LA COUR,
1. Attendu que les requérantes ayant notifié à la Commission de la CEE l'accord du 6 juillet 1956, désigné sous le nom de " Noordwijks Cement Accoord ", ladite Commission, aux termes du procès-verbal de sa 343e réunion, " a pris le 14 décembre 1965 la décision suivante ", ainsi libellée : " Une communication au titre de l'article 15, paragraphe 6, du règlement n° 17 est adressée aux entreprises qui participent à l'accord enregistré auprès de la Commission sous le n° IV/A-00581 ; le président du groupe concurrence est habilité à faire envoyer les communications par le directeur général de la concurrence " ;
Qu'en exécution de cette délibération le directeur général de la concurrence a envoyé le 3 janvier 1966 aux entreprises une lettre recommandée avec accusé de réception, aux termes de laquelle la Commission les informe, après examen provisoire, " que les dispositions de l'article 15, paragraphe 5, du règlement n° 17... qui avaient pour effet de suspendre provisoirement l'application à l'accord notifié, des prescriptions en matière d'amendes figurant à l'article 15, paragraphe 2 (a), dudit règlement, cesseront de s'appliquer à l'accord à partir de la réception de la présente communication " ;
Sur la recevabilité
Attendu qu'aux recours en annulation introduits par lesdites entreprises la Commission oppose une exception d'irrecevabilité aux motifs qu'elle aurait émis un simple avis et non une décision au sens de l'article 189 du traité, et que l'article 15, paragraphe 6, du règlement n° 17 ne prévoyait aucun acte de la nature de cette dernière ;
Attendu que le règlement n° 17, dans le cadre duquel l'acte du 14 décembre 1965 est intervenu, habilite la Commission à infliger des amendes aux entreprises qui, de propos delibéré ou par négligence, enfreignent l'article 85, paragraphe 1, du traité ;
Que de ce régime d'amendes sont cependant exceptées, en vertu de l'article 15, paragraphe 5, les entreprises qui ont procédé à la notification de leur accord et qui restent dans les limites de l'activité décrite dans ladite notification ;
Qu'enfin l'article 15, paragraphe 6, permet à la Commission de retirer le bénéfice de cette exonération d'amende si, après examen provisoire, elle estime remplies les conditions de l'article 85, paragraphe 1, du traité et non justifiée la dérogation prévue à l'article 85, paragraphe 3 ;
Attendu que, par effet des actes des 14 décembre 1965 et 3 janvier 1966, les entreprises ont été transférées de l'exemption d'amende de l'article 15, paragraphe 5, qui les protégeait, sous le régime contraire de l'article 15, paragraphe 2, qui les menace désormais ;
Que cette mesure les a privées du bénéfice d'une situation juridique attachée par l'article 15, paragraphe 5, à la notification de l'accord, pour les exposer à un grave risque pécuniaire ;
Que ladite mesure a donc affecté les intérêts des entreprises en apportant à leur situation juridique une modification caractérisée ;
Que l'acte litigieux, par lequel la Commission a arrêté, de manière non équivoque, une mesure comportant des effets juridiques affectant les intérêts des entreprises concernées et s'imposant obligatoirement à elles, constitue, non un simple avis, mais une décision ;
Que le doute que pourrait susciter la régularité de la notification de ladite décision n'altère en rien la nature de celle-ci et ne saurait affecter la recevabilité du recours ;
Attendu qu'il importe en outre de savoir si la double exigence de l'article 15, paragraphe 6, du règlement n° 17, au titre de l'article 85, paragraphe 1, puis de l'article 85, paragraphe 3, du traité, n'implique pas nécessairement l'intervention d'une décision ;
Attendu que pour exclure un accord du bénéfice de l'exemption d'amende de l'article 15, paragraphe 5, du règlement n° 17, la Commission doit d'abord, en vertu de l'article 15, paragraphe 6, estimer que sont remplies les conditions d'application de l'article 85, paragraphe 1, du traité ;
