Livv
Décisions

TPICE, président, 10 mars 1995, n° T-395/94 R

TRIBUNAL DE PREMIERE INSTANCE DES COMMUNAUTES EUROPEENNES

Ordonnance

PARTIES

Demandeur :

Atlantic Container Line AB, Cho Yang Shipping Company Ltd, DSR-Senator Lines GmbH, Hapag Lloyd AG, MSC Mediterranean Shipping Company SA, A. P. Moeller-Maersk Line, Nedlloyd Lijnen BV, Neptune Orient Lines Ltd, Nippon Yusen Kaisha, Orient Overseas Container Line (UK) Ltd, P & O Containers Ltd, Polish Ocean Lines, Sea-Land Service Inc., Tecomar SA de CV, Transportación Marítima Mexicana SA, Japanese Shipowners'Association, European Community Shipowners' Associations ASBL

Défendeur :

Commission des Communautés européennes, The Freight Transport Association Ltd, Association des utilisateurs de transport de fret, The European Council of Transport Users ASBL

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Avocats :

MM. Pheasant, Bromfield, Kim, Forwood, Ruttley, Waelbroeck, Clough.

TPICE n° T-395/94 R

10 mars 1995

LE PRÉSIDENT DU TRIBUNAL DE PREMIERE INSTANCE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES,

Faits et procédure

1 Par requête enregistrée au greffe du Tribunal le 23 décembre 1994, quinze compagnies de transport maritime de ligne parties au Trans Atlantic Agreement (ci-après "TAA") ont introduit, en vertu de l'article 173, quatrième alinéa, du traité instituant la Communauté européenne (ci-après "traité CE"), un recours visant à l'annulation de la décision 94-980-CE de la Commission, du 19 octobre 1994, relative à une procédure d'application de l'article 85 du traité CE (IV/34.446 - Trans Atlantic Agreement, JO L 376, p. 1).

2 Par acte séparé enregistré au greffe du Tribunal le même jour, les requérantes ont également introduit, en vertu des articles 185 et 186 du traité CE, une demande de sursis à l'exécution de la décision litigieuse.

3 La Commission, qui a bénéficié d'une prorogation du délai précédemment fixé au 11 janvier 1995, a présenté ses observations écrites sur la présente demande en référé le 20 janvier 1995.

4 Par requêtes enregistrées au greffe du Tribunal le 9 janvier 1995, The Freight Transport Association Ltd (ci-après "FTA") et l'Association des utilisateurs de transport de fret (ci-après "AUTF") ont demandé à être admises à intervenir au soutien des conclusions de la Commission.

5 Les demandes en intervention ont été signifiées aux parties au principal, conformément à l'article 116, paragraphe 1, du règlement de procédure du Tribunal.

6 Par télécopie enregistrée au greffe du Tribunal le 13 janvier 1995, les requérantes ont déclaré ne pas s'opposer aux demandes en intervention de FTA et d'AUTF. Par le même courrier, elles ont demandé que, conformément à l'article 116, paragraphe 2, du règlement de procédure du Tribunal, un traitement confidentiel soit réservé à certains éléments du dossier, à savoir à certains chiffres mentionnés dans la décision litigieuse, à l'indication du montant de leurs pertes, figurant dans l'annexe 10 à la demande en référé, et à l'indication des résultats financiers qu'elles ont obtenus en 1991, 1992 et 1993, figurant dans l'annexe 16 à ladite demande.

7 Par lettre enregistrée le 13 janvier 1995 au greffe du Tribunal, la Commission a déclaré ne pas avoir d'objection à soulever à l'encontre des demandes en intervention introduites par FTA et AUTF.

8 Par lettre du 19 janvier 1995, le greffe du Tribunal a informé FTA et AUTF que, par décision du président du Tribunal, elles étaient admises à présenter leurs observations orales lors de l'audition de référé et qu'un délai allant jusqu'au 26 janvier leur était imparti pour présenter leurs observations écrites.

9 Par requêtes enregistrées au greffe du Tribunal le 20 janvier 1995, The Hong Kong Shipowners'Association (ci-après "HKSA"), The Japanese Shipowners'Association (ci-après "JSA") et The European Shipowners'Association (ci-après "ECSA") ont demandé à être admises à intervenir au soutien des conclusions des requérantes. Dans ses observations, déposées le 23 janvier, la Commission s'est opposée à ces demandes en intervention. Les parties requérantes n'ont pas pris position à cet égard.

