CA Rouen, 2e ch., 30 mai 2002, n° 00-00310
ROUEN
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
Bernard Frau Industries (SA), Mes Pascual, Blery (ès-qual.)
Défendeur :
TRT Lucent Technologies (Sté), Lucent Technologies France (Sté)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Bignon
Conseillers :
M. Pérignon, Mme Brumeau
Avoués :
SCP Theubet Duval, SCP Gallière Lejeune Marchand Gray
Avocats :
Mes Casoni, Alterman
Faits et procédure
Depuis 1988, la société TRT a confié, en sous-traitance, à la société Bernard Frau Industries - BF Industries, par des commandes ponctuelles, des travaux principalement d'insertion manuelle de composants, des opérations d'emballage et de configurations de modems et commutateurs et des tests d'isolement de continuité, hors de tout contrat cadre.
La société TRT était le principal client de la société BF Industries.
En février 1996, les activités de radiocommunication de TRT, filiale du groupe Philips, ont été vendues au groupe Lucent Technologiques, devenu TRT Lucent Technologies.
Cette modification a entraîné une réduction, par le groupe TRT Lucent Technologies, de la sous-traitance externe au profit d'une production interne.
Répondant à la demande de la société TRT Lucent technologies, la société BF Industries a adressé à son client, le 7 octobre 1996, un inventaire des matériels et outillages dont elle était dépositaire.
Par un courrier en date du 27 mai 1997, la société TRT Lucent Technologies a proposé à la société BF Industries, afin de l'aider à anticiper l'arrêt des activités de sous-traitance annoncé en décembre 1996, de lui allouer une charge de travail supplémentaire jusqu'à fin août 1997.
La société BF Industries a, par un courrier en réponse en date du 10 juin 1997, pris en compte la volonté exprimée par son client de l'aider à franchir ce cap extrêmement difficile en lui assurant une charge de travail sur les trois prochains mois, et l'en a vivement remercié.
Le 16 février 1998, la société BF Industries a fait assigner la société TRT Lucent Technologies afin d'obtenir sa condamnation au paiement d'une somme de 3 031 666 F à titre de dommages-intérêts en réparation du préjudice par elle subi du fait de la rupture brutale et abusive des relations commerciales ayant existées entre les parties et celle de 40 000 F sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.
Le lendemain, la société BF Industries a été placée en redressement judiciaire.
Monsieur Aguera, nommé représentant des créanciers de la société BF industries, et Monsieur Blery, administrateur judiciaire, sont intervenus volontairement à la procédure.
Dans ses conclusions en date du 10 mai 1999, faisant suite à un arrêt de la cour de céans du 25 mars 1999, confirmant la compétence du Tribunal de commerce de Rouen, la société BF Industries a réitéré sa demande en paiement de la somme de 3 031 666 F à titre de dommages-intérêts et l'a complétée par une demande en paiement d'une somme de 2 500 000 F en réparation du préjudice causé du fait de sa mise en redressement judiciaire résultant de la rupture du contrat de sous-traitance et celle de 50 000 F sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.
La société TRT Lucent Technologies a sollicité la condamnation de la société BF Industries au paiement de la somme de 50 000 F à titre de dommages-intérêts pour procédure abusive et vexatoire et celle de 50 000 F sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.
Par jugement rendu le 3 décembre 1999, le Tribunal de commerce de Rouen a :
- dit qu'il n'y a pas eu rupture brutale des relations commerciales,
- débouté, en conséquence, BF Industries, Monsieur Aguera et Monsieur Blery, es-qualités, de leurs demandes de dommages-intérêts,
- dit que la société TRT Lucent Technologies n'apporte pas la preuve d'avoir subi un préjudice quelconque, et l'a débouté de sa demande de dommages-intérêts,
- condamné la société BF Industries et Messieurs Aguera et Blery, es-qualités, à verser à la société TRT Lucent Technologies la somme de 30 000 F sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.
La société BF Industries, Monsieur Aguera et Monsieur Blery, es-qualités, ont interjeté appel de cette décision.
Ils ont appelé en intervention forcée la société Lucent Technologies France, venue aux droits de la société TRT Lucent Technologies.
