CA Nîmes, 1re ch., 4 février 1999, n° 97-5646
NÎMES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Trois Suisses France (Sté)
Défendeur :
De Cabissole
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Deltel
Conseillers :
M. Bouloumie, Mme Miquel Pribile
Avoués :
SCP Pomies Richaud Astraud, Me d'Everlange
Avocats :
Mes Barbry, Chaptal Fontaine
Faits, procédure et prétentions des parties
Le 13 février 1990, Béatrice Fabre, épouse de Cabissole recevait de la société de vente par correspondance "Les 3 suisses" une carte jeu intitulée "Poker 3 suisses" n° 6172283 (produite en original aux débats).
Ce jeu publicitaire contenait "trois chances de gagner" si la combinaison de cartes à jouer découverte dans une des trois cases (à droite du bulletin) après grattage était identique à l'une de celles présentées sur la partie gauche du même bulletin.
Sur celles-ci figuraient quatre cases avec des possibilités différentes de gains:
- ou la paire sept de pique - sept de trèfle ou la paire huit de coeur - huit de carreau = 1 000 F,
- ou une paire de six et valets (six de pique et trèfle, valets de trèfles et pique) ou une paire de six et une paire de dames (six de carreau et coeur; dame de coeur et carreau) =5 000 F;
- ou un brelan de neuf (neuf de carreau, pique, coeur) ou un brelan de dix (dix de pique, coeur, trèfle) = 10 000 F;
- ou un carré de rois (trèfle, coeur, pique, carreau) ou un carré d'as (coeur, pique, carreau, trèfle) = 50 000 F;
Après grattage, constatant qu'elle avait gagné la somme de 50 000 F puisque sa fiche révélait un carré d'as, Madame de Cabissole adressait dès le 14 février 1990 par pli recommandé avec accusé de réception, au service "Poker 3 Suisses" son bon de réponse avec la vignette correspondant à son carré d'as et demandait l'attribution de son prix.
Par lettre du 19 février 1990, les "3 Suisses" lui répondait en ses termes:
"Suite à votre courrier, je vous joins le règlement du jeu" Réponse Rapide de Poker 3 Suisses".
Je vous confirme que vous gagnez la somme correspondant au carré que vous avez découvert si votre combinaison de cartes est la bonne, à savoir ou le carré de rois, ou le carré d'as.
Celle de ces deux combinaisons qui est gagnante a été déposée chez Maître Pérard, huissier de justice comme indiqué au verso de la carte que vous avez reçue.
Dès la clôture du jeu fixée au 28 février 1990, les résultats seront rendus officiels et la combinaison gagnante sera connue".
Le 9 mars 1990 Madame de Cabissole écrivait à la société "Les 3 Suisses" pour lui demander quand elle pourrait espérer percevoir la somme de 50 000 F qu'elle avait gagnée.
Le 20 mars 1990, la société "Les 3 Suisses" répondait que le jeu a été clôturé le 1er mars 1990 et que la combinaison gagnante déposée chez Maître Perard était maintenant connue et qu'il s'agissait du carré de rois.
Considérant qu'elle avait été victime d'une publicité de nature à induire en erreur, prohibée par la loi du 27 décembre 1973, Madame de Cabissole a, par assignation du 16 août 1995, fait citer devant le Tribunal de grande instance de Nîmes (usant en cela des dispositions de l'article 47 du Code de procédure civile puisqu'elle est avocat du barreau de Montpellier) la société "Les 3 Suisses" aux fins de la voir condamner au paiement de:
- 50 000 F à titre de dommages et intérêts,
- 5 000 F en application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile outre les dépens.
La société "3 Suisses France" a conclu au débouté de la demanderesse de ses prétentions.
Par jugement du 25 septembre 1997, le Tribunal de grande instance de Nîmes a:
- dit que la SA les "3 Suisses" a commis une faute en laissant croire à Madame de Cabissole qu'elle avait gagné 50 000 F à l'occasion de la participation au jeu "Poker 3 Suisses";
- Condamné la SA "3 Suisses" à porter et payer à Béatrice Fabre épouse de Cabissole la somme de 50 000 F à titre de dommages et intérêts en réparation du préjudice;
- rejeté toutes demandes plus amples ou contraires;
- condamné la société les "3 Suisses" au dépens;
La société 3 Suisses France a régulièrement relevé appel de ce jugement le 28 novembre 1997. Elle demande à la cour de réformer le jugement entrepris, débouter Madame Fabre de Cabissole de ses demandes, la condamner au paiement de 1 F de dommages et intérêts pour procédure abusive et 8 000 F au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.