10 Par ordonnance du 15 janvier 1995, le président du Tribunal a rejeté la demande en intervention de HKSA, au motif que celle-ci n'avait pas démontré, à première vue, l'existence, dans son chef, d'un intérêt à la solution du litige, au sens de l'article 37, deuxième alinéa, du statut (CE) de la Cour.

11 Par lettre du même jour, le greffe du Tribunal a informé ECSA et JSA que, au vu du contenu de leur demande, le président du Tribunal les avait admises à participer à l'audition de référé afin qu'elles puissent démontrer leur intérêt à la solution du litige, la décision sur leur demande en intervention étant réservée.

12 Par lettre enregistrée au greffe du Tribunal le 24 janvier 1995, The European Council of Transport Users ASBL (ci-après "ECTU") a demandé à être admis à intervenir au soutien des conclusions de la défenderesse. Les requérantes et la Commission n'ont pas présenté d'observations sur cette demande en intervention. Par lettre du même jour, le greffe du Tribunal a informé ECTU que, au vu du contenu de sa demande, le président du Tribunal l'avait admis à participer à l'audition de référé afin qu'il puisse démontrer son intérêt à la solution du litige, la décision sur sa demande en intervention étant réservée.

13 Les parties ont été entendues en leurs explications orales le 27 janvier 1995.

14 Avant d'examiner le bien-fondé de la demande en référé, il convient de rappeler le contexte du litige dont le Tribunal est saisi, tel qu'il résulte des mémoires déposés par les parties et des explications orales données au cours de l'audition.

15 Les requérantes sont les quinze compagnies de transport de ligne maritime qui ont été parties au TAA, un accord aux termes duquel elles assuraient en commun les transports de ligne internationaux en conteneurs à travers l'Atlantique, entre l'Europe du Nord et les États-Unis d'Amérique, dans les sens Est-Ouest et Ouest-Est. Le TAA est entré en vigueur le 31 août 1992, remplaçant les conférences maritimes qui existaient auparavant. Quatre nouveaux membres ont adhéré à l'accord après son entrée en vigueur.

16 Le TAA s'applique à plusieurs aspects du transport maritime. Il contient, notamment, des règles sur la fixation des taux de fret, sur les contrats de service (qui permettent à un client de s'engager à expédier une quantité minimale de marchandises au cours d'une période, en bénéficiant d'un prix inférieur au tarif normalement applicable) et sur un programme de gestion des capacités (ayant pour objectif de limiter l'offre de transport afin d'assurer la stabilité du marché).

17 Le TAA comprend deux catégories de membres. Les membres de la première catégorie ("membres structurés") font partie des comités qui contrôlent l'application des tarifs et des contrats de service. Ces membres, à l'exception de deux, ont participé aux deux conférences maritimes qui ont précédé la conclusion du TAA. Les membres de la seconde catégorie ("membres non structurés") ne font pas partie des comités susvisés et peuvent conclure des contrats de service indépendants, ce qui n'est pas permis aux "membres structurés", ainsi que participer aux contrats de service négociés par les "membres structurés", tandis que ceux-ci ne peuvent pas participer aux contrats conclus par les "membres non structurés".

18 Le TAA fixe les tarifs applicables au transport maritime et au transport combiné, qui comprend non seulement le transport maritime mais aussi l'acheminement terrestre, vers ou à partir des côtes, de marchandises à destination ou en provenance d'un point à l'intérieur des côtes. Les tarifs applicables au transport combiné, qui se réfèrent pour chaque opération à un seul contrat de transport, couvrent donc le segment maritime et le segment terrestre.

19 Le 28 août 1992, le TAA a été notifié à la Commission. Les requérantes ont demandé, conformément à l'article 12, paragraphe 1, du règlement (CEE) n° 4056-86 du Conseil, du 22 décembre 1986, déterminant les modalités d'application des articles 85 et 86 du traité aux transports maritimes (JO L 378, p. 4, ci-après "règlement n° 4056-86"), que lui soit accordée une décision d'application de l'article 85, paragraphe 3, du traité.

20 Par lettre du 24 septembre 1992, la Commission a informé les requérantes qu'elle examinerait aussi l'accord à la lumière des dispositions du règlement (CEE) n° 1017-68 du Conseil, du 19 juillet 1968, portant application de règles de concurrence aux secteurs des transports par chemin de fer, par route et par voie navigable (JO L 175, p. 1, ci-après "règlement n° 1017-68").

