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Décisions

CA Paris, 25e ch. B, 27 octobre 1995, n° 94-4596

PARIS

Arrêt

Confirmation

PARTIES

Demandeur :

Les Trois Suisses (SA)

Défendeur :

Lellouche

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Pinot (faisant fonction)

Conseillers :

M. Weill, Mme Canivet

Avoués :

SCP Barrier-Monin, Me Blin

Avocats :

Mes Barbry, Benarroch.

TGI Paris, du 16 nov. 1993

16 novembre 1993

LA COUR, statue sur l'appel relevé par la société Les Trois Suisses d'un jugement du Tribunal de grande instance de Paris prononcé le 16 novembre 1993 qui a :

- dit que la société Les Trois Suisses avait commis une faute en faisant croire à Mme Lellouche qu'elle avait gagné au jeu poker Trois Suisses une somme de 50 000 F,

- condamné la société Les Trois Suisses à payer à Mme Lellouche la somme de 50 000 F à titre de dommages-intérêts avec intérêts au taux légal à compter du jugement et une indemnité de 5 000 F en application de l'article 700 du NCPC,

- dit n'y avoir lieu d'ordonner l'exécution provisoire du jugement,

- condamné la société Les Trois Suisses aux dépens.

Il est fait référence aux énonciations du jugement ainsi qu'aux conclusions des parties pour un exposé complet des faits des prétentions et moyens développés devant la cour.

Il convient toutefois de rappeler les circonstances essentielles du litige.

Mme Patricia Berrebi épouse Lellouche a reçu de la société Les Trois Suisses un bon de participation à une loterie intitulée : poker Trois Suisses. Ce jeu consistait à gratter les cases faisant apparaître des cartes à jouer. Sur le bon reçu par la demanderesse figurait une combinaison de 4 AS qui correspondait à une combinaison gagnante, donnant droit à l'attribution d'une somme de 50 000 F.

Mme Lellouche a collé son bon de participation sur son bon de commande et l'a envoyé aux Trois Suisses. Elle a réclamé le versement de son gain aux Trois Suisses mais s'est heurtée à un refus au motif que le gagnant du jeu était déterminé par un tirage au sort.

Le tribunal a relevé que le bulletin de participation mentionne le nom du jeu : poker Trois Suisses, puis au-dessous en caractères de couleur différente et de taille plus grande : 3 Chances de Gagner ; qu'au-dessous, à gauche sont présentées quatre cases avec des possibilités différentes de gains, ainsi : ou la paire sept de pique-sept de trèfle ou la paire valet de pique-valet de trèfle ou la paire six de carreau-six de coeur et la paire dame de carreau-dame de coeur = 5 000 F ou le brelan de neuf carreau-pique-coeur ou le brelan de dix pique-coeur-trèfle = 10 000 F ou le carré de rois trèfle-coeur-pique-carreau ou le carré d'as coeur-pique-carreau-trèfle = 50 000 F.

Que à la droite de ces cases, figurent les instructions pour jouer et, plus à droite encore trois autres cases, qu'il est indiqué :

1 Grattez les 3 cases ci-contre

2 Vérifiez si vous avez dans vos 3 Chances une paire, deux paires, un brelan ou un carré

3 Gagnez la somme correspondante si votre combinaison de cartes est la bonne à condition de répondre avant 15 jours ;

Que le bulletin de participation de Mme Lellouche présente après le grattage de la troisième case dénommée 3e chance un carré d'as ;

Que la préposition " ou " redoublée dans le texte implique obligatoirement l'exclusion d'une des deux combinaisons, que pour gagner la somme correspondante une seule combinaison devrait être nécessaire, la mention " si votre combinaison de cartes est la bonne " veut dire qu'une seule combinaison est gagnante ; que la combinaison obtenue par Mme Lellouche après grattage correspond à un gain de 50 000 F ;

