CA Paris, 3e ch. B, 24 novembre 2000, n° 2000-16603
PARIS
Arrêt
Infirmation partielle
PARTIES
Demandeur :
Tropic International (SA), Segui (ès. qual.)
Défendeur :
Sicabam (Sté)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Rognon
Conseillers :
MM. Monin-Hersant, Pimoulle
Avoués :
Me Huyghe, SCP Fisselier Chiloux Boulay, SCP Varin-Petit
Avocats :
Mes Lotz, Barbier, Gramblat, Sanneau.
RAPPEL DES FAITS ET DE LA PROCEDURE
La société anonyme Tropic International (Tropic) a pour objet et activités l'importation et le négoce de produits tropicaux.
Elle a été déclarée en redressement judiciaire, le 3 décembre 1998, et a bénéficié d'un plan de continuation arrêté par jugement du 21 octobre 1999.
L'apurement de son passif, selon deux options, par paiement immédiat a hauteur de 20 % ou échelonné à 100 % pendant 10 ans, n'a pas pris en compte la créance invoquée par la société Sicabam, " société coopérative d'intérêt collectif agricole bananière de la Martinique ", qui regroupe les planteurs-producteurs de bananes de l'île pour le compte desquels elle met sur le marché les fruits et centralise l'ensemble des règlements dues à ses adhérents par des commissionnaires vendeurs.
Tropic a été l'un de ces commissionnaires vendeurs qui, d'une part, commercialisait les bananes que lui confiaient les producteurs adhérents de Sicabam ; de seconde part, percevait une rémunération calculée sur le montant des ventes, de troisième part, enfin, versait à la coopérative le prix de ces ventes pour être payé aux planteurs, autrement qualifiées " ventes sur châteaux ".
Outre ces activités d'intermédiaires, Tropic et Sicabam ont noué des relations commerciales liées à la concession et à l'exploitation de certificats ou licences d'importation.
Il faut ici rappeler que la position dominante des Etats-Unis d'Amérique sur le commerce des bananes produites tant dans les Caraïbes qu'en Amérique du Sud et l'interdiction édictée par certains pays de la CEE d'importer ces fruits de pays tiers ont conduit l'organisation commune des marchés (OCM) a décréter libres l'importation et la circulation de ces bananes dites " dollars " sous couvert de certificats d'importation contingentés selon les précédents volumes importés et l'origine continentale des fruits (Afrique, Caraïbes, Pacifique, ACP).
Ces certificats peuvent être cédés et rétrocédés et, ainsi, ouvrir au profit du cédant un droit à une part de la plus-value acquise par l'importateur cessionnaire résultant de la différence entre le prix de vente des bananes importées sous couvert de ces certificats et les cours du marché mondial.
La délivrance des certificats oblige l'importation ou le paiement de pénalités au profit de l'organisme régulateur, l'Odeadom pour l'Union européenne.
Ainsi, Sicabam a-t-elle cédé à Tropic des licences qui lui avaient été attribuées, l'importateur cessionnaire prélevant une redevance de 20 centimes par kilogramme de fruits vendus et reversant le solde au cédant.
Sicabam a obtenu par ordonnance du juge des référés du Tribunal de commerce de Créteil du 5 mai 1997 la condamnation provisionnelle de Tropic à lui payer les sommes de 222 934,16 F (avec intérêts au taux légal a compter du 5 mai 1997) pour le solde restant dû au titre des " ventes sur bateaux " pour la période du 14 octobre au 18 décembre 1996 et de 626 642,94 F (avec intérêts au taux légal à compter du 2 mai 1997) au titre de la vente des certificats d'importation pour le 1er trimestre de 1996, un expert étant commis pour faire les comptes.
Sicabam a saisi le juge du fond par exploit du 5 novembre 1997 et a déclaré sa créance au redressement judiciaire de Tropic pour un montant total de 3 827 443,47 F.
Tropic a résisté à l'action en paiement en invoquant des actes de concurrence déloyale, en l'occurrence le débauchage de cadres collaborateurs et dirigeants.
Par jugement du 23 mai 2000, dont appel, le Tribunal de commerce de Créteil a:
- fixé la créance de Sicabam au passif de Tropic à la somme de 3 756 871,80 F dont 287 017,86 F pour le solde dû pour les ventes sur bateaux ;
- déboute Sicabam de son action en dommages et intérêts pour résistance abusive ;
- rejeté l'action en concurrence déloyale introduite par Tropic.