21 Entre le 13 octobre 1992 et le 19 juillet 1993, la Commission a reçu de nombreuses plaintes concernant la mise en œuvre du TAA. Ces plaintes émanaient d'exportateurs et d'associations d'exportateurs établis dans différents États membres de la Communauté et opérant vers les États-Unis d'Amérique, des administrations de plusieurs ports européens ainsi que de transitaires et d'associations de transitaires. Ces plaintes formulaient, à l'encontre du TAA, diverses accusations de violation des articles 85 et 86 du traité, mettant en cause, en ce qui concerne la fixation des tarifs, l'imposition de conditions contractuelles non équitables et la limitation artificielle de l'offre de transport.

22 Les plaignants ont demandé à la Commission d'adopter des mesures provisoires, au titre de l'article 11, paragraphe 1, du règlement n° 4056-86. Après avoir ouvert la procédure prévue par l'article 23 du règlement, la Commission n'a pas fait droit à ces demandes.

23 Par lettre du 10 décembre 1993, la Commission a notifié aux requérantes une communication des griefs.

24 A la suite des discussions qui ont eu lieu au cours de la procédure précontentieuse, les requérantes ont notifié à la Commission, le 5 juillet 1994, une version modifiée du TAA, le Trans Atlantic Conference Agreement (ci-après "TACA"). Suite à l'introduction de plusieurs amendements, ce nouvel accord est entré en vigueur le 24 octobre 1994, se substituant au TAA. La Commission n'avait pas, à cette date, terminé l'analyse dudit accord.

25 Le 19 octobre 1994, la Commission a adopté la décision litigieuse. L'article 1er de cette décision constate que les dispositions du TAA relatives aux accords de prix et de capacité constituent des infractions à l'article 85, paragraphe 1, du traité. Dans son article 2, la décision refuse d'appliquer l'article 85, paragraphe 3, du traité et l'article 5 du règlement n° 1017-68 aux dispositions du TAA visées à l'article 1er. L'article 3 de la décision ordonne aux destinataires énumérés à l'article 6 de mettre fin aux infractions constatées à l'article 1er, l'article 4 leur enjoignant, à son tour, de s'abstenir à l'avenir de tout accord ou pratique concertée pouvant avoir un objet ou un effet identique ou similaire aux accords ou pratiques visés à l'article 1er. Enfin, l'article 5 de la décision impose aux destinataires d'informer, dans un délai de deux mois, les clients avec lesquels ils ont conclu des contrats de service ou d'autres contrats dans le cadre du TAA qu'ils peuvent, s'ils le souhaitent, renégocier les clauses de ces contrats ou les résilier immédiatement.

En droit

26 En vertu des dispositions combinées des articles 185 et 186 du traité et de l'article 4 de la décision 88-591-CECA, CEE, Euratom du Conseil, du 24 octobre 1988, instituant un Tribunal de première instance des Communautés européennes (JO L 319, p. 1), telle que modifiée par la décision 93-350-Euratom, CECA, CEE du Conseil, du 8 juin 1993 (JO L 144, p. 21), le Tribunal peut, s'il estime que les circonstances l'exigent, ordonner le sursis à l'exécution de l'acte attaqué ou prescrire les mesures provisoires nécessaires.

27 L'article 104, paragraphe 2, du règlement de procédure du Tribunal prévoit que les demandes relatives à des mesures provisoires visées aux articles 185 et 186 du traité doivent spécifier les circonstances établissant l'urgence, ainsi que les moyens justifiant, à première vue, l'octroi de la mesure à laquelle elles concluent. Les mesures demandées doivent présenter un caractère provisoire en ce sens qu'elles ne doivent pas préjuger la décision sur le fond.

Sur les demandes en intervention

28 Au vu des considérations exposées soit par écrit, soit oralement lors de l'audition de référé, il y a lieu de constater que tous les demandeurs en intervention, à l'exception de HKSA, dont la demande a déjà été rejetée, ont justifié de leur intérêt à intervenir dans la présente instance en référé. En effet, il convient de rappeler, d'une part, que la décision litigieuse a été adoptée à la suite d'une procédure à laquelle ont participé, en qualité de plaignants, FTA, AUTF et The European Shippers Council, qui est membre de ECTU. Il y a lieu de constater, d'autre part, que, ainsi qu'il ressort notamment des explications orales données par JSA et par ECSA lors de l'audition du 27 janvier 1995, l'application immédiate de la décision de la Commission est susceptible, à première vue, d'affecter les conditions du trafic maritime à destination ou au départ des ports européens.

