Conseil Conc., 24 avril 2003, n° 03-D-22
CONSEIL DE LA CONCURRENCE
Décision
Pratiques de France Télécom sur le marché des relevés topographiques
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Délibéré, sur le rapport oral de M. Strobel, par Mme Hagelsteen, présidente, Mme Pasturel, vice-présidente, M. Bidaud, membre.
Le Conseil de la concurrence (commission permanente),
Vu la lettre enregistrée le 22 février 2000 sous le numéro F 1213, par laquelle le ministre de l'Economie, des Finances et de l'Industrie a saisi le Conseil de la concurrence de pratiques mises en œuvre par France Télécom sur le marché des travaux topographiques ; Vu le livre IV du Code de commerce relatif à la liberté des prix et de la concurrence, le décret n° 86-1309 du 29 décembre 1986 modifié, fixant les conditions d'application de l'ordonnance n° 86-1243 du 1er décembre 1986 et le décret n° 2002-689 du 30 avril 2002 fixant les conditions d'application du livre IV du Code de commerce ; Vu les observations présentées par le commissaire du Gouvernement et par la société France Télécom ; Vu les autres pièces du dossier ; Le rapporteur, la rapporteure générale adjointe, le commissaire du Gouvernement et la société France Télécom entendus lors de la séance du 18 février 2003 ; Adopte la décision suivante :
I - Constatations
A. - Les travaux de documentation de France Télécom
1. Le réseau téléphonique de la société France Télécom est enregistré sur des plans régulièrement mis à jour pour tenir compte des travaux divers et des extensions effectués. Ces plans sont utilisés pour le dépannage des lignes et servent à renseigner les autres gestionnaires de réseaux désirant procéder à des travaux (par exemple, EDF-GDF, ou les entreprises de génie civil intervenant dans le cadre de l'aménagement routier). Les projets de nouvelles constructions sont également tracés sur plans. Pour l'ensemble de ces travaux de documentation, France Télécom a recours à des entreprises de topographie.
2. Sur le plan technique, il existe plusieurs catégories de plans :
- les plans itinéraires ;
- les schémas de câblage ;
- l'occupation des chambres téléphoniques ;
- les plans de détail des ouvrages de génie civil.
3. La plupart de ces travaux restent réalisés, de manière traditionnelle, sur support papier et calque. Seule une partie d'entre eux, appelée plus spécifiquement "travaux d'info-topographie", est numérisée à partir d'applications spécifiques. Il s'agit du progiciel 102, mis au point par France Télécom, et du progiciel 103, développé par Sofrecom, filiale à 100% de la société France Câbles Radio, FCR, elle-même filiale à 100% de la société France Télécom. Sofrecom est une société anonyme au capital de 150 000 000 F. Créée en 1996, elle est principalement chargée de valoriser à l'étranger le savoir-faire de France Télécom et réalise 60 à 70% de son chiffre d'affaires à l'exportation. En particulier, elle commercialise à l'étranger, sous le nom de CARL, l'application 103 au prix d'environ 250 000 F. Un protocole d'accord, signé en 1996 avec France Télécom, définit, par ailleurs, les règles de propriété relatives à l'application 103 et à la documentation associée, dont France Télécom et Sofrecom sont copropriétaires à parts égales.
4. Le directeur adjoint de la Direction des réseaux d'accès à la branche réseaux de France Télécom a déclaré : "L'application "102" est utilisée uniquement et spécifiquement pour la gestion d'occupation des chambres téléphoniques, c'est ce que nous appelons les Fiches d'Occupation des Alvéoles (FOA). Il s'agit pour ces FOA de représenter de manière schématique les détails de chaque chambre téléphonique, c'est-à-dire le dessin et les caractéristiques de chaque câble en partance ou en provenance de la chambre. L'application "102" correspond à une information complémentaire pour les travaux lignes de France Télécom. L'application "102" est de fait un sous-ensemble de l'application "103" qui, elle, à une vocation plus "généraliste". En effet, l'application "103" est utilisée pour la gestion des itinéraires et des câblages, le câblage d'immeubles (qui est spécifique et différent du "câblage horizontal" de desserte d'une zone donnée) et les plans de récolement de génie civil. L'application "103" correspond ainsi à la numérisation des plans qui sont traditionnellement effectués à la main. De ce fait même, elle présente un grand intérêt pour l'archivage et l'élaboration des projets de lignes téléphoniques".
