CA Versailles, 3e ch., 12 novembre 1999, n° 97-0008647
VERSAILLES
Arrêt
Infirmation
PARTIES
Demandeur :
Rouvière (Époux)
Défendeur :
Socphipard (Sté), Grange (ès qual.)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Falcone
Conseillers :
Mmes Simmonot, Prager-Bouyala
Avoués :
SCP Gas, SCP Jullien Lecharny Rol
Avocats :
Mes Gaudin, Harrus.
Faits et procédure:
M. Rouvière a souscrit entre 1987 et 1990 d'importants investissements portant sur des parts de bateaux de plaisance proposées par la société AIM, qui exploitait une flotte basée dans les Antilles.
Ces investissements ont été financés intégralement au moyen de prêts souscrits auprès de la banque Rivaud et remboursables à l'expiration d'un délai de cinq ans, les bateaux devant être alors revendus, l'ensemble de l'opération ayant pour objet la défiscalisation de revenus dans le cadre de la loi Pons.
M. Rouvière connaissant à partir de 1991 des difficultés pour rembourser les intérêts des prêts, la banque Rivaud a consenti à M. et Mme Rouvière le 26 septembre 1991 une ouverture du crédit de 1 000 000 F assortie d'une garantie hypothécaire sur le domicile des époux Rouvière et une garantie hypothécaire supplémentaire de 2 600 000 F en garantie des autres prêts.
Après deux mises en demeure, la seconde par lettre recommandée du 7 février 1995, de payer la somme de 3 714 412,73 F en principal et intérêts, arrêtés au 25 janvier 1995, la banque Rivaud a engagé une procédure de saisie immobilière contre les époux Rouvière, qui ont formé opposition au commandement qui leur avait été délivré.
Par jugement du 29 septembre 1997, le Tribunal de grande instance de Nanterre a débouté M. et Mme Rouvière de leurs demandes tendant à l'annulation des stipulations d'intérêts et du contrat d'ouverture de crédit, à la nullité du commandement et à la condamnation de la banque Rivaud à leur verser la somme de 7 000 000 F sur le fondement de l'article 1382 du Code civil et, faisant droit à la demande reconventionnelle de la banque, les a condamnés au paiement de la somme de 3 714 412,73 F.
M. et Mme Rouvière ont interjeté appel de cette décision.
Les appels, qui avaient fait l'objet de deux enrôlements, ont été joints par ordonnance du 12 mars 1998.
M. Gilles Grange, agissant en qualité de liquidateur amiable de la société Socphipard, anciennement société du 30, elle-même anciennement Banque Rivaud, est intervenu volontairement en cours de procédure et a repris l'instance, demandant qui lui soit adjugé le bénéfice des écritures signifiées dans l'intérêt de la Banque Rivaud.
L'ordonnance de clôture a été prononcée le 16 septembre 1999.
Moyens des parties
Les époux Rouvière soulèvent la nullité des actes de prêt pour non-respect des formalités de l'article 1326 du Code civil et absence de remise des fonds.
Ils soutiennent que la banque Rivaud, loin d'être un simple prêteur de deniers, a été le véritable partenaire d'AIM et peut, à ce titre, se voir reprocher une réticence dolosive pour avoir tu l'existence de risques, omis d'insérer dans les plaquettes l'avis de retrait d'agrément de la COB et fait payer aux investisseurs une taxe d'octroi de mer, normalement à la charge d'AIM.
Ils soulèvent la nullité des prêts destinés au financement de l'acquisition des parts de bateau, au regard:
- des dispositions de l'article 9 de la loi du 28 décembre 1966 sur le démarchage,
- de la loi du 3 janvier 1983 relative au contrôle de la COB sur les biens placés dans le public,
- de la loi du 3 janvier 1972 qui interdit le placement des titres non négociables par marchandage,
- de la loi du 22 décembre 1972 sur le démarchage et de l'absence de remise d'un contrat portant les mentions exigées par la loi.
Ils soutiennent que les contrats sont nuls pour non-respect des dispositions de la réglementation relative à l'appel public à l'épargne, cette nullité entraînant celle des prêts.
