CA Versailles, 14e ch., 2 février 1996, n° 677-95
VERSAILLES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Dargaud Editeur (SA)
Défendeur :
Esso (Sté), Lucky Productions (Sté)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Gillet
Conseillers :
Mmes Liauzun, Lombard
Avoués :
SCP Gas, SCP Lissarrague-Dupuis, SCP Merle-Caréna-Doron
Avocats :
SCP St Sernin-Lehman, Mes Le Foyer de Costil, De Clerck.
I
I-1 Considérant qu'à partir du 1er septembre 1994 la Société Esso a offert aux automobilistes faisant dans ses stations-service un plein de carburant d'au moins trente litres la possibilité d'acquérir pour la somme de six francs un album de la série " Lucky Luke ", le choix étant offert entre cinq titres, savoir " Les Dalton à la noce ", " Le clown ", " Chasse aux fantômes ", " L'amnésie des Dalton " et " Rantamplan otage " ; que la Société Dargaud Editeur est titulaire des droits d'édition de vingt-cinq autres albums de la même série, albums vendus chez les détaillants au prix de cinquante-trois francs ; que les droits d'édition des albums faisant l'objet de l'offre de la Société Esso appartiennent à la société de droit suisse Lucky Productions ; que le prix de vente habituel de ces derniers albums chez les détaillants est de quarante-neuf francs ;
I-2 Considérant que la Société Dargaud Editeur, estimant l'opération sus-mentionnée contraire à l'article 1er de la loi du 10 août 1981 sur le prix du livre et la tenant pour constitutive d'une concurrence déloyale, a fait assigner les Sociétés Esso et Lucky Productions pour qu'il leur soit ordonné d'y mettre fin sous astreinte ; qu'elle leur a par ailleurs réclamé une provision de 300 000 F sur des dommages-intérêts lui revenant, et a sollicité une expertise pour meilleure évaluation de son préjudice ; que par ordonnance du 15 novembre 1994 le juge des référés du Tribunal de commerce de Nanterre a déclaré ces demandes irrecevables et à mis à la charge de la Société Dargaud Editeur une somme de 10 000 F au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ;
II
II-1 Considérant que la Société Dargaud Editeur, appelante, réitère sa prétention à cessation de l'opération incriminée ; qu'elle demande que l'injonction à adresser à cette fin à la Société Esso soit assortie d'une astreinte de 10.000 F par infraction constatée ; qu'elle sollicite comme devant le premier juge une provision sur dommages-intérêts de 300 000 F ; qu'elle réclame aux Sociétés Esso et Lucky productions une somme de 20 000 F au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ;
II-2 Considérant que la Société Esso conclut à la confirmation de l'ordonnance en ce qu'elle a déclaré l'action de la Société Dargaud Editeur irrecevable ; qu'elle réfute à titre apparemment subsidiaire toute imputation de concurrence déloyale ; qu'elle réclame à l'appelante une somme de 20 000 F pour frais hors dépens ;
II-3 Considérant que la Société Lucky Productions conclut dans le même sens, en tenant l'action pour irrecevable et mal fondée ; qu'elle sollicite, disant relever appel incident, une somme de 30 000 F pour procédure abusive et une indemnité de 20 000 F pour frais irrépétibles ;
III
Sur la recevabilité :
III-1 Considérant que pour déclarer la demande irrecevable, le premier juge a relevé que les albums litigieux n'étaient pas identiques à ceux diffusés par la Société Dargaud Editeur, leur appartenance à la série des " Lucky Luke " étant inopérante dès lors que les scénarios étaient différents ; qu'il a déclaré s'interdire d'étendre à des ouvrages simplement " semblables " le champ d'application de la loi du 10 août 1981, une telle extension étant de nature à " (porter) atteinte aux libertés du créateur et de son éditeur ", qu'à cela les intimées ajoutent que la Société Dargaud Editeur ne peut pas être, vis-à-vis de la Société Esso qui vend des carburants alors qu'elle-même est éditrice, le " concurrent " auquel l'article 8 de la loi susvisée permet d'exercer les actions en réparation et en cessation des infractions prévues par la même loi ;
