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Décisions

CA Montpellier, 2e ch. A, 16 mai 1991, n° 88-4427

MONTPELLIER

Arrêt

Infirmation

PARTIES

Demandeur :

Dubord

Défendeur :

Suttel Marine (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Gadel

Conseillers :

MM. Tour, Derdeyn

Avoués :

SCP Argellies, Me Vertuel

Avocats :

SCP Camille Sarramon Vincenti, SCP Martin Palies Rameau.

Com. Montpellier, du 23 sept. 1988.

23 septembre 1988

Suivant bon de commande en date du 25 avril 1987, le docteur André Dubord commandait à la SARL Suttel Marine à Palavas-les-Flots un bateau modèle " Chris Craft 320 Amerosport " pour le prix de 795 683 F payable suivant un acompte de 50 000 F à verser lors de la conclusion du contrat, la reprise d'un autre bateau de type " Fjord " évalué à 324 683 F et le solde au moyen d'un crédit-bail de 471 000 F.

Le bateau devait être livré début juin 1987.

Ayant appris au début du mois de juin 1987 que le navire ne serait livré que courant juillet, Dubord informait la société Suttel Marine par lettre recommandée avec avis de réception du 25 juin 1987, de son intention de ne pas donner suite à sa commande. Le 24 juillet 1987, la société Suttel Marine informait Dubord de ce que son bateau lui serait livré le 29, mais par courrier du 28 juillet 1987, ce dernier réitérait sa demande de résolution de la vente. La société Suttel Marine refusait d'annuler la commande.

Le 28 janvier 1988, Dubord assignait la société Suttel Marine en résolution de la vente à ses torts exclusifs, en restitution de l'acompte de 50 000 F et des documents administratifs du bateau " Fjord " sous astreinte de 500 F par jour de retard à compter du jugement à intervenir et en paiement de la somme de 40 000 F à titre de dommages-intérêts et de celle de 5 000 F en application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.

Par jugement du 23 septembre 1988, le Tribunal de commerce de Montpellier a débouté Dubord de sa demande et faisant droit à la demande reconventionnelle de la société Suttel Marine, a condamné Dubord à exécuter le contrat avec les intérêts de droit à compter de la date de la demande reconventionnelle sous astreinte de 200 F par jour de retard et à lui payer la somme de 5 000 F à titre de dommages-intérêts et celle de 2 000 F par application des dispositions de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.

Le 14 octobre 1988, Dubord a relevé appel de cette décision.

L'appelant demande à la cour de prononcer la résiliation de la vente aux torts exclusifs de la société Suttel Marine et de la condamner à lui restituer l'acompte de 50 000 F versé le 25 avril 1987 avec les intérêts de droit à compter de cette date, la somme de 40 000 F à titre de dommages-intérêts et celle de 10 000 F en application des dispositions de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.

À l'appui de son appel, le docteur Dubord fait plaider :

- que s'il figure au verso du bon de commande sur la liste des conditions générales de vente imprimées en petits caractères une clause relative au " délai de livraison ", et selon laquelle " les délais sont donnés sans engagement de la part du vendeur ", il est flagrant de constater que sur le recto du bon de commande, seul lu et signé par l'acquéreur, le délai mentionné " début juin 1987 ", ne fait aucunement référence à son caractère indicatif et que ce libellé ne souffre aucune équivoque quant au caractère définitif du terme convenu,

- que non-professionnel, Dubord n'a pas pris connaissance des conditions générales de vente inscrites au verso et qu'il n'a pas paraphées et que le vendeur s'est bien gardé d'attirer son attention sur le caractère indicatif du délai de livraison convenu,

- que si tel avait été le cas, il n'aurait pas contracté dans la mesure où il avait pris la précaution de passer commande en avril 1987 pour l'été 1987,

- que c'est en parfaite connaissance de cause que la société Suttel Marine a fixé la date de la livraison au début du mois de juin,

- qu'il résulte des correspondances échangées qu'en fait, le bateau n'était livrable que le 29 juillet 1987, soit avec deux mois de retard, après les vacances de l'appelant,

- que le vendeur a incontestablement failli à son obligation de délivrance,

- qu'en présence de la contradiction existant entre le recto et le verso du bon de commande, la cour ne pourra, en se reportant aux dispositions de l'article 1156 du Code civil, que retenir le caractère définitif du délai,

- que l'article 12 des conditions générales tel qu'il est libellé devra être déclaré nul et de nul effet, s'agissant d'une clause abusive au sens de l'article 2 du décret n° 80-06 de la commission des clauses abusives considérant que doivent être éliminées des contrats de vente conclus entre professionnels et non-professionnels toutes clauses ayant pour objet d'exclure ou de limiter le droit de résoudre le contrat ou celui de réclamer une indemnité en cas de retard dans la livraison,