29 Il convient, par conséquent, d'admettre JSA et ECSA, d'une part, et FTA, AUTF et ECTU, d'autre part, à intervenir dans la présente procédure en référé au soutien, respectivement, des conclusions des parties requérantes et de la partie défenderesse.

Sur la demande de confidentialité

30 Vu la nature des éléments pour lesquels un traitement confidentiel a été demandé, il apparaît justifié, au stade de la procédure en référé, de faire droit à la demande introduite par les requérantes, dans la mesure où de tels éléments sont susceptibles, à première vue, de relever du secret des affaires.

Sur la demande en référé

Sur l'objet de la demande

31 Dans leur requête, les requérantes demandent le sursis à l'exécution des articles 1er, 2, 3 et 4 de la décision litigieuse, dans la mesure où ils leur interdisent d'exercer conjointement le pouvoir de fixer les taux applicables aux segments terrestres, sur le territoire de la Communauté, dans le cadre des services de transport combiné. Elles demandent également le sursis à l'exécution des mêmes articles de la décision, dans la mesure où ils sont susceptibles de leur interdire de conclure en commun des contrats de service et, en dernier lieu, le sursis à l'exécution de l'article 5 de la décision.

32 Au cours de l'audition du 27 janvier 1995, la Commission a confirmé que, ainsi qu'elle l'avait déjà déclaré dans ses observations écrites, la décision litigieuse n'interdit pas les contrats de service communs en tant que tels. Suite à cette déclaration, les requérantes ont reconnu que, sur ce point, leur demande de sursis à exécution est sans objet.

33 En ce qui concerne l'article 5 de la décision, les requérantes ont expliqué que, sur les 463 contrats en cours lors de la notification de la décision, 27 ont continué à produire leurs effets au-delà du 31 décembre 1994. La Commission ayant confirmé au cours de l'audition que, ainsi qu'elle l'avait déjà déclaré dans ses observations écrites, seuls ces 27 contrats sont visés par l'article en cause, les requérantes ont reconnu que l'application immédiate de cet article n'est pas de nature à leur causer un préjudice grave et irréparable.

34 Au vu de ce qui précède, il convient, en premier lieu, de déclarer qu'il n'y a pas lieu de statuer sur la demande de sursis à l'exécution des articles 1er à 4 de la décision, dans la mesure où ils seraient susceptibles d'interdire aux requérantes de conclure en commun des contrats de service, en deuxième lieu, de rejeter la demande de sursis à l'exécution de l'article 5 de la décision litigieuse et, en troisième lieu, de constater que l'objet de la présente demande en référé est limité au sursis à l'exécution des articles 1er à 4 de la décision, dans la mesure où ils interdisent aux requérantes de fixer conjointement les taux applicables aux segments terrestres, sur le territoire de la Communauté, dans le cadre des services de transport combiné.

Arguments des parties

- Sur le fumus boni juris

35 S'agissant de la condition relative au fumus boni juris, les requérantes font valoir en substance, en se référant aux moyens et arguments qu'elles avancent dans le recours au principal, que la décision litigieuse est entachée de plusieurs erreurs de droit, en ce qu'elle a été adoptée en violation de l'article 85 du traité et des règles relatives à son application, ainsi que d'erreurs d'appréciation quant au contexte économique dans lequel s'inscrivait le TAA, lesquelles ont été à la source des erreurs de droit.

36 Le premier moyen des requérantes, tiré de la violation de l'article 85, paragraphe 1, du traité, s'articule en deux branches. Les requérantes font valoir, d'une part, que la Commission n'a pas procédé à une définition correcte du marché pertinent et, d'autre part, qu'elle n'a pas démontré que le TAA a affecté le commerce entre les États membres.

37 Dans la première branche de ce moyen, les requérantes soutiennent que le marché pertinent, pour les transports terrestres de conteneurs qu'elles effectuent dans le contexte de transports combinés, est celui des transports maritimes, étant donné que les services en question font partie intégrante de ces derniers. Les taux applicables aux transports terrestres de conteneurs devraient donc être analysés dans le cadre du règlement n° 4056-86 et non, comme l'a fait la Commission, dans celui du règlement n° 1017-68. Elles ajoutent que, au cas où les transports terrestres en question relèveraient de ce dernier règlement, le marché pertinent serait alors celui des transports terrestres de conteneurs. Or, dans un tel cas, la part qu'elles détenaient sur ce marché n'aurait pas permis aux pratiques incriminées d'avoir un effet sensible sur la concurrence.