Elle soutient principalement:
- que l'examen des documents permettant la participation au jeu intitulé "Réponse Rapide Poker 3 Suisses" interdisait à Madame de Cabissole de penser avoir été gagnante;
- que la preuve d'un éventuel préjudice n'est en aucune façon rapportée;
Sur la faute, la société 3 Suisses France fait valoir:
- que la participation à ce jeu était gratuite, et extrêmement simple;
- que la carte réponse invitait les participants à gratter des cases afin de découvrir une combinaison de cartes;
- que dès lors que les "4 Rois", et les "4 As" figurant sur la partie gauche de la carte, sont précédés l'un et l'autre de la préposition "ou" qui signifie "alternatif" seule l'une des combinaisons est gagnante et non les deux;
- que sur la partie droite de ce document est indiqué face à la case qui doit être grattée "gagner la somme correspondante si votre combinaison de cartes est la bonne" ce qui vise seulement l'une d'entre elles;
- que ledit règlement (article 3, 4, 5, 6 et 10) indique que la carte elle-même après grattage ne permet pas au participant de savoir s'il a ou non gagné, qu'il n'y a qu'un seul gagnant averti par courrier, le tirage étant placé sous le contrôle de Maître Perard Huissier de justice à Roubaix;
- que le verso de cette carte de jeu indique clairement que la combinaison gagnante a été déposée chez ledit huissier;
- que ces mentions ne peuvent passer inaperçues puisqu'il est obligatoire de retourner la carte pour savoir comment faire, à défaut la participation n'est pas possible, et que lesdites mentions figurent sous la rubrique "important" en caractère gras à un endroit particulièrement lu;
La société "3 Suisses" affirme donc que Madame de Cabissole n'a pas été gagnante de ce jeu et que rien ne lui permettait de le croire, que la société 3 Suisses n'a commis aucune faute susceptible d'entraîner sa responsabilité quasi-délictuelle, que Madame de Cabissole fait état en vain de la décision rendue par le Tribunal de grande instance de Lyon (affaire Rocher), que cette décision frappée d'appel n'a pas été confirmée par la cour, ne lie en rien la juridiction de céans, que le Tribunal de grande instance de Lille a d'ailleurs pour ce même jeu écarté toute responsabilité de la société 3 Suisses.
Sur le préjudice, la société 3 Suisses fait valoir:
- que Madame de Cabissole ne donne aucune indication sur la nature et l'étendue de son préjudice;
- qu'à supposer que la faute soit établie, le préjudice ne serait qu'un espoir déçu, qu'un tel préjudice moral ne correspond pas à la valeur du prix pouvant être gagné;
Madame Fabre épouse de Cabissole demande confirmation du jugement entrepris, la condamnation de l'appelante aux dépens et au paiement de 10 000 F en application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile au titre des frais non compris dans les dépens provoqués par l'appel.
Elle fait valoir:
- que dans la carte jeu il n'est nullement précisé qu'il s'agit d'un tirage au sort et que seul gagnera celui dont le carré sera tiré au sort;
- qu'au contraire le bulletin précise bien "ou carré de rois ou carré d'as = 50 000 F";
- qu'avant de saisir le Tribunal de grande instance de Nîmes elle a attendu l'issue du procès engagé pour ce même jeu par Madame Rocher sur le terrain de l'article 1382 du Code civil devant le Tribunal de grande instance de Lyon lequel a effectivement condamné les "3 Suisses" au paiement de 50 000 F:
- qu'une ordonnance constatant l'extinction de l'instance a été rendue le 27 mai 1993 par le Conseiller de la mise en état de la Cour d'appel de Lyon suite au désistement d'appel des 3 Suisses.
Elle soutient:
- que la société défenderesse se livre à des interprétations grammaticales tout à fait personnelles en arrivant même à se contredire;
- que la préposition "ou" signifie "alternatif";
- que si deux "ou" ont été mis devant chaque combinaison c'est bien que les "3 Suisses" entendaient qu'il s'agissait par là, de deux combinaisons alternatives voulant dire soit un carré de rois, soit un carré d'as;
Elle réfute en se référant aux attendus du jugement du Tribunal de grande instance de Lyon l'argumentation de la partie adverse selon laquelle elle soutient qu'il est indiqué sur le bulletin que le règlement peut être obtenu sur demande;
Elle estime:
- que la faute est suffisamment démontrée au vu de l'article 44 de la loi du 27 décembre 1973, le caractère publicitaire de l'opération organisé n'étant pas discuté;
- que le préjudice qui est celui de la perte d'une chance doit être fixé à hauteur de la somme réputée gagnée;
En réplique, la société 3 Suisses sollicite le bénéfice de ses précédentes écritures.