Moyens et prétentions des parties :
Aux termes de leurs dernières conclusions, signifiées le 5 février 2002, la société BF Industries, Monsieur Aguera et Monsieur Blery, es-qualités, font valoir que la société TRT Lucent Technologies a, dès février 1997, réduit le volume de ses commandes et, devant la réaction de son sous traitant, lui a alors notifié sa décision de rompre, par un courrier en date du 27 mai 1997, en s'engageant à lui allouer une charge de travail supplémentaire jusqu'au fin août, engagement qu'elle n'a pas tenu.
Ils soutiennent que la société TRT Lucent Technologies a ainsi tué délibérément l'entreprise, qu'il y a eu une rupture brutale des relations commerciales quasiment totale qui a été consommée en avril 1997, comme en atteste le chiffre d'affaires réalisé à cette époque, comparé à celui des années précédentes.
Ils considèrent qu'il n'y a pas eu de préavis écrit, la seule lettre faisant état de la rupture étant celle du 27 mai 1997 qui annonce la cessation des activités de sous-traitance, et que cette rupture brutale est injustifiée alors que la société TRT Lucent Industries savait qu'elle était son unique client et ne pouvait manquer d'avoir conscience des graves difficultés sociales et financières qui en découleraient.
Ils font valoir que délai de préavis aurait dû être d'une année, compte tenu de la durée des relations commerciales entretenues entre les parties, que la responsabilité de la société TRT Lucent Technologies est engagée sur le fondement de l'article 36-5 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, l'absence de préavis avant conduit l'entreprise à l'ouverture d'une procédure collective.
Ils concluent donc à la réformation du jugement entrepris et sollicitent la condamnation de la société TRT Lucent Technologies au paiement d'une somme de 381 122,54 euros, en réparation du préjudice subi par la société BF industries, du fait de la rupture unilatérale et brutale des relations commerciales, et celle de 15 244,90 euros à titre de dommages-intérêts pour résistance abusive et injustifiée.
Ils entendent, à titre subsidiaire, voir prononcer les mêmes condamnations à l'encontre de la société Lucent Technologies France et sollicitent sa condamnation au paiement de la somme de 7 622,45 euros sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.
Aux termes de ses dernières conclusions, signifiées le 22 février 2002, la société Lucent Technologies France, venue aux droits de la société TRT Lucent industries, conteste la brutalité de la rupture de ses relations commerciales avec la société BF Industries et fait valoir que cette dernière a reconnu, dans son assignation. que fin 1996 - début 1997 les dirigeants de la société TRT Lucent Industries avaient décidé de rompre leurs relations et que cet aveu est corroboré par l'inventaire dressé fin 1996, les attestations et les courriers versés aux débats.
Elle considère qu'elle justifie avoir informé la société BF Industries au 2e semestre 1996, soit plus de 10 mois avant la rupture des relations commerciales, que Monsieur Frau de la BF Industries avait connaissance de la fragilité de sa situation, dès le mois de janvier 1995, comme en atteste un courrier daté du 3 janvier 1995.
Elle fait valoir qu'elle a donc respecté un délai de préavis raisonnable et suffisant et qu'elle n'a pas rompu abusivement les relations contractuelles, qu'elle a fourni du travail supplémentaire à la société BF Industries pour l'aider à franchir le cap, travail qui a été accepté et exécuté par l'entreprise.
Elle conteste le lien de causalité invoqué par la société BF Industries entre l'absence de préavis écrit de la rupture en novembre 1996 et le redressement judiciaire de la société BF Industries, qui est seule responsable d'avoir choisi un partenariat exclusif avec elle.
La société Lucent Technologies France conclut donc à la confirmation du jugement entrepris et au débouté de la société BF Industries, de Monsieur Aguera et de Monsieur Blery, es-qualités, de toutes leurs demandes et elle sollicite leur condamnation au paiement de la somme de 7 622 euros sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.