38 Dans la seconde branche de leur premier moyen, les requérantes font valoir que la Commission n'a pas démontré que les conditions applicables aux transports terrestres en question aient affecté de manière sensible le commerce entre les États membres. Contrairement aux dires de la Commission, les effets du TAA sur la concurrence entre les ports auraient été négligeables et la décision litigieuse ne démontrerait pas en quoi le TAA aurait influencé le comportement commercial des transporteurs terrestres établis dans différents États membres, affectant ainsi le commerce intracommunautaire de ce type de services. Le prix du transport terrestre n'aurait, au surplus, qu'un effet très limité sur le prix final des marchandises transportées.

39 Par leur deuxième moyen, les requérantes soutiennent que, au contraire de ce que la Commission a décidé, les accords relatifs au transport combiné, pour autant qu'ils portent sur le segment terrestre, sont couverts par l'exemption par catégorie prévue dans l'article 3 du règlement n° 4056-86. Elles rappellent que l'un des objectifs de ce règlement est d'assurer la stabilité du marché des transports maritimes et affirment que la Commission a commis une erreur dans l'appréciation du contexte économique, dans la mesure où elle s'est appuyée sur une définition erronée de cette notion. Pour la Commission, la stabilité ne pourrait être atteinte que par l'établissement de taux de fret uniformes. Or, selon les requérantes, l'existence de plusieurs taux est nécessaire pour assurer la stabilité du marché. Le TAA aurait eu un tel effet et aurait donc dû bénéficier de l'exemption prévue par le règlement n° 4056-86. En outre, ce règlement, qui établit des normes pour l'ensemble du secteur des transports maritimes, devrait être appliqué à toutes les activités qui relèvent de ce type de transport. Invoquant plusieurs dispositions de ce règlement qui font référence aux transports terrestres, les requérantes soutiennent que ceux-ci peuvent donc bénéficier de l'exemption par catégorie prévue par son article 3. L'interprétation de la Commission, selon laquelle ces transports relèvent du domaine d'application du règlement n° 1017-68, serait infirmée par les prises de position de plusieurs États membres et d'associations d'usagers du fret au cours de la procédure qui s'est déroulée devant les autorités américaines en 1982 et qui a conduit à la reconnaissance, par celles-ci, de la possibilité, pour les conférences maritimes, de fixer des taux applicables aux segments terrestres, sur le territoire des États-Unis, dans le cadre des services de transport combiné.

40 Le troisième moyen des requérantes est tiré de ce que la Commission aurait dû reconnaître au TAA, en tout état de cause, le bénéfice d'une exemption individuelle fondée sur l'article 85, paragraphe 3, du traité ou, dans la mesure où il serait applicable, sur l'article 5 du règlement n° 1017-68, étant donné que le TAA était de nature à promouvoir la stabilité du marché.

41 A titre subsidiaire, les requérantes soutiennent que, au cas où la décision de la Commission aurait pour portée d'interdire la possibilité de fixer les taux applicables aux segments terrestres dans le cadre des services de transport combiné par la voie d'un accord autre que le TAA, qui ne présenterait pas les deux caractéristiques invoquées par la Commission pour refuser en l'espèce le bénéfice d'une exemption - à savoir le fait que le TAA établi au moins deux niveaux de tarifs et qu'il prévoit une non-utilisation de capacités -, la décision devrait être annulée pour défaut de motivation.

