CJCE, 5e ch., 27 juin 1996, n° C-240/95
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Défendeur :
Rémy Schmit
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Edward
Rapporteur :
M. Wathelet
Avocat général :
M. Elmer
Juges :
MM. Puissochet, Gulmann, Jann
Avocat :
Me Fourgoux.
LA COUR (cinquième chambre),
rend le présent arrêt
1. Par arrêt du 31 mai 1995, parvenu à la Cour le 7 juillet suivant, la cour d'appel de Metz a posé, en application de l'article 177 du traité CE, une question préjudicielle relative à l'article 30 de ce même traité.
2. Cette question a été soulevée dans le cadre d'une procédure pénale engagée à l'encontre de M. Schmit, gérant d'une société, dont le siège est à Yutz (France), spécialisée dans l'importation et l'exportation de véhicules de tourisme et dans la vente de voitures d'occasion. Celui-ci est accusé d'avoir enfreint la réglementation française relative aux millésimes automobiles, qui a été instituée par le décret n 78-993, du 4 octobre 1978, pris pour l'application aux véhicules automobiles de la loi du 1er août 1905 sur les fraudes et falsifications, en matière de produits et services (JORF du 6 octobre 1978, p. 3491, ci-après le "décret"), et par l'arrêté d'exécution du 2 mai 1979 (JORF du 16 mai 1979, p. 1144, ci-après l'"arrêté").
3. Préalablement à leur commercialisation, tout constructeur ou importateur de véhicules automobiles doit communiquer au ministre des Transports français une notice descriptive détaillée des modèles qu'il envisage de mettre sur le marché français pour une année déterminée (article 1er de l'arrêté) ainsi que le numéro de série à partir duquel les véhicules seront fabriqués conformément au modèle de la nouvelle année (article 2 de l'arrêté).
4. Tout véhicule automobile conforme au modèle dont le fabricant a fixé les caractéristiques pour une année déterminée est désigné par le millésime de ladite année, appelée "année-modèle" (article 2 du décret), pour autant qu'il a été vendu à l'utilisateur après le 30 juin de l'année civile précédente (article 5 de l'arrêté).
5. Les véhicules vendus entre le 1er juillet et le 31 décembre de l'année "n" bénéficient donc par anticipation du millésime de l'année "n + 1". A cet égard, la réglementation française se démarque du régime en vigueur dans la plupart des autres États membres, qui retiennent généralement l'année civile de la vente ou la date de la première immatriculation.
6. Le millésime doit être indiqué sur la dénomination de vente, les bons de commande et de livraison, les factures, les attestations de vente et les autres documents commerciaux relatifs à tout véhicule mis en vente en France (article 5 du décret). L'emploi, sous quelque forme que ce soit, de toute indication, de tout signe, de toute dénomination de fantaisie, de tout mode de présentation ou d'étiquetage, de tout procédé d'exposition, de vente ou de publicité susceptible de créer une confusion dans l'esprit de l'acheteur sur le millésime est interdit (article 7 du décret).
7. M. Schmit est accusé d'avoir sciemment omis de mentionner le millésime sur des factures et d'avoir attribué un millésime erroné à des véhicules. Il aurait ainsi vendu sous le millésime 1992 une Renault 25 GTD Beverly, mise en circulation au Luxembourg le 13 août 1991, alors que, d'après les justificatifs du constructeur, elle appartiendrait au millésime 1991. Les fonctionnaires de la répression des fraudes ont également constaté que, dans le hall d'exposition de son magasin, M. Schmit présentait sous le millésime 1992 un véhicule Volkswagen "Corrado", immatriculé pour la première fois à l'étranger le 5 juillet 1991. Il ressort de l'ordonnance de renvoi que, dans son procès-verbal, la direction régionale de la répression des fraudes a estimé que M. Schmit savait pertinemment que ce véhicule appartenait au millésime 1991. En outre, elle a souligné que, en tant que professionnel de l'automobile, M. Schmit ne pouvait ignorer que le changement de millésime intervient en France le 1er juillet de chaque année et à l'étranger le 1er janvier.
8. Sans contester la matérialité des faits qui lui étaient reprochés, M. Schmit a soutenu que, dans la mesure où l'administration française interprétait le décret et l'arrêté précités comme réservant le bénéfice du millésime anticipé aux véhicules commercialisés en France par des distributeurs agréés, la réglementation nationale était contraire aux articles 30 et 36 du traité CE. Elle défavoriserait en effet les importations parallèles et contribuerait de ce fait à cloisonner les marchés.
9. Au vu de ces éléments de fait et de droit, la cour d'appel de Metz a sursis à statuer et a posé à la Cour la question préjudicielle suivante:
"L'article 30 du traité instituant la Communauté européenne s'oppose-t-il à une réglementation nationale en matière de millésime automobile qui conduit l'administration d'un État membre et les opérateurs économiques de cet État membre à considérer que, de deux véhicules d'un même modèle d'une marque, mis sur le marché au même moment après le 1er juillet, l'un ait le droit d'être présenté sous le millésime de l'année suivante tandis que l'autre, produit dans un autre État membre et introduit par importation parallèle, se verrait interdire cette présentation ?"
