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Décisions

Ministre de l’Économie, 10 mars 1983, n° 83-1-C

MINISTRE DE L’ÉCONOMIE

Lettre

PARTIES

Demandeur :

MINISTRE DE L'ECONOMIE

Défendeur :

PDG de Lesieur Cotelle et associés

Ministre de l’Économie n° 83-1-C

10 mars 1983

MINISTRE DE L'ECONOMIE, DES FINANCES ET DU BUDGET

Monsieur le président,

J'ai sollicité l'avis de la Commission de la Concurrence sur le rachat par votre société de la division alimentaire d'Unipol.

Je vous adresse le texte de l'avis que la Commission a rendu dans sa séance du 10 mars 1983 dont je partage les conclusions.

Je précise, à cet égard, que j'entends veiller au strict respect des règles du jeu concurrentiel entre toutes les entreprises présentes sur le marché des corps gras.

Je vous prie de croire, Monsieur le président, à l'assurance de mes sentiments distingués.

Commission de la Concurrence

Avis

Rachat par Lesieur de la division alimentaire d'Unipol

Vu les ordonnances n° 45-1483 et 45-1484 du 30 juin 1945 respectivement relatives aux prix et à la constatation, la poursuite et à la répression des infractions à la législation économique ;

Vu la loi n° 77-806 du 19 juillet 1977 relative au contrôle de la concentration économique et à la répression des ententes illicites et des abus de position dominante, ensemble le décret n° 77-1189 du 25 octobre 1977 fixant les conditions d'application de cette loi;

Vu la lettre du 3 mars 1982 par laquelle le Ministre de l'Économie et des Finances a saisi la Commission de la Concurrence du rachat par la société Lesieur de la division alimentaire de l'entreprise Unipol;

Vu les observations présentées à la Commission de la Concurrence par les parties intéressées sur le rapport qui leur a été adressé le 28 janvier 1983,

I. Les corps gras destinés à l'alimentation humaine

I. Trois types principaux de corps gras destinés à l'alimentation humaine doivent être distingués : le beurre, les huiles, la margarine.

2. Le beurre résulte du barattage de la crème obtenue par centrifugation du lait. Les huiles proviennent (par broyage, pressage, raffinage, neutralisation, décoloration...) de diverses matières premières qui peuvent être regroupées en deux grandes catégories : les graines oléagineuses (arachide, colza, lin, coprah, palmiste, ricin, soja, tournesol...) et les fruits (olive, palme). La margarine, enfin, est une émulsion qui peut être réalisée par des proportions diverses entre une phase aqueuse et une phase grasse (d'origine animale ou végétale).

3. Trois types d'huiles doivent être distingués : les huiles fluides, c'est-à-dire liquides à la température ambiante, principalement à base d'arachide, de colza, de soja, de tournesol, d'olive, de maïs...: les huiles concrètes, c'est-à-dire solides à la température ambiante, à base de coprah, palme, palmiste... ; enfin, les huiles techniques ou industrielles à base de lin, de ricin, de tung etc.

4. L'indication de l'origine des huiles alimentaires fait l'objet d'une réglementation, modifiée par un décret du 12 février 1973, qui a pour but de faire connaître clairement aux consommateurs les opérations subies par le produit. Mais c'est surtout autour de deux critères établis en fonction de l'aptitude de l'huile à supporter des températures élevées que se divise le marché de l'huile fluide. Ce partage en deux segments distincts est également imposé par le décret du 12 février 1973. On trouve ainsi :

- les huiles végétales pour friture et assaisonnement résistantes aux hautes températures (huiles d'arachide, d'olive, de tournesol, de maïs, de pépins de raisin);

- les huiles végétales pour assaisonnement, dont la teneur en acide linolénique est supérieure à 2 % et qui ne doivent être utilisées qu'à froid (huiles de soja, de colza, de noix).

5. En ce qui concerne les margarines, on distingue habituellement :

- les margarines classiques à base soit d'huiles ou de graisses végétales, soit de graisses animales, soit encore d'un mélange des deux;

- les margarines molles ou très molles (également appelées tartinables) à base de tournesol, partiellement hydrogénées;

- les margarines pour professionnels (par exemple pour pâtissiers) dont les compositions sont étudiées en fonction de leurs usages.