Ils font subsidiairement valoir les irrégularités affectant la mention du TEG.
Soutenant que la banque Rivaud avait une parfaite connaissance du produit, ils lui font grief d'avoir manqué à son devoir de conseil.
Ils invoquent, à titre subsidiaire, l'existence d'une société de fait entre AIM, la banque Rivaud et eux-mêmes.
Proposant de remettre leurs parts à la disposition de la banque Rivaud, ils demandent le remboursement de la somme de 3 291 429,61 F déjà versée, augmentée des intérêts à compter de chaque versement et, subsidiairement, du seul capital, sous déduction des versements effectués, des frais des prêts et de l'octroi de mer, la clause pénale étant ramenée au franc symbolique.
Ils demandent la somme de 11 000 000 F à titre de dommages et intérêts, ainsi qu'une indemnité sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.
Ils sollicitent en tout état de cause la main levée de l'hypothèque prise sur leur domicile, 7, rue Paul Ollendorf à Saint-Cloud.
La banque Rivaud indique, à titre préliminaire, qu'elle tient à la disposition de qui il appartiendra les sommes constituant un dépôt de garantie de la taxe d'octroi de mer, cette disposition fiscale ayant été déclarée illégale par la Cour de justice des Communautés européennes.
Elle conteste être intervenue dans la conception, le montage et la diffusion commerciale du produit proposé par AIM et s'être limitée à un rôle de prêteur de deniers.
Elle conteste de même que soient réunies les conditions d'apports, de partage des bénéfices et des pertes, et d'affectio societatis caractérisant l'existence d'une société de fait.
Elle conteste toute réticence dolosive, soutenant que:
- le risque de paiement de la taxe d'octroi de mer était clairement indiqué,
- les éléments relatifs aux documents publicitaires remis par AIM sont postérieurs à la conclusion des contrats de prêts,
- il n'y a pas eu démarchage de sa part,
- les risques étaient clairement mentionnés dans l'avertissement donné par la COB en 1985 et aucune conséquence ne peut être tirée du retrait d'agrément par celle-ci à partir de 1988.
Elle conteste que le montant des commissions d'affaire versées à AIM ont dû être incluses dans le TEG, alors qu'elles n'étaient pas à la charge des emprunteurs.
Elle soutient que les opérations élaborées par AIM excédaient son devoir de conseil, limité aux actes dans lesquels elle était partie.
Elle conclut en conséquence au débouté des époux Rouvière et à la confirmation du jugement entrepris et sollicite, en outre, la capitalisation des intérêts et une indemnité sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.
Motifs
- Sur la nullité des contrats de prêt:
Attendu qu'il est établi par une lettre de M. Manhec, administrateur et président d'AIM, en date du 21 janvier 1985 et par une lettre de Maître Vilanou, administrateur judiciaire, en date du 23 janvier 1996, toutes deux adressées à M. le Président du Tribunal de grande instance de Versailles, que la banque Rivaud et AIM ont été des partenaires commerciaux de longue date;
Attendu que ces courriers précisent que, dès 1987, soit dès les premiers investissements réalisés par M. Rouvière, la banque Rivaud avait pris l'initiative de définir les actions commerciales destinées à promouvoir les produits AIM et avait chargé celle-ci, en même temps qu'elle vendait ses parts de bateaux, de faire souscrire les contrats de prêt auprès d'elle, puis des bons de capitalisation auprès de la société GPA;
Attendu que les premières parts souscrites par M. Rouvière portaient la condition suspensive pré-imprimée de l'acceptation du dossier par la banque Rivaud, le groupe Barclays ou " tout autre organisme prêteur ", n'apparaissant qu'à titre subsidiaire à partir de décembre 1991;
Attendu que AIM indiquait elle-même dans ses notices publicitaires, sans avoir jamais fait l'objet d'observations de la banque Rivaud, celle-ci comme son partenaire financier, parmi de nombreuses banques, mais sans jamais en mentionner aucune autre;
