, M6 et Dièse qui ont diffusé ou fait diffusé les films publicitaires utilisant la musique de M. Badarou ont concouru par leurs fautes respectives à l'entier préjudice des intimées et seront condamnées in solidum à le réparer, étant précisé que la société Island Records qui n'a pas déclaré sa créance entre les mains de Maître Pierrel ès qualité est irrecevable en sa demande dirigée contre ce dernier ;

Considérant que le contrat de cession passé entre la société Island Visual Art Ltd et M. Badarou ainsi que le contrat de sous-éditeur en France passé entre cette société et la société Island Music France sont en anglais et n'ont pas été traduits pour permettre à la cour d'apprécier les droits cédés ;

Considérant que M. Badarou demande avec les autres intimés, une indemnité en réparation du préjudice patrimonial résultant de l'utilisation de l'œuvre ; que dans le même temps, il sollicite la confirmation du jugement déféré qui l'a pourtant débouté de sa demande formée à titre personnel, en réparation du préjudice patrimonial résultant de l'atteinte à ses droits d'auteur ; que M. Badarou n'émet aucune critique dans ses écritures à l'égard de la décision des premiers juges ; que cette décision sera donc confirmé sur ce point ;

Considérant que les premiers juges, compte tenu du nombre de diffusion de l'œuvre litigieuse, établi par le constat de Maître Dymant et de la notoriété de M. Badarou ont fait une exacte appréciation du préjudice tant patrimonial que moral des intimés ; qu'il y sera ajouté une somme de 30 000 F à titre de dommages-intérêts pour le préjudice patrimonial subi par Island Records, et une somme de 5 000 F, en équité à chacun des intimés, première instance et appel confondus, sur le fondement de l'article 700 du NCPC ;

Considérant que compte tenu de la liquidation judiciaire de La Cinq, la créance des intimés à l'égard de Maître Pierrel ès qualité, sera fixée aux somme retenues ci-dessus par la cour ; qu'il en sera de même de la créance des intimés à l'égard de Dièse, compte tenu de sa mise en redressement judiciaire ;

Considérant que seront confirmées les mesures d'interdiction étant précisé que les astreintes prendront effet à compter de la signification du présent arrêt ;

Sur les demandes de garantie :

Considérant que M6 qui n'a pas déclaré sa créance entre les mains de Maître Pierrel est irrecevable en sa demande en garantie dirigée contre ce dernier ;

Que cette action en garantie, dirigée contre Dièse n'est en outre pas fondée ; qu'en effet M6 n'invoque aucune clause de garantie opposable à l'agence Dièse ; qu'il appartenait à M6 en tant que professionnelle, de s'informer dans les mêmes conditions que son cocontractant des possibilités de diffusion de la cassette litigieuse ;

Considérant que de son côté, Dièse, qui n'a pas déclaré sa créance entre les mains de Maître Pierrel ès qualité, est irrecevable, en sa demande de garantie, dirigée contre ce dernier ;

Par ces motifs, LA COUR, Déclare recevable l'intervention de la société Island Records, Confirme le jugement déféré, Confirme le jugement déféré, Y ajoutant, Dit que les créances de M. Badarou et de la société Island Music France à l'égard de Maître Pierrel ès qualité et de la société Dièse (assistée de Maître Girard, commissaire à l'exécution du plan) seront fixées aux sommes retenues par la cour dans ses motifs, Déclare irrecevables les demandes de la société Island Records, de la société M6, de la société Dièse et de Maître Girard ès qualité à l'encontre de Maître Pierrel ès qualité, Condamne la société M6 à payer à la société Island Records Ltd la somme de 30 000 F, en réparation de son préjudice patrimonial, Fixe la créance de la société Island Records Ltd à l'encontre de la société Dièse (assistée de Maître Girard ès qualité) qui sera tenue in solidum avec la société M6 à la somme de 30 000 F de dommages-intérêts en réparation de son préjudice patrimonial, Dit que les astreintes accompagnant les mesures d'interdiction prendront effet à compter de la signification du présent arrêt ; Condamne in solidum Maître Pierrel ès qualité, la société M6 et la société Dièse (assistée de Maître Girard) à payer à M. Badarou, à la société Island Music France et à la société Island Records chacun une somme de 5 000 F sur le fondement de l'article 700 du NCPC, première instance et appel confondus, Rejette le surplus des demandes, Condamne in solidum Maître Pierrel ès qualité, la société M6 et la société Dièse aux dépens qui seront recouvrés par les avoués de la cause, conformément à l'article 699 du NCPC.