Qu'il n'est nullement fait mention d'un tirage au sort que ce soit au recto ou au verso du bon de participation ; qu'il est seulement indiqué au verso que la combinaison gagnante a été déposée chez Me Pérard, huissier de justice ;

Qu'en outre, le recto du document comporte en haut la mention : " réponse rapide " et la phrase qui a été citée précédemment : " à condition de répondre avant 15 jours " ; que le verso du document indique que pour jouer par courrier il faut coller une vignette poker Trois Suisses " Réponse rapide " ; que ces mentions ne constituaient nullement aussi bien pour la demanderesse que pour n'importe quel participant une incitation à demander la communication du règlement, ce qui aurait nécessairement retardé la participation au jeu, et a estimé que de bonne foi la demanderesse avait cru qu'elle avait gagné ; que la société Les Trois Suisses avait commis une faute en lui laissant croire qu'à d'autres de ses clients qu'elle avait gagné une somme de 50 000 F ; que cette faute avait causé un préjudice tant matériel que moral, la demanderesse ayant été incité à effectuer des dépenses qu'elle n'aurait pas engagées sans l'espérance de percevoir cette somme.

Appelante, la société Les Trois Suisses expose qu'à supposer que Mme Lellouche ait effectivement participé au jeu, la société Les Trois Suisses n'a pas commis de faute, que la participation au jeu est elle-même extrêmement simple, le jeu se présente par un document unique et d'une lecture aisée, que la carte réponse invite les participants à gratter des cases afin de découvrir une combinaison de cartes, sur la partie gauche figure entre autres 4 rois, 4 as, qui ne sont pas séparés seulement par la préposition " ou " mais précédés l'un et l'autre par cette préposition ;

Qu'il est indiqué ou " 4 rois ", ou " 4 as ", que les deux combinaisons ne sont pas gagnantes, mais seulement l'une d'elles, la préposition " ou " signifie alternatif, le Petit Robert précisant que le redoublement du " ou " signifie l'exclusion d'un des deux termes,

Que la mention " gagnez la somme correspondante si votre combinaison est la bonne " ne signifie pas " est bonne " ;

Que le recto de la carte mentionne le règlement qui stipule qu'il faut renvoyer le bon ce qui implique que le grattage ne permet pas au participant de savoir s'il a gagné, que la dotation est constitué par un chèque de 50 000 F, ce qui implique qu'il n'y a qu'un seul gagnant, qu'à plusieurs reprises il n'est fait mention que d'un gagnant,

Que la mention au recto de la carte de dépôt chez un huissier de la combinaison gagnante confirme qu'il n'y a qu'une combinaison gagnante et ajoute que ne sont établis ni la faute de la société Les Trois Suisses ni le préjudice de Mme Lellouche.

Intimée, Mme Lellouche répond :

- que la production de son bulletin de participation établit qu'elle a participé au jeu,

- que la société Les Trois Suisses devait rédiger les documents nécessaires au jeu de manière claire et précise pour éviter après une lecture simple tout risque d'erreur de la part des participants,

- que pour le grand public le redoublement de la préposition " ou " est l'équivalent de l'alternative " soit " " soit " que si on suit la thèse de la société Les Trois Suisses la participation des gagnants de 1 000 F, 5 000 F et 10 000 F était absurde,

- qu'elle n'avait aucune raison de demander le règlement du jeu, qui d'ailleurs prévoit un tirage au sort qui n'est pas mentionné sur le bulletin de réponse,

- que son préjudice résulte des achats qu'elle a fait croyant légitimement avoir un budget qui le lui permettait et demande à recevoir le lot promis.