- que dans un arrêt en date du 16 juillet 1987, la première chambre civile de la Cour de cassation a cassé un arrêt rendu par la Cour de céans et annulé la clause figurant au recto d'un bon de commande et prévoyant un délai de livraison de 2 mois " à titre indicatif " ;

- qu'en effet, la clause telle qu'elle est libellée laisse au vendeur l'appréciation du délai de livraison et lui permet d'éliminer pratiquement toute responsabilité au titre de son obligation de livraison ",

- que s'il est concevable qu'entre professionnels les obligations de chacun soient restreintes par telle ou telle clause, il est inadmissible qu'un professionnel puisse s'abriter derrière des clauses dont le contenu et la portée sont volontairement tues lors de la conclusion du contrat pour ne point respecter ses obligations et que cette attitude totalement contraire au principe de loyauté et de bonne foi devra être sanctionnée par l'allocation de 40 000 F à titre de dommages-intérêts.

De son côté, la société Suttel Marine sollicite la confirmation du jugement déféré, ainsi que l'allocation de la somme de 100 000 F à titre de dommages-intérêts et celle de 10 000 Fsur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.

Au soutien de ses prétentions, la société intimée fait valoir :

- que le docteur Dubord qui se présente comme incapable de prendre connaissance des conditions générales d'un bateau d'une valeur totale de 900 000 F est tout de même un médecin spécialiste dont on peut légitimement espérer qu'il sait s'intéresser aux conditions générales de vente d'une bien d'une valeur aussi importante,

- que l'appelant ne pourra faire admettre qu'il est un consommateur moyen se réfugiant derrière une législation dont l'application relève plus du juge civil que du juge commercial,

- qu'il doit être rappelé que tous les contrats cadres contiennent des conditions générales figurant soit au dos, soit même sur d'autres documents dont le souscripteur est censé avoir pris connaissance au moment de la signature et qu'il n'a jamais été question de remettre en cause de tels contrats,

- que le docteur Dubord savait parfaitement que les produits " Chris Craft " sont importés,

- que lorsque l'acquéreur a signé le bon de commande, il a pu lire juste au-dessus de sa signature : " Cette commande est passée conformément aux conditions générales de vente rappelées au verso dont l'acheteur déclare avoir pris connaissance et les approuver dans leur intégralité ", et qu'il n'a donc pu les ignorer,

- qu'en outre, ces conditions générales ne sont nullement léonines, n'ayant pas pour effet de procurer à la société Suttel Marine un avantage anormal, mais tenant compte de l'éloignement des États-Unis, du délai de transports et de la personnalisation des bateaux commandés,

- que les conditions générales tiennent compte d'une réalité à la fois économique et géographique,

- que le délai indiqué au recto du bon de commande est une date imprécise qui ne peut être qualifié de délai de rigueur, mais de délai indicatif,

- que le docteur Dubord ne saurait reprocher à la société Suttel Marine de ne pas avoir respecté le délai indicatif alors même qu'il n'a pas pris la précaution de lui faire délivrer une mise en demeure d'avoir à lui livrer le bateau, conformément à une jurisprudence unanime,

- que l'appelant tente de justifier sa demande de résiliation de la vente par le fait que le bateau était destiné à être utilisé pendant ses congés d'été et que n'ayant pu en profiter, il ne lui est plus d'aucun utilité, alors que les lettres adressées les 25 juin et 28 juillet 1987 par le docteur Dubord à la société Suttel Marine ont été expédiées de Toulouse, ville où ce dernier exerce son activité professionnelle.

Sur ce :

Attendu qu'il est constant que le bon de commande porte en son recto à la rubrique " délai de livraison " la mention manuscrite " Début juin 1987 " ; que néanmoins, il est mentionné toujours au recto en bas du bon de commande et au-dessus des signatures : " cette commande est passée conformément aux conditions générales de vente reproduites au verso dont l'acheteur déclare avoir pris connaissance et les approuve dans leur intégralité " ; qu'au verso, il est porté à la rubrique " Délai de livraison " :

" 11) en raison de la variété des circonstances qui peuvent influer sur la production des bateaux dont l'importateur est concessionnaire, les délais sont donnés sans engagement de la part du vendeur ; ils s'entendent par mise du matériel à disposition.