5. Selon le service national des marchés de France Télécom, les marchés de travaux de documentation suivent la même tendance que les marchés de travaux de ligne. Il s'agit de marchés de montants relativement faibles :
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6. Rapportés à l'ensemble des marchés de documentation, les marchés d'info-topographie, sous application 102 ou 103, représentent entre 0 et 40% du total, selon les directions régionales de France Télécom :
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7. Beaucoup des entreprises attributaires des marchés d'infographie passés par France Télécom sont de petite taille et réalisent une part importante de leur chiffre d'affaires avec France Télécom :
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B. - LES PRATIQUES DÉNONCÉES
Les conditions de mise à disposition de l'application 103
8. Le mode de passation des marchés de travaux d'info-topographie est le même, qu'il s'agisse de marchés nécessitant l'application 102 ou de marchés requérant l'application 103. Dans les deux cas, France Télécom recourt à une procédure restreinte, seuls les candidats invités pouvant remettre des offres. La liste des candidats à consulter dans le cadre de chaque marché est établie par l'UIR (Unité d'Infrastructure Réseaux) ou l'UO (l'Unité Opérationnelle). Cette liste est permanente et est consultée par le service "Achats Marchés", qui reçoit la demande de marché de la part de l'UIR ou de l'UO et établit un document de consultation destiné aux candidats.
9. Les entreprises attributaires de marchés à réaliser sous l'application 102 bénéficient de la mise à disposition gratuite de cette application par les directions régionales de France Télécom, sous réserve du suivi d'une formation payante auprès d'un établissement d'enseignement du donneur d'ordre.
10. Pour les travaux nécessitant l'utilisation de l'application 103, la société Sofrecom loue aux entreprises attributaires une licence d'exploitation pour une période qui peut varier de trois mois à un an. Le prix de cette location est jugé excessif par les entreprises. En outre, les dispositions contractuelles de mise à disposition du logiciel 103 sont considérées comme abusives car elles comprennent une obligation de renoncer à toute demande de réparation du fait d'un incident sur le logiciel 103, une clause instituant un paiement au comptant alors même que France Télécom paie à 60 jours, ainsi qu'une limitation de la responsabilité contractuelle de Sofrecom.
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Les conditions requises pour figurer sur les listes de candidats
11. Pour les marchés sous application 102, les entreprises candidates doivent suivre une formation payante organisée dans les Instituts régionaux d'enseignement technique (IRET) de France Télécom. Les déclarations recueillies au cours de l'enquête montrent cependant que l'attestation correspondante n'est pas toujours exigée.
12. Pour les marchés sous application 103, les directions régionales constituent, de manière autonome, les listes de candidats, et les critères mis en œuvre sont relativement hétérogènes. Ainsi, à Orléans et à Brest, les entreprises candidates doivent, afin d'être inscrites sur la liste, réaliser des travaux sous application 103 dans le cadre de marchés tests de faibles montants négociés avec la direction régionale. Certaines entreprises se sont plaintes de ce que ces marchés tests étaient négociés à des prix trop bas qui ne leur permettaient pas de couvrir leurs charges, élevées en raison de la location du logiciel 103. Elles font valoir que la réalisation de ces marchés tests ne leur garantit pas qu'elles seront ultérieurement sélectionnées parmi les entreprises candidates de la liste et que les pertes réalisées sur les marchés tests risquent donc de ne pas pouvoir être compensées. De plus, le fait d'être inscrit sur une liste régionale, voire d'avoir été attributaire de marchés dans cette région, n'est pas pris en compte pour l'inscription sur une autre liste régionale.
13. Le représentant de la société BLH2T a, par exemple, déclaré :
"En ce qui concerne les tests, nous en avions réalisé un à Brest (5 000 F HT) mais nous n'avions pas obtenu le marché de travaux en 103 consécutif à ce test ; nous avons été consultés mais pas retenus" (4).
De même, le dirigeant de la société Pegk a noté que :
" lorsque nous avons voulu traiter un marché avec la DR de Quimper (Pôle de Brest), France Télécom nous a demandé de faire un test préalable de qualification. France Télécom nous a écrit en ce sens le 27-03-97 après avoir prévenu qu'elle retenait 7 entreprises pour le test (estimé par nous à 3 200 F HT). France Télécom savait que nous n'avions pas l'application 103 étant donné qu'elle a la liste des sociétés qui en disposent.
Après avoir téléphoné à Sofrecom pour avoir le prix de location de cette application (8 500 F HT pour un trimestre), nous avons abandonné l'idée de soumissionner à ce marché, n'étant pas sûr de l'avoir. De plus, le montant de celui-ci : 500 000 F était intéressant pour notre société, mais le retour sur investissement apparaissait limité pour une seule opération. En cas d'échec, il s'agissait d'un investissement en pure perte et compte tenu de notre situation financière, nous n'avons pas pu engager de tels frais" (5).