PRETENTIONS ET MOYENS DES PARTIES:
Appelante, la société Tropic International demande à la cour de :
" Réformer le jugement entrepris et dire et juger que les faits de concurrence déloyale reprochés à la société Sicabam sont bien établis.
Condamner en conséquence la société Sicabam au paiement de la somme de 21 528 917 F augmentée des intérêts légaux à compter de la demande.
Dire et juger que les sommes dues par la société Tropic International au profit de la société Sicabam dans la régularisation de leurs comptes antérieurs n'est que de 1 933 410 F.
Dire et juger qu'opérant par compensation, la somme due par la société Sicabam est de 19 595 507 F.
Reconventionnellement, condamner la société Sicabam à régler a la société Tropic International une somme de 222 853 92 F augmentée des intérêts légaux à compter du 10 août 1997.
Condamner la société Sicabam au paiement de la somme de 100 000 F HT au titre de l'article 700 du NCPC ;
Condamner la société Sicabam en tous les dépens de première instance et d'appel qui seront recouvrés par Me Huyche, avoué, conformément aux dispositions de l'article 699 du NCPC ".
Elle fait successivement valoir :
1°) Sur la concurrence déloyale
- qu'elle avait avec Sicabam un projet de création d'une société commune pour la conception et l'exploitation d'une mûrisserie dans la zone industrielle du port du Havre, pourparlers brutalement rompus par la coopérative antillaise ;
- que deux agents commerciaux de Tropic quittaient la société d'octobre à décembre 1996, sans préavis, pour être embauchés par Sicabam Import, filiale à 100 % de la coopérative martiniquaise et en informaient la clientèle de leur ancien employeur ;
- qu'il appartenait à la société Sicabam de s'assurer qu'ils étaient libres de tout engagement ;
- que, contrairement à la motivation laconique du premier juge, selon laquelle Tropic n'apportait aucune preuve d'une imitation, d'un dénigrement, " une désorganisation aux fins de tromper, la concurrence déloyale est suffisamment caractérisée lorsque le débauchage conduit, notamment par la grande qualification du débauché, à la désorganisation de l'entreprise, s'agissant en l'occurrence des deux directeurs commerciaux ayant l'exclusivité, avec le président de Tropic, des relations commerciales avec les producteurs antillais, entraînant une rupture totale des relations commerciales nouées avec Sicabam et la perte conséquente de chiffre d'affaires.
Tropic établit le préjudice résultant de ce comportement fautif à la somme de : 21 528 917 FF obtenue par l'addition des postes liés à :
- la perte d'approvisionnement des bananes : 7 629 478
- la perte des licences d'importation : 5 004 000
- la perte de la commercialisation des licences : 7 200 000
(19 833 478?)
Ses calculs sont les suivants :
a) pour la perte d'approvisionnement:
chiffre d'affaires perdu (par rapport à l'année de référence 1995) multiplié par la marge brute moyenne de 2,5 % ce qui donne :
1997 : 3 390 879
1998 : 3 390 879
1999 : 1 695 439
total 9 324 917 (et non 7 629 478 ?)
b) pour la perte des licences d'importation:
perte de tonnages (par référence à la moyenne des tonnages réalisés en 1994-1995 et 1996 multipliée par le taux d'attribution aux importateurs fixé par l'Odeadom soit 27 %) par la valeur moyenne de négociation des certificats (1,80 F au kg) soit :
1998 : 756 000
1999 : 4 248 000
5 004 000
c) pour la perte de la commercialisation des licences :
perte de tonnages des licences négociées (par référence aux trois premiers trimestres de 1996) multipliée par la rémunération moyenne (0,30 F au kg) :
1996 : 1 200 000
1997 : 2 400 000
1998 : 2 400 000
1999 : 1 200 000
(6 mois) 7 200 000
2°) Sur la créance de Sicabam
Que l'expertise judiciaire comporte des insuffisances et des erreurs soulignées par une société d'expertise comptable (missionnée par Tropic).
La société Tropic conteste, en outre, le solde au titre des ventes sur bateaux entre le 14 octobre et le 18 décembre 1996 qui serait en sa faveur pour 22 2 853,92 F en expliquant que :
- la ristourne de la société CGM (transport de conteneurs) a été chiffrée par Sicabam à 413 067,50 FF au lieu de 647 911,78 FF;
- que Sicabam devait appliquer les clauses contractuelles permettant d'imputer sur sa créance les avances consenties par Tropic à certains planteurs;
3°) Sur la prétendue résistance abusive
- qu'elle s'est exécutée spontanément entre les mains de l'huissier de justice requis pour faire exécuter l'ordonnance de référé du 11 juin 1997,
- que le préjudice n'est pas démontré.