Attendu que les bons de capitalisation souscrits auprès de GPA portaient la référence " Contrat AIM banque Rivaud ";
Qu'un document du 5 septembre 1990, émanant de la Division Nationale de la banque Rivaud et intitulé " compte-rendu de visite " fait le point sur l'assiette des commissions d'apport lui revenant sur les bons de capitalisation placés par GPA;
Attendu que cet ensemble d'éléments démontré suffisamment que la banque Rivaud, loin de s'être limitée comme elle le soutient à un rôle de prêteur de deniers, a été partenaire à part entière d'AIM et peut, en conséquence, se voir opposer tous les moyens de nullité invoqués contre celle-ci;
Attendu que les époux Rouvière établissent par la production de nombreuses attestations que M. Rouvière a eu connaissance des produits AIM à l'occasion d'une présentation de ceux-ci sur son lieu de travail;
Que cette présentation constitue un acte de démarchage au sens de la loi du 3 janvier 1972;
Attendu que l'article 21 de la loi du 3 janvier 1972 impose, à peine de nullité, de laisser au souscripteur d'un engagement financier consécutif à une opération de démarchage, un délai de quinze jours pour dénoncer cet engagement;
Attendu qu'aucune mention de ce délai ne figure sur les bons de souscription signés par M. Rouvière;
Attendu que ses engagements envers AIM sont en conséquence nuls sur ce seul fondement sans qu'il y ait lieu d'examiner les autres moyens, cette nullité entraînant du fait de l'indissociabilité des bons de souscription et des prêts consentis par la banque Rivaud, la nullité de ceux-ci;
- Sur les conséquences de la nullité:
Attendu que les opérations d'investissement ont donné lieu à quatre contrats de prêts souscrits par M. Rouvière seul pour un montant total de 3 100 000 F;
Qu'il justifie avoir remboursé à la banque Rivaud la somme de 3 291 429,61 F;
Qu'il y a lieu, la nullité remettant les parties en l'état antérieur à la signature de l'acte annulé, d'ordonner la restitution réciproque de ces sommes, augmentées des intérêts au taux légal à compter des versements pour les sommes perçues par la banque Rivaud;
Attendu que la banque Rivaud sera en conséquence déboutée de sa demande en paiement de la somme complémentaire de 3 714 412 F, réclamée au titre du capital restant du et augmenté des pénalités de retard à la date de la déchéance du terme;
Attendu qu'il sera donné acte à M. Rouvière de sa proposition de mettre à la disposition de la banque Rivaud les parts souscrites;
Attendu que M. et Mme Rouvière concluent, en outre, à la nullité du prêt par ouverture de crédit du 26 septembre 1991;
Attendu que ce prêt, dont la cause était l'apurement du découvert consécutif à la passation au compte des époux Rouvière des intérêts dus sur les contrats de financement des souscriptions AIM, est nul pour défaut de cause, par suite à l'annulation desdits contrats;
Qu'il n'y a en conséquence pas lieu de rechercher les nullités encourues du chef d'irrégularités affectant le calcul du TEG;
Attendu qu'aucune somme ne restant due par les époux Rouvière après compensation, il sera fait droit à leur demande de mainlevée d'hypothèque devenue sans objet;
- Sur les dommages et intérêts
Attendu que la souscription de parts de bateaux constituait en outre un appel public à l'épargne au sens de la loi du 3 janvier 1983, s'agissant, pour reprendre la définition qui en a été donné par la COB dans son instruction de mars 1986, d'un procédé de commercialisation permettant de faire connaître à des investisseurs éventuels, n'ayant aucun lien personnel entre eux ni avec l'initiateur du placement, l'existence de ce placement;
Qu'une telle opération est soumise par l'article 40 de la loi du 3 janvier 1983 à un agrément de la COB;
Attendu que la commercialisation de parts de bateaux par la société AIM a fait l'objet le 6 juillet 1988 d'un retrait d'agrément par la COB;
Que les souscriptions ses ont toutefois poursuivies, en ce qui concerne M. Rouvière, jusqu'au 15 novembre 1990;