Sur ce, LA COUR,

Considérant que Mme Lellouche produit, comme le prévoit la mention indiquée par Les Trois Suisses sur la carte réponse, la carte jeu comme preuve de sa participation, qu'en outre il ressort des correspondances échangées que l'appelante n'a jamais sérieusement contesté que Mme Lellouche ait participé au jeu ;

Considérant que la mention au recto de la carte " Règlement de ce jeu sur demande " ne pouvait s'adresser qu'à des personnes particulièrement soupçonneuses, que l'intimé n'avait aucune raison de penser que l'offre d'une grande entreprise comme Les Trois Suisses pouvait dissimuler un subterfuge, en particulier qu'il n'y avait qu'un seul lot de 50 000 F, que de plus une réponse rapide était exigée ce qui excluait de demander le règlement et de répondre dans le temps imparti, avant 15 jours, qu'au demeurant Mme Lellouche aurait-elle eu le règlement, celui-ci l'aurait peu renseignée puisqu'il est rédigé en termes suffisamment obscurs pour égarer le lecteur, qu'il est intitulé règlement officiel du jeu " Réponse rapide " sans aucune mention de " poker Trois Suisses ", et s'il indique qu'il y a un gagnant, raison vraisemblablement pour laquelle cette stipulation déterminante du règlement ne figure pas sur la carte, il ne précise pas les opérations de tirage au sort ;

Considérant que l'indication au dos de la carte selon laquelle la combinaison gagnante a été déposée chez un huissier, outre qu'elle incite à penser que le concours de cet officier ministériel garantit la régularité du jeu, peut signifier que la combinaison gagnante pour chaque lot (1 000 F, 5 000 F, 10 000 F ou 50 000 F) a été déposée chez cet huissier choisi par les Trois Suisses, et non pas qu'il était prévu une seule combinaison gagnante ;

Que l'attribution d'un lot unique de 50 000 F rendait vaine la participation au jeu des gagnants potentiels des sommes de 1 000F, 5 000 F, et 10 000 F ;

Considérant que la rédaction de la carte de participation au jeu " poker Trois Suisses " qui a été décrite précédemment permettait à Mme Lellouche de penser que dès lors que l'une des cases révélait après grattage un contenu identique au modèle proposé, elle avait gagné la somme correspondante;

Que la formule libellée en gros caractères " ou " " ou " pour présenter les combinaisons gagnantes pouvait être interprétée comme l'alternative " soit " " soit ", que la mention " gagnez la somme correspondante si votre combinaison de cartes est la bonne " concerne nécessairement plusieurs combinaisons puisque selon que le grattage faisait apparaître une paire, deux paires, un brelan ou un carré identiques à ceux représentés, le gain était de 1 000F, 5 000 F, 10 000 F ou 50 000 F,

Considérant qu'en laissant croire à Mme Lellouche qu'elle avait gagné la somme de 50 000 F, la société Les Trois Suisses a commis une faute ;

Considérant que le préjudice moral de Mme Lellouche est constitué par la profonde déception qu'elle a ressentie à la suite de l'annonce qu'elle n'avait pas gagné la somme promise, que ce préjudice est à la mesure de l'espérance du gain que Mme Lellouche avait pu entretenir, que sa déception est d'autant plus grande que la tromperie dont elle a été victime émane d'une grande entreprise à laquelle des millions de consommateurs font confiance ;

Considérant que le préjudice matériel de Mme Lellouche est constitué par les démarches qu'elle a dû entreprendre pour connaître les mystères du poker Trois Suisses indépendamment des soins du procès qu'elle a du intenter ;

Considérant que le préjudice moral et matériel causé à Mme Lellouche présente un lien de causalité direct avec la faute commise et justifie l'attribution à la demanderesse de la somme de 20 000 F à titre de dommages-intérêts ;

Considérant qu'il y a lieu de faire application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.

Par ces motifs, LA COUR, Confirme le jugement entrepris et l'émandant : Condamne la société Les Trois Suisses à payer à Mme Lellouche la somme de 20 000 F ; Condamne la société Les Trois Suisses à payer à Mme Lellouche la somme de 5 000 F en application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ; Condamne la société Les Trois Suisses aux dépens d'appel et admet Me Blin, avoué, au bénéfice de l'article 699 du nouveau Code de procédure civile.