6. La définition, la production et la commercialisation de la margarine font l'objet d'une réglementation très stricte, dont l'origine se trouve dans une loi du 16 avril 1897 destinée à éviter les confusions entre le beurre et la margarine. Cette réglementation stipule notamment que la margarine destinée à la vente aux consommateurs doit être conditionnée en pains cubiques enveloppés dans les emballages d'origine et de poids de 500 grammes au plus. La France n'est pas le seul pays européen qui se soit doté d'une réglementation contraignante en matière de margarine. Mais les réglementations diffèrent d'un pays à l'autre, en particulier en ce qui concerne la présentation du produit destiné à la vente aux consommateurs. Ce fait a limité les échanges de margarine à l'intérieur de la CEE.

II. Les entreprises concernées et l'opération de concentration.

7. La société Lesieur SA est une société holding dont le capital était, à la fin de 1982, réparti entre la Banexi (25 %), la famille Lesieur (15 %), l'UAP (5 %), la Sofilad (1 %), le groupe Bouchon Saint-Louis (5 %) et le public (40 %). La société Lesieur SA détient 99,99 % des actions de Lesieur Cotelle et Associés SA qui elle-même, détient 92,82 % du capital de la société Maurel Marchand. Le groupe Lesieur, principal producteur français d'huile fluide, commercialise ses huiles de marque par l'intermédiaire de Lesieur Cotelle et Associés SA et ses huiles dites de " premier prix " et vendues sous marque de distributeur par l'intermédiaire de la société Maurel Marchand (qui ne possède pas de moyens de production propres). Jusqu'en 1981, le groupe Lesieur ne produisait pas d'huiles concrètes. Il avait, par ailleurs, abandonné la fabrication de margarine en 1977.

8. La société Unipol était en 1981 une société holding qui, par l'intermédiaire de la société holding Francal, dont elle détenait la majorité du capital, avait des intérêts dans le domaine alimentaire. Ces intérêts étaient regroupés dans diverses sociétés :

- la SA des Produits Excel "Soprodel " dont le groupe Unipol détenait 55 % du capital (les 45 % restant étant détenus par la filiale française de la United Coconut Planters Bank); Soprodel était une margarinerie;

- les Nouvelles Huileries et Raffineries Unipol (NHRU) dont le groupe Unipol détenait 55 % du capital (les 45 % étant, comme pour la société précédente, détenus par la filiale française de la United Coconut Planters Bank); NHRU était une raffinerie d'huile brute de palme, palmiste et coprah produisant de l'huile concrète vendue sous la marque Vegetaline;

- la société Gevenco, dont la totalité du capital était détenue par Unipol : cette société commercialisait des margarines et des graisses végétales auprès des collectivités;

- la Société Industrielle des Oléagineux (SIO), filiale à 70 % de Soprodel et à 30 % de NHRU fabriquant et commercialisant principalement des corps gras spéciaux à usage diététique et pharmaceutique,

9. A la fin de l'année 1980, Unipol envisagea de se retirer du marché des corps gras. Des négociations furent alors engagées avec Astra Calve, filiale du groupe Unilever, pour la vente à cette dernière société des actifs alimentaires.

10. Après l'échec de ces négociations avec Astra Calve, Unipol, soucieux de vendre la totalité de sa division alimentaire (alors qu'Astra Calve n'était intéressé que par une partie de celle-ci) se tourna vers le groupe Lesieur.

11. En juillet 1981, le conseil d'administration de Lesieur autorisa les dirigeants de cette société à prendre le contrôle de la division alimentaire d'Unipol. Cette concentration qui ne fut pas notifiée dans le cadre de la procédure prévue à l'article 5 de la loi du 19 juillet 1977, devint effective dans le courant de l'été 1981. Le Ministre de l'Economie et des Finances décidait, le 3 mars 1982, de saisir la Commission de la Concurrence de cette concentration.

III. Sur l'applicabilité du contrôle prévu à l'article 4 de la loi du 19 juillet 1977 à la concentration Lesieur-Unipol.

L'article 4 de la loi du 19 juillet 1977 stipule que le contrôle de la concentration ne peut être exercé

" ... que si le chiffre d'affaires réalisé sur le marché national par les entreprises concernées durant l'année civile ayant précédé la concentration, a excédé :

"Pour l'ensemble des entreprises concernées, 40 p. 100 de la consommation nationale, s'il s'agit de biens, produits ou services de même nature ou substituables" (5e alinéa);

" Pour deux au moins des contractants ou des groupes d'entreprises concernés, et pour chacun d'eux, 25 p. 100 de la consommation nationale, s'il s'agit de biens, produits ou services de nature différente et non substituables " (5e alinéa).