Sur ce, LA COUR :
Attendu que l'article 36-5 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, modifié par la loi du 1er juillet 1996, dispose que : "Engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé, le fait par tout producteur, commerçant, industriel ou artisan, de rompre brutalement même partiellement une relation commerciale établie, sans préavis écrit, tenant compte des relations commerciales antérieures ou des usages reconnus par des accords interprofessionnels..." ;
Qu'en application de ce texte, pour être préjudiciable et ouvrir droit à des dommages intérêts, la rupture des relations commerciales doit être brutale, c'est-à-dire imprévisible, soudaine et violente et avoir été effectuée sans préavis écrit respectant un délai raisonnable et suffisant tenant compte des relations commerciales antérieures ou des usages reconnus par des accords interprofessionnels ;
Attendu qu'en l'espèce, les parties ont souligné qu'il n'existe pas d'accords interprofessionnels ;
Qu'il n'est pas contesté que la société BF Industries et la société TRT Lucent Technologies ont entretenu des relations commerciales constantes et régulières depuis 1988 ;
Que les prestations confiées à la société BF Industries en sous-traitance par la société TRT Lucent Technologies, qui était pratiquement son unique client, n'ont pas fait l'objet de contrat de sous-traitance écrit ;
Que le tribunal a relevé à bon droit qu'en pareil cas, la relation commerciale est considérée comme étant à durée indéterminée ; que dès lors l'une ou l'autre des parties, qui ne saurait être engagée indéfiniment, a le pouvoir de faire cesser à tout moment cette relation, en raison de sa précarité, sous réserve du respect d'un préavis raisonnable ;
Attendu que le 27 mai 1997 la société TRT Lucent Technologies a écrit à la société 3F Industries en ces termes : "Afin de vous aider à anticiper l'arrêt des activités de sous-traitance que nous vous avions annoncé en décembre 1996, nous pourrons vous allouer une charge de travail supplémentaire (par rapport à notre précédent engagement) sur les 3 prochains mois (jusqu'à fin août 1997)... [nous] établirons conjointement la liste des outillages et équipements de notre société en votre possession et organiseront le planning de rapatriement" :
Que cette lettre datée du 27 mai 1997 a mis fin aux relations commerciales ayant existé entre les parties, en faisant état d'un préavis de trois mois, expirant à la fin du mois d'août 1997; que l'exigence du préavis écrit, prévue par les textes, a donc été respectée par la société TRT Lucent Industries ;
Attendu que la société BF Industries qualifie cette rupture de brutale et préjudiciable ;
Attendu que pour pouvoir être qualifiée de brutale, la rupture des relations commerciales doit avoir été imprévisible, soudaine et violente ;
Attendu que par un courrier en date du 3 janvier 1995, Monsieur Frau de la société BF Industries a estimé nécessaire de faire le point de l'évolution à prévoir des relations commerciales qu'il entretenait avec la société TRT Lucent Technologies, après avoir enregistré le souhait de son interlocuteur d'aller dans la voie d'une réduction des coûts de production ;
Que par ce courrier la société BF Industries indiquait notamment "L'approche de notre marché nous conduit à investir pour réaliser le type de production que vous avez envisagé de nous confier compte tenu des perspectives que nous avons identifiées, de commandes d'autres donneurs d'ordre situés sur notre zone géographique... De manière à permettre un démarrage correct de cette activité et assurer la permanence de notre production, il nous apparaît nécessaire de fixer avec vous un engagement de volume de livraison et leur cadencement. Bien sûr, l'engagement que vous prendrez serait décroissant dans le temps (environ 24 mois) et les commandes seraient négociées ensuite dans le cadre de plans qui pourraient être annuels. Notre projet est de développer cette activité dans France Automatique... qui prendra en crédit bail les locaux rénovés occupés actuellement par BFI...";
Que dès le 3 janvier 1 995, la société BF Industries avait conscience de l'évolution de ses relations à venir avec la société TRT Lucent Industries, intégrant un volume de livraison à définir avec une décroissance programmée sur 24 mois ;