14. Les montants des marchés tests relevés dans le cadre de l'enquête varient d'une direction régionale à l'autre mais restent relativement faibles :
ainsi, la direction régionale d'Orléans a confié des travaux de documentation en 103 pour des montants variant de 72 100 F à 108 000 F ;
la direction régionale de Nantes a fait réaliser au moins 3 tests en 103 de montants très variables (celui de la société STEF pour 21 150 F, celui de la société Faure pour 50 700 F, celui de la société TIBCO pour 100 000 F) ;
et la direction régionale de Quimper a estimé que les tests en vue de la constitution d'une liste d'entreprises ne devaient pas dépasser une valeur comprise entre 3 et 6 KF.
C. - GRIEFS NOTIFIÉS
15. Les griefs suivants ont été notifiés à France Télécom :
Grief n°1 : Il est fait grief à France Télécom, en position dominante sur le marché de documentation France Télécom, d'avoir abusé de sa position dominante en obligeant les entreprises candidates aux appels d'offres à souscrire une licence d'exploitation à un logiciel dénommé application 103 auprès la société Sofrecom, filiale à 100 % France Télécom. Cette pratique a eu pour effet de restreindre et de fausser le jeu concurrence sur le marché susvisé, et est contraire dispositions de l'article L. 420-2 du Code de commerce.
Grief n°2 : Il est fait grief aux directions régionales de Quimper, de Nantes et d'Orléans, en position dominante sur le marché de documentation France Télécom de leur territoire, d'avoir abusé de leur position dominante en obligeant les entreprises candidates aux appels d'offres pour les marchés nécessitant l'application 103 de subir des marchés test de faible montant, ne permettant pas de retour sur investissement, et mettant en péril leur équilibre financier. Cette pratique a eu pour effet de restreindre la concurrence, et est contraire aux dispositions de l'article L. 420-2 du Code de commerce.
Grief n°3 : Il est fait grief à France Télécom et à ses directions régionales de Nantes, d'Angers, de Poitiers, de Tours, de Quimper, de Rennes et d'Orléans, en position dominante sur le marché de documentation France Télécom, d'avoir abusé de leur position dominante en imposant des critères de sélection discriminatoires aux entreprises candidates aux appels d'offres pour les marchés nécessitant l'application 103. Cette pratique a eu pour effet de fausser le jeu de la concurrence, et est contraire aux dispositions de l'article L. 420-2 du Code de commerce.
II - Discussion
16. France Télécom soutient qu'il n'est pas pertinent de définir le marché concerné comme celui de ses propres travaux de documentation dans la mesure où d'autres entreprises de réseaux, comme EDF, GDF, le Cadastre, Vivendi Environnement, Suez Lyonnaise et les câblo-opérateurs, passent des marchés de travaux de relevés des plans de leurs réseaux et où certaines des entreprises qui effectuent pour elle des travaux de topographie réalisent une partie de leur chiffre d'affaires avec ces autres demandeurs. Elle fait, par ailleurs, valoir que les pratiques qui lui sont reprochées ne sont pas abusives dès lors que l'utilisation du logiciel 103 n'est exigée que pour les entreprises attributaires du marché et non pour les entreprises candidates aux appels d'offres, qu'elle se justifie par un souci de cohérence et de fiabilité technique et que d'autres demandeurs, comme EDF, imposent un format de restitution de plans spécifique à leur réseau. Elle déclare que les estimations qui sont faites du coût des travaux pour la passation des marchés, tiennent compte du prix de location du logiciel 103, et précise que ce logiciel peut être loué pour des durées très courtes, correspondant uniquement à la phase de saisie numérique des informations. Elle soutient également que les clauses du contrat de concession de licence du logiciel 103 sont des clauses standard pour ce type de prestation.