III-2 Mais considérant qu'un concurrent est, vis-à-vis d'un agent économique offrant sur un marché un bien donné, celui qui, s'adressant à la même demande, offre un bien susceptible d'être comparé au premier ou d'en être rapproché par une démarche analogique ou de substitution déclenchant chez l'acheteur potentiel un arbitrage ou un choix ;que la situation de concurrence s'entend parfaitement de deux offreurs proposant des biens assez similaires ou rapprochables pour prétendre à la satisfaction du même intérêt ou du besoin qui peut s'attacher à la lecture d'une série dessinée ayant un thème assez notoire pour être suffisamment attractif indépendamment des titres ou scénarios adoptés ;que tel est d'évidence le cas de la série " Lucky Luke " ;qu'il convient donc de tenir les Sociétés Dargaud Editeur et Esso comme concurrentes dans la diffusion de cette série quelles que puissent être les différences dans les titres diffusés ;que cela commande de déclarer l'action de la première société recevable comme permise par l'article 8 de la loi du 10 août 1981 ;que le jugement doit être, sur ce point, infirmé ;
IV
Sur l'objet du référé :
IV-1 Considérant que le quatrième alinéa de l'article 1er de la loi du 10 août 1981, texte relatif au prix du livre, dispose que " les détaillants doivent pratiquer un prix effectif de vente au public compris entre 95 % et 100 % du prix fixé par l'éditeur ou l'importateur " ; que la Société Dargaud Editeur, qui invoque ce texte, fait valoir que le prix de six francs pratiqué par la Société Esso ne correspond pas à cette disposition au regard des prix de base rappelés au paragraphe I-1 ci-dessus ; qu'elle souligne que la diffusion incriminée est bien une vente en dépit de sa nature de " prime autopayante " ;
IV-2 Mais considérant que le prix effectif, tel que l'entend le texte susvisé, est la contrepartie monétaire de la fourniture du livre, savoir le nombre de signes monétaires correspondant à sa valeur supposée, indépendamment de tout amalgame avec la fourniture éventuelle d'une autre marchandise ou d'un service que sa remise viserait à promouvoir, la somme à payer pour l'obtenir étant précisément minorée à cette fin ;que toute autre analyse ignorerait la nécessité, expressément stipulée par le même texte, de s'attacher à un prix " effectif " ; qu'en l'espèce la somme de six francs, certes étrangère aux pourcentages légaux, ne paraît trouver sa contrepartie dans la fourniture d'un livre que si elle s'accompagne du décaissement d'une somme distincte et évidemment supérieure correspondant à une acquisition de carburant,en sorte qu'à l'amalgame indéterminé des sommes versées répond un amalgame symétrique des biens fournis ; que sous réserve de l'appréciation à faire par le juge du fond, il n'apparaît pas manifeste en l'état que la somme incriminée constitue le prix effectif d'un livre ;que la fourniture litigieuse, si elle a bien constitué un trouble pour la Société Dargaud Editeur, ne peut donc être tenue, par le juge des référés, pour manifestement illicite au point de susciter l'injonction sollicitée ; que la demande de la Société Dargaud Editeur doit donc être rejetée comme le sollicitent les intimées, sans autre discussion du surplus de leur argumentation relative, notamment, à une application des articles 5 et 85 du Traité CEE et à leurs possibles implications quant aux dispositions de la loi du 10 août 1981 ; que ce rejet entraînera celui de la demande de provision sur dommages-intérêts puisqu'il interdit de tenir pour non sérieusement contestable une quelconque obligation de cet ordre ;
V
Et considérant que les données de la cause ne font ressortir ni éléments spéciaux de préjudice générateurs de dommages-intérêts ni motifs particuliers d'équité justifiant une application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.
Par ces motifs : Statuant publiquement et contradictoirement, Infirmant l'ordonnance entreprise, Déclare recevables les demandes de la Société Dargaud Editeur mais les rejette faute de trouble manifestement illicite et d'obligation non sérieusement contestable, Condamne la Société Dargaud Editeur aux dépens de première instance et d'appel, avec pour ces derniers droit de recouvrement direct au profit des SCP Lissarrague-Dupuis et Merle-Doron, avoués. Dit n'y avoir lieu à allocation d'une somme quelconque pour frais hors dépens.