Elle s'étonne que Madame de Cabissole ait attendu le 16 août 1995 pour engager sa procédure alors que le jeu était terminé depuis 5 ans 1/2.
Elle fait observer que le jugement du Tribunal de grande instance de Lyon a été frappé d'appel, que la cour n'a pas statué, que rien ne prouve que les 3 Suisses aient accepté ce jugement, qui ne lie d'ailleurs par la cour et est contredit par celui du Tribunal de grande instance de Lille du 21 octobre 1992 concernant le même jeu.
La société 3 Suisses France maintient que sur le plan grammatical la répétition du ou... ou souligne l'exclusion d'un des deux termes.
Elle reproduit les motifs du jugement du Tribunal de grande instance de Lille dont il ressort que le jeu ne prévoyait qu'une seule combinaison gagnante et un seul gagnant après tirage au sort, que la société 3 Suisses n'a pas méconnu ses obligations contractuelles en refusant de remettre les 50 000 F à Monsieur X, que l'envoi du bulletin de participation au jeu sans obligation d'achat est une publicité attrayante, qu'il n'y figurait aucune allégations erronées.
La société 3 Suisses France réitère son argumentation sur la nécessité de prouver le préjudice invoqué et sur l'absence de cette preuve en l'espèce.
En réponse Madame de Cabissole insiste sur l'intérêt du jugement du Tribunal de grande instance de Lyon qui a condamné la société les 3 Suisses à payer 50 000 F de dommages et intérêts à Madame Rocher victime du même jeu.
Elle observe que ce jugement est passé en force de chose jugée, elle invite la société 3 Suisses qui s'est désistée de son appel à s'expliquer sur l'exécution de ce jugement.
Concernant son préjudice Madame de Cabissole maintient que la jurisprudence en la matière fixe le préjudice résultant de la perte d'une chance au montant de la somme déclarée gagnée, ce qui correspond au droit et à la nécessité de sanctionner une attitude confinant à l'escroquerie.
Elle précise que le jugement du Tribunal de grande instance de Lille se place sur le terrain de la responsabilité contractuelle et écarte le débat concernant l'analyse du jeu proposé.
Elle rappelle qu'elle place son action sur le terrain quasi-délictuel.
En réplique la société 3 Suisses demande le maintien de ses précédentes écritures, considère que Madame de Cabissole l'interpelle avec agressivité sur l'exécution du jugement rendu par le Tribunal de grande instance de Lyon, produit un courrier d'avocat faisant état d'une solution transactionnelle intervenue en cause d'appel dans ladite affaire, insiste sur le caractère définitif du jugement du Tribunal de grande instance de Lille favorable à sa thèse.
Madame de Cabissole en réplique demande le bénéfice de l'ensemble de ses précédentes écritures, fait observer que la transaction intervenue ne signifie pas abandon par Madame Rocher du jugement rendu à son bénéfice; qu'il est curieux que les 3 Suisses aient accepté de supporter les dépens dans l'affaire du Tribunal de grande instance de Lille, que cela laisse penser que là aussi une transaction est intervenue,
La clôture de la procédure initialement fixée au 23 octobre 1998 a été régulièrement reportée au 18 novembre 1998.
Motifs
A titre liminaire il convient de relever que les jugements rendus par le Tribunal de grande instance de Lyon et le Tribunal de grande instance de Lille dont chacune des parties se prévalent concernent le jeu objet du présent litige mais ont été rendus dans des instances opposant la société 3 Suisses France à des parties distinctes de Madame de Cabissole. Ces jugements n'ont donc pas autorité de chose jugée dans le litige opposant Madame de Cabissole à la société 3 Suisses France.
Le jeu intitulé "Réponse Rapide Poker 3 Suisses" dans le cadre duquel Madame de Cabissole a reçu le 13 février 1990 la carte jeu n° 6172283, ne contient aucune obligation d'achat et constitue une opération publicitaire.
Il est susceptible d'engager la responsabilité quasi-délictuelle de la société 3 Suisses France qui l'a organisé à l'égard des participants, en l'espèce Madame de Cabissole, à charge pour cette dernière d'établir la faute commise par la société 3 Suisses France et le préjudice qui lui a été occasionné par ladite faute.
Les considérations de la société 3 Suisses France concernant le délai de cinq ans 1/2 qui sépare la date de clôture du jeu litigieux de l'introduction de l'action en dommages et intérêts de Madame de Cabissole sont inopérantes dès lors qu'il n'en résulte aucune prescription de ladite action.
Le fait que la société 3 Suisses France soit autorisée à organiser l'opération de jeu à caractère publicitaire dont s'agit ne la dispense pas de respecter la législation applicable en matière de publicité.