42 La Commission fait valoir, en premier lieu, que le TAA a affecté les échanges entre les États membres, dès lors que les transporteurs, dans la mesure où ils offraient un service à des clients dans le Marché commun, étaient en concurrence les uns avec les autres sur le marché de ce service. Ce marché aurait donc subi les effets d'un accord qui restreignait cette concurrence. En deuxième lieu, elle considère que le TAA n'est pas une conférence maritime, au sens de l'article 1er, paragraphe 3, sous b), du règlement n° 4056-86, parce que les taux de fret appliqués ne sont pas les mêmes pour tous les transporteurs. En tout cas, ce règlement ne viserait que les transports maritimes internationaux et non les segments terrestres des services de transport combiné; en conséquence, l'exemption accordée dans son article 3 ne pourrait pas être étendue à ces services. En troisième lieu, la Commission rappelle que l'octroi d'une exemption individuelle suppose l'évaluation d'une situation économique complexe, impliquant la comparaison des intérêts des demandeurs de l'exemption, de ceux des autres opérateurs économiques et de l'intérêt public. Pour effectuer une telle évaluation, elle disposerait, selon une jurisprudence constante, d'une large marge d'appréciation. En l'absence d'une erreur manifeste, le Tribunal ne saurait substituer son appréciation à celle de la Commission. En l'espèce, il n'y aurait pas une telle erreur mais seulement une appréciation des facteurs économiques différente de celle proposée par les requérantes.

43 FTA et AUTF affirment que la fixation des taux applicables aux segments terrestres dans le cadre des services de transport combiné ne relève que des dispositions du règlement n° 1017-68, puisque le règlement n° 4056-86 n'est pas applicable à ce type de transport. Selon les intervenantes, les conditions nécessaires à l'octroi d'une exemption individuelle ne sont pas non plus réunies, l'accord ne réservant pas une partie équitable du profit aux chargeurs.

Sur le risque d'un préjudice grave et irréparable

44 Les requérantes soutiennent que l'interdiction de fixer les taux applicables aux segments terrestres dans le cadre des services de transport combiné en Europe entraînerait un effondrement des tarifs de l'ensemble du secteur, ce qui leur causerait un préjudice grave et irréparable. A l'appui de cette affirmation, les requérantes invoquent ce qui, d'après elles, s'est passé en 1982 et en 1983 dans le domaine des transports transatlantiques. En conséquence des restrictions que le droit américain imposait à la fixation, par des conférences maritimes, des taux applicables aux segments terrestres dans le cadre des services de transport combiné, le marché se serait effondré, ce qui aurait provoqué des pertes massives pour les transporteurs et une perturbation des services réguliers de transport maritime dans l'Atlantique nord. Une interdiction, de la part des autorités communautaires, de la fixation de ces tarifs causerait nécessairement les mêmes effets, entraînant une baisse importante de leur niveau et faisant de la fourniture de services de ligne dans le trafic transatlantique une activité non viable pour beaucoup d'opérateurs. Le résultat serait une diminution des services offerts aux chargeurs, ce qui affecterait le commerce intracommunautaire. Par leur nature, ces préjudices ne seraient pas susceptibles d'être réparables.

45 Les requérantes rappellent encore que la fixation des taux applicables aux segments terrestres dans le cadre des services de transport combiné en Europe est une pratique en vigueur depuis plus de deux décennies. Se référant à l'ordonnance du président de la Cour du 11 mai 1989, RTE e.a./Commission (76-89 R, 77-89 R et 91-89 R, Rec. p. 1141), elles affirment que l'application de la décision litigieuse pendant la durée de la procédure au fond serait la cause d'une évolution irréversible du marché, ce qui constituerait, pour elles, un préjudice grave et irréparable.

46 ECSA et JSA ont également insisté sur le risque d'une répétition de la chute des taux qui s'est produite en 1982, chute qui serait la cause de préjudices très importants et qui ne permettrait plus d'assurer des services réguliers de transport.

47 La Commission conteste que l'application de sa décision puisse causer aux requérantes un préjudice grave et irréparable. Les requérantes ne feraient pas la preuve de l'existence d'un lien de causalité entre la décision et le risque de préjudice. Les requérantes auraient à leur disposition des moyens leur permettant d'éviter un tel risque, notamment en interdisant la fixation de taux inférieurs aux coûts effectifs. Le fait que les transporteurs n'arrivent pas à faire respecter une solution de ce genre serait de leur faute. D'ailleurs, la Commission aurait accompagné la notification de sa décision d'une invitation à l'adresse des requérantes, afin que celles-ci lui communiquent de nouveaux accords sur le transport terrestre, ce qu'elles n'ont pas fait. De toute façon, d'après la Commission, la chute des taux de fret qui s'est produite en 1982 et en 1983 aurait été la conséquence de la conjoncture économique récessive de l'époque, marquée par le deuxième choc pétrolier. Les conditions économiques actuelles seraient très différentes et, en conséquence, il n'y aurait pas de risque que la même situation se répète.