Qu'elle est donc tenue d'apprécier les faits de l'espèce, de les confronter avec les termes de l'article 85, paragraphe 1, et de statuer pour constater la réunion des diverses conditions de ce texte ;
Que la Commission objecte à tort que l'accord serait interdit sans qu'il soit besoin d'aucune décision préalable ;
Que si, en effet, aux termes de l'article 1 du règlement, les accords " visés " par l'article 85, paragraphe 1, du traité " sont interdits sans qu'une décision préalable soit nécessaire ", la Commission n'en doit pas moins constater que l'accord à elle soumis est bien visé par l'article 85, paragraphe 1, et réunit objectivement tous les éléments prévus à cet article ;
Que, notamment, les questions de savoir si l'accord, notifié en vertu de l'article 5 du règlement, est susceptible d'affecter le commerce entre Etats membres, ou encore s'il a pour effet d'altérer le jeu de la concurrence, reposent sur l'appréciation d'éléments économiques et juridiques qui ne sauraient être supposés acquis en dehors de la constatation explicite que l'espèce, considérée dans son individualité, réunit toutes les conditions prévues par l'article 85, paragraphe 1 ;
Attendu qu'aux termes dudit article 15, paragraphe 6, la Commission doit encore faire savoir aux parties qu'elle estime non justifiée une application de l'article 85, paragraphe 3, du traité ;
Que cette appréciation de la Commission repose également sur une évaluation d'éléments de fait et de droit qui peuvent comporter divers facteurs d'incertitude et de contestation ;
Que si la Commission dispose à cet égard d'une certaine faculté d'appréciation, elle n'en est que plus obligée, dans le cadre particulier de l'article 15, paragraphe 6, du règlement, de statuer pour déclarer qu'une application de l'article 85, paragraphe 3, " n'est pas justifiée " ;
Attendu enfin que la procédure dudit article 15, paragraphe 6, appelle d'autant plus une décision au sens du traité soumise aux garanties de celui-ci qu'il n'est pas contesté que ladite procédure conduit en pratique à la question de savoir s'il existe manifestement une infraction si grave à l'interdiction édictée par l'article 85, paragraphe 1, qu'une exception au titre de l'article 85, paragraphe 3, parait exclue ;
Attendu qu'on ne saurait tirer de l'absence du terme " décision " à l'article 15, paragraphe 6, ni du caractère provisoire de la procédure prévue par ce texte, la faculté de procéder par simple avis, alors d'ailleurs que cette expression n'est pas davantage utilisée par ladite disposition ;
Que le silence du texte, en une matière qui affecte la garantie des droits des particuliers, ne saurait conduire à l'interprétation la plus défavorable à ceux-ci ;
Que, malgré son caractère provisoire, l'acte par lequel la Commission statue en l'espèce constitue le terme ultime d'une procédure spéciale, distincte de celle qui, après l'application de l'article 19, doit permettre ensuite de statuer au fond ;
Qu'on ne saurait donc trouver ni dans l'absence de référence expresse de l'article 15, paragraphe 6, à l'un des actes de l'article 189 du traité, ni dans le caractère provisoire de l'examen de la Commission, des motifs suffisants pour écarter la notion de décision ;
Attendu qu'est également invoquée en vain la possibilité pour les entreprises d'exercer leur droit de recours au stade final de la procédure prévue à l'article 6 ;
Que, si la mesure provisoire était exclusive de tout contrôle judiciaire, elle ne laisserait aux entreprises d'autre alternative, quel que soit leur éventuel bon droit, que le risque d'une grave menace d'amende ou la rupture préjudiciable d'un accord qui, en cas de recours, eut pu échapper aux rigueurs de l'interdiction ;
Qu'elle aurait ainsi pour effet pratique de dispenser la Commission de rendre une décision finale grâce à l'efficacité de la simple menace d'amende ;