12) cependant, à moins d'une difficulté particulière d'exécution ou autre signalée en temps utile ou de modification de la commande, si le délai de livraison indiqué était dépassé de deux mois, l'acheteur aurait la faculté, un mois après mise en demeure de livrer restée sans effet, d'annuler sa commande " ;

Attendu qu'il est pareillement constant qu'annoncée pour début juin 1987, la livraison du navire a été proposée au docteur Dubord pour le 29 juillet 1987, donc avec deux mois de retard ;

Attendu qu'ayant apposé sa signature immédiatement en dessous de la mention " cette commande est passée conformément aux conditions générales de vente reproduite au verso dont l'acheteur déclare avoir pris connaissance et les approuver dans leur intégralité ", l'appelant ne saurait légitimement prétendre ne pas avoir prêté attention ou avoir ignoré les conditions générales ; qu'elle lui sont donc opposables ;

Attendu que l'examen de la clause stipulée à la rubrique " Délai de livraison " des conditions générales fait apparaître que le vendeur se réserve, en fait, un délai de trois mois entre la date prévue pour la livraison et l'annulation de la commande en cas de défaut de livraison ;que la notion de délai de livraison exprimée au recto du bon de commande n'a ainsi plus aucun sens ;

Attendu que si dans sa recommandation n° 80-06 concernant les délais de livraison, la commission des clauses abusives recommande que soient éliminées des contrats de vente conclus entre professionnels et non-professionnels ou consommateurs des clauses qui ont pour objet d'exclure ou de limiter le droit de résoudre le contrat ou celui de réclamer une indemnité en cas de retard dans la livraison, les recommandations de la commission des clauses abusives n'ont qu'une valeur d'avis et ne sont pas de nature réglementaire ;qu'elle ne s'imposent donc pas ;

Mais attendu que l'article 2 du décret n° 78-464 du 24 mars 1978 portant application du chapitre IV de la loi du 10 janvier 1978 sur la protection et l'information des consommateurs de produits et de services dispose dans les contrats de vente conclus entre des professionnels, d'une part, et, d'autre part, des non-professionnels ou des consommateurs, est interdite comme abusive au sens de l'article 35 de la loi du 10 janvier 1978 la clause ayant pour objet ou pour effet de supprimer ou de réduire le droit à réparation du non-professionnel ou consommateur en cas de manquement par le professionnel à l'une quelconque de ses obligations ; que n'étant pas professionnel, le docteur Dubord est en droit de revendiquer le bénéfice des dispositions de la loi du 10 janvier 1978 et du décret du 24 mars 1978 ;

Attendu qu'est donc interdite toute clause tendant à exonérer le professionnel de toute responsabilité ou à diminuer celle-ci dans l'exécution de ses obligations ;qu'en l'espèce, la clause sus indiquée a en pratique pour effet d'exonérer le professionnel de toute responsabilité dans l'exécution de l'obligation de délivrance auquel il est assujetti par l'article 1610 du Code civil ;qu'une telle clause est abusive au sens de l'article 35 de la loi du 10 janvier 1978 et qu'elle est donc nulle par application des dispositions de l'article 2 du décret du 24 mars 1978 ;

Attendu que par voie de conséquence, il convient, en vertu de l'article 1610 du Code civil, de prononcer la résolution de la vente aux torts exclusifs de la société Suttel Marine comme demandé par le docteur Dubord dans son assignation et non sa résiliation comme sollicité dans ses écritures d'appel et d'ordonner la restitution de l'acompte de 50 000 F versé le 25 avril 1987 avec les intérêts de droit à compter de l'assignation valant mise en demeure ; que la décision entreprise doit être infirmée en ce sens ;

Attendu que le comportement du professionnel qu'est la société Suttel Marine étant sanctionné par la résolution de la vente, l'appelant ne saurait, en outre, réclamer le paiement de dommages-intérêts ; que sa demande de ce chef doit être écartée ;

Attendu qu'il ne paraît pas inéquitable de laisser au docteur Dubord la charge des frais non compris dans les dépens exposés en première instance et en appel ; que les dépens doivent suivre le sort du principal ;

Par ces motifs, LA COUR, Statuant publiquement et contradictoirement, Reçoit l'appel régulier en la forme ; Infirme le jugement déféré et statuant à nouveau, Déclare abusive la clause des conditions générales relative au délai de livraison ; Prononce la résolution de la vente conclue le 25 avril 1987 entre André Dubord et la société Suttel Marine ; Ordonne la restitution au docteur Dubord de l'acompte de 50 000 F versé le 25 avril 1987 avec les intérêts de droit à compter de l'assignation ; Rejette la demande en paiement de dommages-intérêts présentée par l'appelant ; Dit n'y avoir lieu à application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile au profit du docteur Dubord ; Condamne la société Suttel Marine aux dépens de première instance et d'appel ; Autorise la SCP Argellies, avoués associés, à recouvrer directement contre la partie condamnée ceux des dépens dont il a fait l'avance sans avoir reçu provision.