17. En ce qui concerne les marchés tests exigés par certaines directions régionales, la société France Télécom met en avant l'autonomie de décision de ces structures en ce qui concerne la définition des critères à prendre en compte pour évaluer la capacité des entreprises à effectuer les travaux d'info-topographie demandés et nie que les entreprises consultées soient conduites à réaliser des pertes sur ces marchés tests, le caractère négocié desdits marchés devant, selon elle, garantir la couverture des charges des entreprises candidates. Ainsi, fait-elle valoir que l'application prétendument discriminatoire des critères de sélection faite par la direction régionale de Quimper à la société Pegk s'explique par le fait qu'ayant compris que le prix du marché qu'elle proposait était trop faible pour une entreprise ne disposant pas du logiciel 103, cette direction régionale a décidé d'annuler la procédure litigieuse de marché test et de retenir, comme critère d'inscription sur la liste des "prestataires 103" à consulter pour ses appels d'offres, la seule expression d'une volonté de figurer sur cette liste. Elle soutient que, bien que les critères de sélection puissent être différents d'une direction régionale à l'autre, ils ont tous pour finalité de s'assurer de l'aptitude des candidats à effectuer les travaux demandés et n'ont, par conséquent, aucun caractère discriminatoire.
18. Ainsi que l'a déjà rappelé le Conseil, notamment dans son rapport d'activité pour l'année 1991, la libre expression des choix par les demandeurs joue un rôle crucial dans l'économie de marché en ce qu'elle oriente, si elle n'est pas mise en échec par des pratiques anticoncurrentielles émanant des offreurs, les ressources vers les emplois qui sont les plus appréciés et permet ainsi d'obtenir l'efficience du système économique. Il n'est à priori pas dans l'intérêt d'un acheteur de mettre en œuvre des pratiques discriminatoires qui auraient pour effet de réduire sans raison objective le nombre de ses fournisseurs et de restreindre ainsi ses possibilités de choix. En tout état de cause, de telles pratiques ne pourraient être qualifiées au regard de l'article L. 420-2 du Code de commerce que dans le cas où il serait établi qu'elles sont mises en œuvre par une entreprise en position dominante sur un marché et qu'elles ont pour objet ou peuvent avoir pour effet de limiter la concurrence sur ce marché ou sur un marché connexe.
19. Dans le cas présent, aucun élément du dossier ne laisse supposer que les conditions dans lesquelles France Télécom fait appel à des fournisseurs extérieurs pour la réalisation de relevés topographiques et de plans techniques numérisés de son réseau seraient discriminatoires et qu'elles auraient eu pour objet ou pu avoir pour effet de limiter la concurrence sur un marché. France Télécom est libre d'imposer le format qui lui convient pour la restitution des plans techniques par les entreprises titulaires des marchés d'info-topographie concernés et aucun élément du dossier ne démontre que les prix de concession de la licence du logiciel 103 seraient excessifs au regard des montants auxquels sont attribués ces marchés. En revanche, France Télécom déclare que ces montants sont supérieurs à ceux des marchés de topographie classiques. Quant aux clauses du contrat de concession de licence de Sofrecom qui font l'objet de critiques, il s'agit de stipulations commerciales dont aucun élément au dossier ne fait apparaître qu'elles auraient été détournées de leur objet à des fins anticoncurrentielles.
20. De même, il n'est pas démontré que la définition de critères de sélection différents, par les directions régionales, pour l'inscription sur une liste des entreprises candidates à des appels d'offres, aurait revêtu un caractère discriminatoire, dans la mesure où les directions régionales définissent sous leur seule responsabilité et de façon autonome les critères de sélection qui leur paraissent le mieux à même d'attester de la capacité des entreprises à réaliser les travaux en cause et où ces critères s'appliquent, région par région, de la même manière à toutes les entreprises candidates.
21. Par ailleurs, aucun élément du dossier ne permet d'établir que la procédure dite "des marchés tests" aurait fermé l'accès aux marchés d'info-topographie de France Télécom pour des entreprises qui auraient été aptes à réaliser ce type de travaux. Au contraire, France Télécom fournit l'exemple de plusieurs petites entreprises ayant participé avec succès à la procédure des marchés tests et ayant, ensuite, pu remporter des marchés plus importants, comme les sociétés IGR, BE Mirbel ou Polyétudes, dans le ressort de la direction régionale d'Orléans.
22. Dès lors, et sans qu'il soit besoin de se prononcer sur la délimitation exacte des marchés pertinents, ou encore sur l'existence d'une éventuelle position dominante, l'ensemble des griefs relatifs au comportement de la société France Télécom doit être rejeté dès lors que les pratiques dénoncées n'ont pas eu pour objet ou n'ont pas eu pour effet, même potentiel, de fausser le jeu de la concurrence.
DÉCISION
Article unique : Il n'est pas établi que la société France Télécom a enfreint les dispositions de l'article L. 420-2 du Code de commerce.
(4) Cf. annexe D-20 / PV de la société BLH2T du 20-03-98
(5) Cf. annexe D-16 / PV de la société Pegk du 28-05-97