Intimée et, Appelante Incidente la coopérative Sicabam demande à la cour de :
" Recevoir Sicabam en son appel incident et l'y déclarer bien fondée.
Débouter Tropic International de l'ensemble de ses demandes, fins et prétentions, en ce compris sa demande additionnelle.
Confirmer le jugement du Tribunal de commerce de Créteil du 23 mai 2000 en ce qu'il a débouté Tropic International de sa demande en concurrence déloyale.
Infirmer le jugement pour le surplus.
Y ajoutant,
Constater que Tropic International est débitrice à l'égard de Sicabam des sommes de:
- 303 255,91 F en principal et intérêts arrêtés au 3 décembre 1998 au titre du solde restant dû pour les ventes sur bateaux de la période du 14 octobre 1996 au 12 décembre 1996 ;
- 3 495 087,91 F en principal et intérêts arrêtés au 3 décembre 1998 correspondant au montant des sommes revenant à Sicabam et non reversées par Tropic International au titre de la commercialisation des certificats d'importation ;
- 29 099,65 F à titre de dommages et intérêts en raison du préjudice résultant de la résistance manifestée par Tropic International à exécuter les condamnations prononcées par l'ordonnance de référé en date du 11 juin 1997.
Fixer en conséquence au passif de Tropic International la créance de Sicabam pour un montant total de 3 827 443,47 F.
Condamner Tropic International à payer à Sicabam la somme de 45 000 F au titre de l'article 700 du NCPC ;
La condamner enfin en tous les dépens dont distraction au profit de la SCP Fisselier Chiloux Boulay conformément à l'article 699 du NCPC ".
Son argumentation peut être ainsi résumée :
1. Sur sa créance, les déductions n'ont été acceptées qu'a titre de conciliation et celle de la ristourne accordée par CGM est justifiée, dans son montant, par les deux sommes versées par cette compagnie ; quant aux dettes des planteurs, Sicabam n'est pas tenue par des conventions à laquelle elle n'est pas partie et qui ne lui ont pas été dénoncées et elle n'a accepté de reprendre que les dettes des producteurs adhérents à la coopérative pour lesquelles elle pourrait ensuite elle-même opérer compensation avec ce qu'elle leur devrait.
Elle prétend que les conclusions de l'expert Rey doivent être entérinées leur représenter les minima des sommes dues en l'absence de certains documents et en présence de fausses déclarations pour minorer le montant des ventes, auxquelles ne saurait obvier une expertise comptable unilatérale qualifiée " d'indigente ".
2. Sur l'action en dommages et intérêts, l'exécution forcée de l'ordonnance de référé du 11 juin 1997 a généré des frais pour lesquels Sicabam doit obtenir réparation.
3. Sur la prétendue concurrence déloyale :
- les producteurs vendeurs ont une liberté absolue dans le choix du commissionnaire-vendeur, Sicabam n'intervenant que dans la centralisation des paiements à ses adhérents ;
- Sicabam n'a eu aucun rôle dans la décision de certains planteurs de commercialiser eux-mêmes leur production ;
- aucun acte de débauchage ne peut être prouvé et Tropic a attendu plus de 18 mois pour s'en faire un grief;
- un seul des salariés démissionnaires a été embauché par Sicabam et par l'intermédiaire d'un cabinet de recrutement, le second ayant constitué une société avec laquelle Sicabam a conclu une convention d'assistance commerciale ;
- la démission de ces salariés s'inscrit en réalité dans le contexte de la restructuration voulue du marché et l'échec des pourparlers engagés par Tropic avec d'éventuels partenaires ;
- l'évaluation du préjudice qu'aurait subi Tropic relève de calculs fantaisistes.
Intimé, Pierre Ségui, commissaire à l'exécution du plan de continuation de la société Tropic, s'en rapporte à justice en précisant que Sicabam a déclaré une créance de 3 827 443,47 F contestée dans " l'attente de l'issue de la présente procédure ".