Attendu que le 7 octobre 1996, la société BF Industries a adressé à la société TRT Lucent Technologies, à sa demande, un inventaire des outils et appareils en dépôt dans ses locaux, appartenant à son client; que la société BF Industries soutient que cet inventaire n'a été dressé que dans le cadre de la restructuration de la société TRT, ce que cette dernière conteste ;
Qu'aucune des pièces du dossier ne permet de déterminer le contexte dans lequel cet inventaire a été dressé à cette date ; qu'il y a lieu toutefois de noter que la société BF Industries reconnaît avoir été informée des opérations de réorganisation de la société TRT à laquelle elle indique avoir apporté son concours ; que la société BF Industries a, par ailleurs, été directement informée par la société Philips par courrier en date du 11 décembre 1996 de la reprise par cette dernière des activités DAC à compter du 31 décembre 1996 ;
Attendu que la lettre de rupture des relations contractuelles, datée du 27 mai 1997, adressée par la société TRT Lucent Technologies à la société BF Industries fait référence à l'arrêt de ses activités de sous-traitance "annoncé en décembre 1996" ; qu'après avoir reçu ce courrier, la société BF Industries n'en a pas contesté la teneur, ce qu'elle n'aurait pas manqué de faire si la rupture annoncée avait été pour elle d'une totale soudaineté ;
Qu'il résulte de deux attestations versées aux débats par la société TRT Lucent Technologies, émanant l'une de Monsieur Ledeuil, l'autre de Monsieur Janot, que la société BF Industries a été informée, au milieu du second semestre de l'année 1996, de l'objectif fixé à savoir l'arrêt des fabrications qui lui étaient sous traitées, début 1997, les dernières commandes devant lui être adressées en juin 1997 ;
Qu'il résulte de ce qui précède que la rupture des relations commerciales ayant existé entre les parties pendant environ 8 ans, annoncée près de 10 mois à l'avance, ce qui constitue un délai raisonnable et suffisant, n'a été ni imprévisible, ni soudaine ;
Attendu que par son courrier en date du 27 mai 1997 la société TRT Lucent Technologies a offert à la société BF Industries de l'aider à anticiper l'arrêt des activités de sous-traitance en lui allouant une charge de travail supplémentaire sur les 3 prochains mois, jusqu'à la fin août ;
Que par un courrier en réponse en date du 10 juin 1996, la société BF Industries a souligné ses difficultés générées par la décision de son partenaire qui "ont entraîné la mise au chômage technique de plus de 75 % du personnel de production comme cela avait été indiqué le 4 avril 1997 à Monsieur Cecille" qu'il résulte de ce courrier qu'avant même le 4 avril 1997 la société BF Industries avait commencé les opération de licenciement;
Que la société BF Industries a alors remercié vivement la société TRT Lucent Technologies de sa volonté de l'aider à franchir ce cap extrêmement difficile, en lui assurant une charge de travail supplémentaire;que les relations entre les parties se sont poursuivies jusqu'en août 1997;
Que la rupture intervenue n'a donc pas été violente ;
Attendu que la baisse de chiffre d'affaires enregistrée par la société BF Industries dans les derniers mois qui ont précédé la cessation de ses relations commerciales avec la société TRT Lucent Technologies s'inscrit dans le contexte d'une rupture annoncée ;
Attendu que le tribunal a donc, à bon droit, jugé qu'il y a pas eu cessation brutale des relations commerciales et a débouté la société BF Industries de sa demande en paiement de dommages-intérêts en réparation du préjudice qu'elle indique avoir subi ;
Que le jugement entrepris sera, en conséquence, confirmé en toutes ses dispositions ;
Attendu qu'il est inéquitable de laisser à la charge de la société TRT Lucent Industries les frais par elle exposés en marge des dépens d'appel ; qu'il y a lieu de lui allouer une somme de 1 600 euros sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.
Par ces motifs, Confirme le jugement entrepris, Y ajoutant, Condamne la société Bernard Frau - BF Industries, Monsieur Aguera, es-qualités, et Monsieur Blery, es-qualités, à verser à la société TRT Lucent Technologies une somme de 1 600 euros sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile, Condamne la société Bernard Frau - BF Industries, Monsieur Aguera, es-qualités, et Monsieur Blery, es-qualités, aux dépens, pris en frais privilégiés de procédure collective, avec droit de recouvrement direct au profit des Avoués de la cause, conformément aux dispositions de l'article 699 du nouveau Code de procédure civile.