48 FTA et AUTF contestent l'existence d'un risque de préjudice grave et irréparable, affirmant que ce qui s'est passé en 1982 a été le résultat de circonstances économiques particulières, dues notamment à une période de crise, qui ne se vérifient pas actuellement. En tout état de cause, le pouvoir que les requérantes exercent sur le marché, dont la preuve serait fournie par l'augmentation continue des taux observée depuis deux ans, empêcherait la répétition d'une telle crise. Même au cas où un préjudice se réaliserait, il serait causé par la violation des termes de l'accord par les transporteurs qui en font partie; ces entreprises en seraient alors les responsables, et non la décision de la Commission. Enfin, les intervenantes affirment que la mise en balance des intérêts pencherait en faveur des utilisateurs des services en cause, qui sont tous des exportateurs opérant à destination des États-Unis, dont les coûts auraient été accrus par les taux abusifs fixés par le TAA et leur augmentation importante depuis deux ans.

Appréciation du juge des référés

49 S'agissant, en premier lieu, du bien-fondé du recours au principal, il convient de reconnaître qu'au moins certains des moyens invoqués par les requérantes apparaissent, à première vue, pertinents et, en tout cas, non dépourvus de fondement. Il en est ainsi, notamment, de l'argument présenté par les requérantes dans le cadre de leur premier moyen, selon lequel la Commission n'aurait pas pris en compte, pour la détermination du marché pertinent, l'ensemble des transports terrestres de conteneurs, ainsi que du moyen présenté à titre subsidiaire, relatif à la légalité de l'application, faite par la Commission, des conclusions auxquelles elle est arrivée dans le cadre de l'analyse du TAA à l'accord qui a succédé à ce dernier, le TACA, et dont l'analyse par les services de la défenderesse se poursuit toujours. Dans ces conditions, il convient de reconnaître en l'espèce l'existence, à première vue, d'un fumus boni juris.

50 Il y a lieu, par conséquent, d'examiner si l'autre condition d'octroi d'une mesure provisoire, à savoir, le risque d'un préjudice grave et irréparable, se trouve vérifiée. Il ressort d'une jurisprudence constante (voir notamment l'ordonnance du président du Tribunal du 14 décembre 1993, Gestevisión Telecinco/Commission, T-543-93 R, Rec. p. II-1409, point 27) que le caractère urgent d'une demande en référé doit s'apprécier par rapport à la nécessité qu'il y a de statuer provisoirement, afin d'éviter qu'un préjudice grave et irréparable ne soit occasionné à la partie qui sollicite la mesure provisoire. C'est à la partie qui sollicite le sursis à l'exécution d'une décision qu'il appartient d'apporter la preuve qu'elle ne saurait attendre l'issue de la procédure principale sans avoir à subir un préjudice qui entraînerait des conséquences graves et irréparables.

51 A cet égard, il convient de constater que l'application de la décision de la Commission aurait pour conséquence immédiate d'empêcher les requérantes de poursuivre une pratique - la fixation conjointe par les transporteurs des taux applicables aux segments terrestres dans le cadre des services de transport combiné - qui, en Europe, est utilisée depuis le début des années 70 et, en tout état de cause, depuis l'entrée en vigueur du règlement n° 4056-86, sur lequel la Commission s'appuie pour la déclarer illégale.

52 Il convient ensuite de relever que les requérantes ont fait valoir, tant dans leur requête qu'au cours de l'audition, des indices sérieux quant au risque que l'interruption de cette pratique pourrait entraîner pour le fonctionnement du marché des transports. C'est, en particulier, le cas de l'affirmation des requérantes selon laquelle l'impossibilité, pour elles, de fixer conjointement les taux applicables dans ce type de transport est susceptible d'entraîner une chute générale des tarifs dans le domaine des transports maritimes. Il convient d'observer que, même s'il n'y a pas d'accord entre les requérantes et la Commission sur le pourcentage exact que le transport combiné représente par rapport à l'ensemble des transports maritimes, il n'a pas été contesté qu'il s'agit d'une partie qui n'est pas négligeable. Dans ces conditions, il n'est pas exclu qu'une chute des prix dans ce secteur du marché puisse affecter de façon substantielle le niveau général des tarifs.

53 Il ressort ensuite des observations des requérantes, notamment de celles qui portent sur les caractéristiques économiques propres aux transports maritimes, que, dans une telle situation, il existerait un risque que, ainsi que cela est déjà arrivé sur le marché de l'Atlantique Nord au début des années 80, certains transporteurs accumulent des pertes et disparaissent du marché.