CECI EXPOSE:
SUR LA PROCEDURE:
Considérant que la société Tropic a fait assigner par erreur une société Sicabam ayant siège social à Rugis alors qu'il ne s'agit, en réalité, que d'un établissement secondaire de la coopérative agricole, assurant sa représentation commerciale en métropole ; que la cour constatera donc liminairement l'unicité des personnes morales intimées ;
SUR LA CONCURRENCE DELOYALE:
Considérant qu'il appartient à la société Tropic d'établir, autrement que par allégations, et outre l'éventualité d'un préjudice et un lien de causalité, le comportement fautif de la société Sicabam que celui-ci ne saurait résulter des seules prétendues fautes imputées à deux cadres salariés de la société Tropic envers laquelle ils n'étaient tenus par aucune clause de non-concurrence;
Qu'or, aucune pièce mise au débat contradictoire ne démontre que la Sicabam ait sciemment débauché Gilbert de Reynal et Abdel Kaoutar dont la démission résulte, pour une part, de l'échec des négociations engagées entre la société Tropic et le groupe britannique Fyffes, dont elle était une filiale, pour créer une tierce société importatrice Banadom et, d'autre part, de la volonté des planteurs, qui ne peuvent être identifiés à Sicabam, d'exporter et commercialiser désormais directement leur production ;
Que les démissionnaires avaient d'ailleurs clairement notifié leur intention et ses motivations ;
Qu'au surplus, rien n'établit que les agissements prétendument fautifs de ces salariés démissionnaires et relatifs à l'inobservation du délai de préavis et au démarchage de la clientèle aient été dictés ou facilités par Sicabam ;
Qu'il apparaît, ainsi, que la tardive action de la société Tropic n'a été exercée que pour résister à l'action en paiement de la coopérative ;
SUR LA CREANCE DE LA SICABAM:
Considérant que la société Tropic ne saurait critiquer les travaux de l'expert judiciaire Rey sur la seule production d'une analyse non contradictoire, effectuée par une société d'expertise comptable qui, sur un seul feuillet, sans avoir pris connaissance de la procédure et des documents soumis a l'expert Rey, prétend avoir relevé des insuffisances
Qu'il est utile de rappeler qu'en dépit de la réticence et des manouvres de la société Tropic, l'expert judiciaire a, au terme d'un travail particulièrement circonstancié, analysé l'ensemble des documents comptables et commerciaux pour reconstituer les sommes dues par Tropic ;
Que celle-ci ne saurait, pour opérer certains déductions, s'emparer de clauses conventionnelles étrangères à son créancier ne mettant des obligations qu'à la charge des producteurs et du commissionnaire-vendeur, peu important que Sicabam ait pu, sans y être tenu, accepter certaines novations par changement du débiteur et des déductions de frais et ristournes ;
Que, dès lors, la cour a les éléments suffisants pour évaluer la créance de Sicabam aux sommes suivantes :
- montant des ventes dites sur bateaux, après déductions, ristournes et acomptes : 287 017,86 F, avec intérêts au taux légal a compter de la mise en demeure du 5 mai 1997 et la date du jugement déclaratif de redressement judiciaire du 3 décembre 1998 ;
- montant des sommes dues au titre de la commercialisation des licences d'importation: 3 469 854 F, chiffré par l'expert établissant l'inexactitude des déclarations de résultats transmises par Tropic à Sicabam ;
Qu'il n'est pas contesté que cette somme produise intérêts au taux légal a compter du 16 septembre 1998, date des conclusions valant mise en demeure de la payer et jusqu'au jugement déclaratif;
SUR L'ACTION EN DOMMAGES ET INTERETS:
Considérant que, sur le fondement d'une prétendue résistance abusive, la coopérative Sicabam ne peut réclamer à nouveau les frais liés à l'exécution de l'ordonnance de référé du 11 juin 1997 sur lesquels l'arrêt de cette cour du 24 juin 1998 a déjà statué ;
SUR LES FRAIS:
Considérant qu'il serait contraire à l'équité de laisser à la charge de la Sicabam les frais d'appel qu'elle a exposés et qui ne sont pas compris dans les dépens ;
Par ces motifs et ceux non contraires des premiers juges : LA COUR, Par arrêt contradictoire, Constate que les personnes morales intimées s'identifient en la société Sicabam; Confirme le jugement déféré en ce qu'il a débouté la société Tropic International de son action en concurrence déloyale ; Le confirme en ce qu'il a rejeté la demande en dommages et intérêts formée par Sicabam ; L'infirme partiellement sur la fixation de la créance de Sicabam au redressement judiciaire de la société Tropic International et la fixe à la somme de 3 827 443,47 F, soit les sommes de 287 017,86 F avec intérêts au taux légal du 5 mai 1991 du 3 décembre 1998 et de 3 469 854 F avec intérêts au taux légal du 16 septembre au 3 décembre 1998 ; Condamne la société Tropic International a payer a la Sicabam la somme de 30 000 F par application de l'article 700 du NCPC; La condamne aux dépens, avec droit pour les avoués de se prévaloir des dispositions de l'article 699 du même Code.