"La consommation nationale s'entend du montant total des ventes de biens et de services faites en France durant l'année civile précédant l'acte ou l'opération juridique visée au premier alinéa".

12. La détermination du caractère substituable ou non des produits concernés et, partant, le choix des seuils à prendre en compte pour établir si la concentration tombe dans le champ du contrôle prévu par la loi de 1977 doivent tenir compte :

- des utilisations de chacun des corps gras qui ne sont pas strictement identiques d'un corps gras à l'autre;

- des segmentations résultant tant de la stratégie de différenciation mise en œuvre par les principaux producteurs que des habitudes de consommation;

- des contraintes réglementaires pesant sur certains produits et ayant pour objet ou pour effet de séparer, dans l'esprit des consommateurs, des produits théoriquement substituables ou de même nature;

- des catégories variées de clientèles (consommateurs finals, collectivités, industries) qui ne sont pas approvisionnées par les mêmes circuits et qui n'ont pas les mêmes types de comportements à l'achat.

13. Il apparaît qu'il existe un marché spécifique des huiles concrètes. Cette constatation repose sur deux éléments :

- en premier lieu, les huiles concrètes n'ont une utilisation commune qu'avec les huiles fluides de friture et d'assaisonnement (la friture) et ne peuvent donc être considérées comme substituables aux autres corps gras (beurre, margarine, huiles fluides d'assaisonnement);

- en second lieu, l'analyse économétrique révèle que les variations du prix relatif des huiles fluides d'assaisonnement et de friture par rapport au prix des huiles concrètes ne paraissent pas affecter les ventes de ces dernières, ce qui indique que les huiles fluides d'assaisonnement et de friture et les huiles concrètes ne sont pas substituables dans l'esprit des consommateurs.

14. En considérant les achats de corps gras par le consommateur, et même si l'on retient l'hypothèse selon laquelle les corps gras (autres que les huiles concrètes) sont substituables entre eux, il apparaît que les seuils prévus par la loi du 19 juillet 1977 pour le contrôle des opérations non horizontales (visées par le 5e alinéa de l'article 4 précité) sont dépassés dans le cadre du rachat de la division alimentaire d'Unipol par Lesieur. D'une part, en effet, les tonnages vendus par Unipol sur le marché des huiles concrètes représentaient 92 % des ventes totales de ce produit en 1980; d'autre part, les tonnages d'huiles fluides vendus par Lesieur cette même année représentaient 27,2 % de ceux écoulés sur le marché constitué par les huiles fluides, le beurre et la margarine.

15. Si on retient, par ailleurs, l'hypothèse selon laquelle, les huiles fluides d'assaisonnement et de friture, les huiles fluides d'assaisonnement, le beurre et la margarine ne sont pas des produits substituables, les seuils prévus par la loi de juillet 1977 pour le contrôle des opérations non horizontales sont également atteints. Le groupe Lesieur commercialisait, en effet, l'année précédant l'opération, 46,8 % des tonnages d'huiles fluides d'assaisonnement et 56,9 % des huiles fluides d'assaisonnement et de friture.

16. Au total, quelle que soit la définition des marchés retenue, l'opération de concentration entre Lesieur et la division alimentaire de Unipol entre dans le champ du contrôle prévu par la loi pour les opérations non horizontales (c'est-à-dire pour celles visées à l'alinéa 5 de l'article 4 de la loi du 19 juillet 1977 visée ci-dessus).

IV. Sur l'applicabilité des mesures prévues à l'article 8 de la loi du 19 juillet 1977 à la concentration Lesieur-Unipol

L'article 4 de la loi du 19 juillet 1977 stipule dans son dernier alinéa : " L'acte ou l'opération juridique ne peuvent donner lieu à l'une des mesures prévues à l'article 8 s'ils apportent au progrès économique et social une contribution suffisante pour compenser les atteintes à la concurrence qu'ils impliquent. L'évaluation de cette contribution tient compte de la compétitivité des entreprises concernées au regard de la concurrence internationale."

17. Il convient donc d'examiner si l'opération envisagée est de nature à porter atteinte à une concurrence suffisante sur les marchés des matières grasses alimentaires.

18. Cet examen doit tenir compte du contexte de l'industrie en cause et des considérations industrielles et commerciales qui ont conduit Lesieur à racheter la division alimentaire de Unipol.

19. Deux entreprises dominent, en France, la production de corps gras d'origine végétale : Lesieur et Astra Calve (du groupe Unilever).