Que cet effet pratique n'a pas, en l'espèce, échappé à la Commission ;
Qu'il résulte de la lettre du 7 février 1966, adressée au conseil des entreprises par le directeur général de la concurrence, qu'elle a, en effet, invité les entreprises, sous la menace de l'article 15, paragraphe 2, à " examiner d'abord de quelle manière peut intervenir la dissolution du " Noordwijks Cement Accoord " " ;
Attendu enfin que la Commission invoque à tort la lourdeur excessive que subirait la procédure en cas de recours exercé dans la cadre de l'article 15, paragraphe 6, du règlement ;
Que cette objection, sans pertinence en une espèce dans laquelle plus de trois années ont séparé la notification de l'accord de la décision provisoire, est, de toute manière, sans portée à l'encontre des garanties individuelles prévues par le traité et qui prévalent sur tous textes réglementaires ;
Que ces objections doivent donc être écartées ;
Attendu qu'il résulte de l'ensemble de ces éléments que l'acte par lequel la Commission a statué en vertu de l'article 15, paragraphe 6, du règlement n° 17 a constitué et devait constituer une décision au sens de l'article 189 du traité ;
Que l'exception d'irrecevabilité doit donc être rejetée ;
Sur le fond
Attendu qu'à l'appui de leurs recours en annulation, les requérantes invoquent, entre autres moyens, l'absence de motivation de la décision ;
Attendu qu'aux termes du procès-verbal de la 343e réunion de la Commission, la décision du 14 décembre 1965 précédemment reproduite n'est assortie d'aucun motif ;
Que la lettre du 3 janvier 1966, par laquelle cette décision a été portée à la connaissance des parties, est constitue par un simple résumé de l'accord, suivi de l'affirmation que la Commission " est arrivée à la conclusion " que l'article 85, paragraphe 1, du traité devait être appliqué et qu'une application de l'article 85, paragraphe 3, " n'est pas justifiée " ;
Que la décision attaquée ne permet donc pas de connaître les motifs au vu desquels il a été fait usage de l'article 15, paragraphe 6, du règlement ;
Qu'on ne peut davantage constater la régularité des éléments retenus par la Commission selon lesquels ont été considérées comme " remplies " les conditions de l'article 85, paragraphe 1, et non justifiée une application de l'article 85, paragraphe 3 ;
Que, si une telle appréciation peut être explicitée en des motifs succincts en raison du caractère provisoire de la procédure, ils n'en doivent pas moins apparaître de la décision elle-même avec une clarté suffisante pour permettre à la Cour et à tous intéressés de constater la correcte application des textes ;
Qu'il n'est pas contesté que la Commission enfreindrait le traité en utilisant l'article 15, paragraphe 6, du règlement, dans les cas où les conditions d'application de cette disposition ne se trouveraient pas manifestement remplies ;
Qu'un tel risque d'infraction au traité suppose donc la nécessité d'une motivation pour permettre l'exercice d'un contrôle juridictionnel adéquat ;
Qu'au surplus, loin d'atténuer cette obligation, la nécessité de constater la gravité manifeste de l'infraction de l'article 85, paragraphe 1, rend, au contraire, cette obligation plus impérieuse ;
Qu'ainsi, sans avoir égard à tous autres moyens dès lors superflus, la décision du 14 décembre 1965, communiquée aux entreprises par lettre du 3 janvier 1966, doit être annulée pour défaut de motifs ;
Attendu que la défenderesse a succombé en ses moyens ;
Qu'aux termes de l'article 69, paragraphe 2, du règlement de procédure, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens ;
Que la Commission de la Communauté économique européenne doit donc être condamnée aux dépens de l'instance ;
LA COUR
Rejetant toutes autres conclusions plus amples ou contraires, déclare et arrête :
1. La décision du 14 décembre 1965, communiquée aux entreprises requérantes par lettre du 3 janvier 1966, est annulée ;
2. Les dépens sont à charge de la Commission.