54 A cet égard, même si l'on ne saurait dénier toute pertinence aux affirmations de la Commission, selon lesquelles ce serait l'existence d'une conjoncture économique particulière qui aurait conduit à la crise enregistrée sur le marché des transports transatlantiques au début des années 80, il convient de relever, d'une part, que la réglementation américaine en vigueur à l'époque a pu avoir, en ce qui concerne la fixation des taux applicables dans le transport combiné, des effets matériels susceptibles d'avoir été, du moins en partie, à l'origine de cette situation. On ne saurait exclure, d'autre part, que la décision litigieuse est elle-même susceptible de produire des effets analogues.

55 Ainsi que le juge des référés a déjà décidé, de telles situations, dans lesquelles l'ensemble des conditions existantes sur le marché sont modifiées par une décision de la Commission, applicable dans un délai relativement court, représentent, pour les destinataires de la décision, un risque de préjudice grave et irréparable, dans la mesure où elles impliquent des modifications importantes du cadre dans lequel s'exerce leur activité. Cette modification est susceptible de créer sur le marché une évolution qu'il serait très difficile de renverser ultérieurement, au cas où il serait fait droit au recours au principal. Inversement, la suspension de l'exécution n'est pas de nature à faire obstacle au plein effet de la décision à partir du moment où le recours au principal serait rejeté(voir, en ce sens, les ordonnances du président de la Cour RTE e.a./Commission, précitée, points 15 et 18, et du 13 juin 1989, Publishers Association/Commission, 56-89 R, Rec. p. 1693, points 34 et 35, et les ordonnances du président du Tribunal du 16 juin 1992, Langnese-Iglo et Schoeller/Commission, T-24-92 R et T-28-92 R, Rec. p. II-1839, point 29, et du 16 juillet 1992, SPO e.a./Commission, T-29-92 R, Rec. p. II-2161, point 31).

56 Or, une première analyse des éléments avancés par les requérantes fait apparaître qu'il existe un risque non négligeable qu'une modification du cadre dans lequel s'exerce leur activité, telle que celle qu'implique l'application de la décision litigieuse, entraîne une chute générale des tarifs de nature à affecter la régularité même des transports maritimes. Au vu de l'importance économique que revêt ce marché, une telle situation, au cas où elle se vérifierait, pourrait être à l'origine d'un préjudice général dont l'importance ne saurait être niée.

57 Il résulte de ce qui précède que l'application immédiate de la décision litigieuse, pendant la durée de la procédure au fond, comporte le risque, non seulement d'être la cause d'un préjudice grave et irréparable pour les requérantes, mais aussi de compromettre la stabilité du marché. Dans ces conditions, la mise en balance des intérêts conduit à octroyer le sursis à l'exécution de la décision, dans la mesure où elle interdit aux requérantes d'exercer conjointement le pouvoir de fixer les taux applicables aux segments terrestres, sur le territoire de la Communauté, dans le cadre des services de transport combiné.

Par ces motifs,

LE PRÉSIDENT DU TRIBUNAL

ordonne:

1) Japanese Shipowners'Association et European Community Shipowners' Associations ASBL sont admises à intervenir au soutien des conclusions des requérantes.

2) The Freight Transport Association Ltd, l'Association des utilisateurs des transports de fret et The European Council of Transport Users ASBL sont admis à intervenir au soutien des conclusions de la défenderesse.

3) Il est fait droit à la demande de traitement confidentiel de certains éléments du dossier présentée par les requérantes.

4) L'exécution des articles 1er, 2, 3 et 4 de la décision 94-980-CE de la Commission, du 19 octobre 1994, relative à une procédure d'application de l'article 85 du traité CE (IV/34.446 - Trans Atlantic Agreement), est suspendue jusqu'au prononcé de l'arrêt du Tribunal mettant fin à l'instance dans l'affaire au principal, dans la mesure où ils interdisent aux requérantes d'exercer conjointement le pouvoir de fixer les taux applicables aux segments terrestres, sur le territoire de la Communauté, dans le cadre des services de transport combiné.

5) Il n'y a pas lieu de statuer sur la demande de sursis à exécution pour autant qu'elle concerne la conclusion en commun des contrats de service.

6) La demande de sursis à l'exécution de l'article 5 de la décision est rejetée.

7) Les dépens sont réservés.