Attendu qu'il appartenait à la banque Rivaud, en sa qualité de prêteur de deniers professionnels et au regard de sa participation active à l'ensemble des opérations, de s'assurer que celles-ci se poursuivaient en conformité avec les dispositions réglementaires;
Que la banque Rivaud, en poursuivant son partenariat avec AIM pendant plus de deux ans après que celle-ci se soit vue retirer son agrément, a commis une faute, en permettant à M. Rouvière de souscrire des parts le 26 octobre 1988, le 15 novembre 1989 et le 15 novembre 1990 pour un montant total de 2 700 000 F, alors que la société AIM n'était plus en mesure d'assurer la rentabilité des investissements;
Attendu que les époux Rouvière, pour évaluer leur préjudice à hauteur de 11 000 000 F, font état des sommes déjà versées à la banque Rivaud et réclamées par celle-ci, de divers frais, du montant de l'octroi de mer et d'un redressement fiscal;
Attendu qu'il a été statué sur les sommes versées à la banque Rivaud et réclamées par celle-ci par les dispositions ci-dessus relatives à la nullité des prêts;
Attendu que la taxe d'octroi de mer, réclamée mais jamais réglée par les époux Rouvière, et déclarée illégale par la Cour de justice des Communautés européennes est mise à la disposition de qui il appartiendra par la banque Rivaud;
Que son montant ne saurait en conséquence donner lieu à des dommages et intérêts;
Attendu que le redressement fiscal est consécutif à des dégrèvements d'impôt, dont avaient bénéficié à tort les époux Rouvière au titre des investissements AIM;
Qu'il n'apparaît pas qu'il ait été assorti de pénalités;
Qu'aucun dédommagement n'est ainsi du à ce titre;
Attendu que les époux Rouvière restent toutefois bien fondés à solliciter des dommages et intérêts compensatoires des frais d'enregistrement et d'actes perçus sur des contrats annulés que la cour dispose des éléments suffisants pour évaluer à 100 000 F;
Attendu qu'il apparaît inéquitable qu'ils conservent la charge des frais irrépétibles qu'ils ont du exposer.
Par ces motifs: LA COUR Statuant publiquement, contradictoirement et en dernier ressort, Donne acte à M. Gilles Grange, agissant en qualité de liquidateur amiable de la société Socphipard, anciennement société du 30, elle-même anciennement banque Rivaud, de son intervention volontaire, Infirme le jugement entrepris, Statuant à nouveau: Annule les prêts consentis par la banque Rivaud à M. Rouvière les 20 novembre 1987, 26 octobre 1988, 15 novembre 1989 et 15 novembre 1990, ainsi que le prêt par ouverture de crédit consenti le 26 septembre 1991 à M. et Mme Rouvière, Dit que M. Rouvière devra en conséquence rembourser à M. Gilles Grange, ès qualités, la somme de 3 100 000 F augmentée des intérêts au taux légal à compter de la mise à disposition des fonds, Condamne M. Grange, ès qualités, à rembourser à M. Rouvière la somme de 3 291 429,61 F, augmentée des intérêts au taux légal à compter du jour des versements effectués par M. Rouvière, Déboute M. Grange, es- qualités, de sa demande en remboursement de la somme complémentaire de 3 714 412,00 F, Donne acte à M. Rouvière de ce qu'il met à la disposition de la banque Rivaud ou de ses ayants droit les parts souscrites auprès de la société AIM, Ordonne aux mêmes conditions relatives aux intérêts le remboursement de toutes sommes versées au titre de l'ouverture de crédit du 26 septembre 1991, Donne mainlevée de l'hypothèque prise par la banque Rivaud sur l'immeuble appartenant aux époux Rouvière, 7, rue Paul Ollendorff à Saint-Cloud, Donne acte à M. Grange, ès qualités, de la mise à disposition de qui il appartiendra du montant de l'octroi de mer, Condamne M. Grange, ès qualités, à verser à M. et Mme Rouvière la somme complémentaire de 100 000 F à titre de dommages et intérêts, Le condamne à verser à M. et Mme Rouvière la somme de 20 000 F sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile, Le condamne aux dépens qui seront recouvrés en priorité au profit de la SCP Gas, avoués, conformément aux dispositions de l'article 699 du nouveau Code de procédure civile.