20. En ce qui concerne les huiles fluides d'assaisonnement (livraisons totales en 1980 : 154 000 tonnes), les ventes de Lesieur se montaient à 29400 tonnes (soit 19,1 % du total) et celles d'Astra Calve à 23 250 tonnes (soit 15,1 % du total).

21. Pour ce qui est des huiles d'assaisonnement et de friture (livraisons totales 462 000 tonnes), les ventes de Lesieur se montaient à 226 840 tonnes (soit 49 % du total) et celles d'Astra Calve à 58 674 tonnes (soit 13 % du total).

22. Enfin, sur le segment de la margarine (livraisons totales 107 000 tonnes) les ventes d'Astra se montaient à 69 229 tonnes (soit 65 % du total), Lesieur ne fabriquant pas ce produit.

23. Compte tenu des parts de marché importantes détenues par ces deux groupes par rapport à celles des autres entreprises, compte tenu, également, de la forte intensité capitalistique du secteur (associée notamment à l'importance des sommes consacrées à la publicité et à la promotion des produits) et, partant, des barrières à l'entrée sur le (ou les) marchés concernés, il est important que soient préservées les conditions d'un équilibre structurel entre les deux principales entreprises.Ce facteur de concurrence est, en effet, une condition nécessaire, sinon suffisante, pour un fonctionnement normal du marché.

24. De ce point de vue, il y a lieu d'observer, en premier lieu, qu'au moment de la concentration, la position de Lesieur était nettement dominante en ce qui concerne les ventes (très importantes par leur volume) d'huiles d'assaisonnement et de friture, cependant que la position d'Astra Calve était très dominante en ce qui concerne les ventes (plus limitées) de margarine et que les deux principales entreprises du secteur des corps gras végétaux étaient pratiquement à égalité en ce qui concerne les huiles d'assaisonnement.

25. En second lieu, cependant, la société Astra Calve constitue un concurrent puissant pour Lesieur en raison de son appartenance au groupe Unilever, qui lui permet de mobiliser d'importantes ressources techniques et financières, ainsi que de la possibilité qu'elle a d'exploiter d'éventuels effets de synergie en commercialisant différents types de produits sous une même marque.

26. En troisième lieu, alors que la notoriété de Astra Calve concerne principalement des produits à base de tournesol (margarine et huile d'assaisonnement et de friture), la notoriété de Lesieur concerne principalement, au contraire, des produits à base d'arachide (huiles pour friture et assaisonnement). Or, en raison du niveau élevé du prix de l'arachide par rapport à celui du tournesol, les consommateurs reportent de plus en plus leurs achats sur les produits à base de tournesol. Lesieur risque donc de voir dans un avenir proche ses ventes se réduire pour une partie significative, au profit de celles de Astra Calve.

27. Dans ces conditions, on peut admettre que le rachat par Lesieur des actifs alimentaires d'Unipol n'implique pas, en soi, une atteinte à la concurrence entre les deux principales entreprises présentes dans le secteur des corps gras alimentaires. L'opération donne plutôt des armes à celle des deux entreprises qui, en dépit d'une apparente puissance relative, était en 1980 dans la position, à terme, la plus fragile. Elle permet, en effet, à la société Lesieur de lutter contre les effets de la baisse tendancielle de ses ventes (d'huile fluide à base d'arachide) en se dotant des moyens de produire une margarine au tournesol et ainsi d'améliorer sa compétitivité au regard de la concurrence internationale.

28. Dès lors, et sans qu'il soit nécessaire d'examiner les contributions que cette opération est susceptible d'apporter au progrès économique et social, il y a lieu de conclure que les dispositions prévues à l'article 8 de la loi du 19 juillet 1977 ne sont pas applicables au rachat par Lesieur de la division alimentaire d'Unipol.

Emet l'avis :

1°) que le contrôle de la concentration prévu à l'article 4 de la loi du 19 juillet 1977 est applicable au rachat par la société Lesieur de la division alimentaire de Unipol;

2°) que cette concentration n'implique pas, en elle-même, une atteinte à la concurrence dans le secteur des corps gras destinés à l'alimentation humaine et que, dès lors, les mesures prévues à l'article 8 de la loi du 19 juillet 1977 ne lui sont pas applicables.

Délibéré en formation plénière sur le rapport de M. Frédéric Jenny dans sa séance du 10 mars 1983 où siégeaient : MM. Donnedieu de Vabres, Président, Bihl, Delfort, Huet, Kerinec, Lamquin, Paclot, membres.