L'article 44 de la loi du 27 décembre 1973 (codifié sous l'article L. 121-1 du Code de la consommation) interdit toute publicité comportant sous quelque forme que ce soit des allégations, indications ou présentations fausses ou de nature à induire en erreur.
A l'examen des pièces versées au débat, et plus particulièrement de la carte "Poker 3 Suisses", il apparaît:
- que la rédaction de ladite carte adressée aux clients de la société les "3 Suisses" dont Madame de Cabissole, permettait à ceux-ci de penser que dès lors que l'une des cases révélait, après grattage un contenu identique au modèle proposé ils avaient gagné la somme correspondante;
- qu'aucune mention n'était portée sur ladite carte ni au recto ni au verso laissant présumer que le renvoi de la vignette à détacher et à coller sur le bon de commande donnait seulement droit à une participation à un tirage;
- que la seule mention "la combinaison gagnante a été déposée chez Maître Pérard huissier de justice", insérée au verso, (en bas à droite) n'était pas suffisante pour expliquer aux participants du jeu qu'en réalité il n'y avait qu'un seul lauréat et qu'une seule combinaison de carte proposée était valable;
- que la présentation des combinaisons gagnantes "où 4 rois ou 4 as = 50 000 F" invitait à lire et comprendre la formule comme une énonciation de possibilités équivalentes dans laquelle le redoublement du "ou" n'apparaissant pas exclusif d'un des deux termes dès lors que l'un ou l'autre des carrés obtenus était annoncé comme étant égal à 50 000 F.
D'autre part les premiers juges ont justement relevé que le règlement officiel du jeu intitulé "réponse rapide gagner une croisière" qui a été transmis d'office par les "3 Suisses" à Madame de Cabissole ne permettait pas de renseigner ou d'éclairer utilement cette dernière dès lors que celui-ci ne faisait pas allusion au dépôt d'une seule combinaison gagnante mais à un tirage sans indication des participants audit tirage, ce qui au surplus était en contradiction avec le courrier émanant des "3 Suisses" accompagnant ledit règlement et qui lui faisait référence à un simple dépôt d'une combinaison gagnante et non à un tirage.
Par ailleurs les premiers juges ont exactement constaté que l'attribution d'un unique lot de 50 000 F (ou d'une "croisière" seulement mentionnée dans le règlement et non sur la carte jeu) rendait absurde et vaine la participation au jeu des gagnants potentiels des sommes de 1 000 F, 5 000 F et 10 000 F.
Dans ces conditions, il apparaît que la société les "3 Suisses" a commis une faute en laissant croire par la publicité trompeuse de la carte "Poker 3 Suisses", à Madame de Cabissole qu'elle avait gagné une somme de 50 000 F et en l'invitant avec les autres participants à retourner le bon de commande accompagné le cas échéant d'une commande effective.
Le préjudice occasionné à Madame de Cabissole par cette faute est certain et direct. Il est constitué par la croyance déçue en un gain de 50 000 F. Ce préjudice moral correspond à la perte du gain promis. Il est justifié de le réparer par l'allocation de 50 000 F de dommages et intérêts à Madame de Cabissole.
Madame de Cabissole a employé dans ses conclusions des termes énergiques et fermes pour assurer la défense de ses intérêts. Ses propos n'ont cependant pas revêtu un caractère agressif ni injurieux et la société 3 Suisses France n'est pas fondée en ses allégations à cet égard.
La société 3 Suisses France en relevant appel du jugement déféré a exercé une faculté de recours qu lui était ouverte et il n'est pas démontré qu'elle en ait abusé.
Madame de Cabissole n'est donc pas fondée en ses allégations relatives au caractère abusif de l'appel et il n'y a pas matière au prononcé d'une amende civile.
La société 3 Suisses France qui succombe n'établit pas le caractère abusif de la procédure introduite par Madame de Cabissole. Elle doit être déboutée de sa demande en dommages et intérêts à son encontre et condamnée aux entiers dépens. Elle ne peut prétendre à l'application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile à son profit. Il convient de la condamner à payer à Madame de Cabissole la somme de 5 000 F en application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile au titre des frais non compris dans les dépens que celle-ci a dû exposer devant la cour.
Par ces motifs LA COUR, statuant publiquement, contradictoirement, en matière civile et en dernier ressort; Dit la société 3 Suisses France recevable mais mal fondée en son appel; L'en déboute; Confirme le jugement entrepris en toutes ses dispositions; Y ajoutant, Condamne la SA 3 Suisses France aux dépens d'appel et à payer à Madame de Cabissole la somme de 5 000 F au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile; Autorise Maître d'Everlange à recouvrer directement ceux des dépens dont il a fait l'avance sans recevoir provision.