10. A titre liminaire, il convient d'abord de souligner que le lieu de production des véhicules en cause n'est pas significatif. Au regard de l'article 30, un véhicule fabriqué sur le territoire national, exporté puis réimporté par des voies parallèles, constitue un produit importé au même titre qu'un véhicule fabriqué dans un autre État membre puis directement introduit sur le territoire national.
11. Ensuite, il y a lieu de préciser que le bénéfice du millésime anticipé est réservé aux véhicules vendus à partir du 1er juillet.
12. Enfin, il convient de relever que, aucune mesure d'harmonisation n'ayant été prise en matière de millésimes automobiles, la question posée doit être examinée uniquement au regard des articles 30 et suivants du traité.
13. Le gouvernement français fait valoir que la réglementation en cause s'applique indistinctement aux véhicules produits en France et à ceux fabriqués dans les autres États membres. Il se fonde notamment sur un jugement du tribunal de grande instance de Paris du 15 mars 1995, dont il résulte que la réglementation en cause ne peut "en aucun cas s'interpréter comme étant destinée à réserver aux seuls véhicules fabriqués et vendus en France par des concessionnaires français le bénéfice d'une attribution précoce du millésime en le refusant aux véhicules présentant les mêmes caractéristiques vendus à l'étranger. (...) tout véhicule répondant aux caractéristiques de ceux auxquels la réglementation française permet d'accorder, dès le 1er juillet d'une année civile, le millésime de l'année civile qui suit doit bénéficier, lorsqu'il est revendu sur le territoire français, des mêmes conditions de millésime, quel que soit le lieu de son acquisition".
14. La portée des dispositions législatives, réglementaires ou administratives nationales devant s'apprécier compte tenu de l'interprétation qu'en donnent les juridictions nationales (arrêts du 16 décembre 1992, Katsikas e.a., C-132-91, C-138-91 et C-139-91, Rec. p. I-6577, point 39, et du 8 juin 1994, Commission/Royaume-Uni, C-382-92, Rec. p. I-2435, point 36), la réglementation en cause ne limiterait pas directement ou indirectement, actuellement ou potentiellement, le commerce entre les États membres.
15. Cette argumentation ne peut être accueillie.
16. Il convient d'observer que la référence à une seule décision ne permet pas de considérer comme établie une telle interprétation. En outre, même si, comme l'affirme le tribunal de grande instance de Paris, la réglementation en cause ne peut "en aucun cas s'interpréter comme étant destinée à réserver aux seuls véhicules fabriqués et vendus en France par des concessionnaires français le bénéfice d'une attribution précoce du millésime en le refusant aux véhicules présentant les mêmes caractéristiques vendus à l'étranger", force est de constater qu'elle a pour effet que les véhicules importés par des voies parallèles ne sont pas susceptibles en fait de répondre aux exigences qu'elle pose pour bénéficier du millésime anticipé.
17. En effet, cette réglementation n'affecte pas de la même manière la commercialisation, d'une part, des véhicules automobiles fabriqués en France et destinés au marché national ou de ceux importés par des distributeurs agréés et, d'autre part, des véhicules importés ou réimportés par des voies parallèles.
18. Ainsi qu'il a été relevé aux points 3 à 5 du présent arrêt, seuls les véhicules conformes aux caractéristiques déclarées par le constructeur ou l'importateur à l'administration et portant un numéro appartenant à une série déclarée dans les mêmes conditions peuvent bénéficier du millésime anticipé. Cette attribution dépendant de déclarations qui ne peuvent être effectuées que par le constructeur ou par un importateur officiel, il s'ensuit qu'elle est, en fait, exclue pour les véhicules faisant l'objet d'une importation ou réimportation parallèle. Ces véhicules doivent, dans la pratique, être commercialisés sous le millésime appliqué dans l'État membre duquel ils sont importés et qui correspond généralement soit à l'année civile de la vente, soit à la date de la première immatriculation.
19. Il s'ensuit que la réglementation en cause est de nature à défavoriser la vente des véhicules concernés dans la mesure où, alors qu'ils sont du même modèle que les autres, ils sont présentés comme correspondant à une année antérieure et subissent, de ce fait, une décote à la revente ou pour les indemnités dues en cas de sinistre.
20. Il ressort d'ailleurs du dossier que certains constructeurs et concessionnaires français n'ont pas manqué de tirer un argument publicitaire d'une telle différence de traitement pour inciter les consommateurs à acheter les véhicules commercialisés dans leur réseau de vente.
21. C'est ainsi qu'une organisation professionnelle des concessionnaires a lancé en 1994 une campagne affirmant qu'un véhicule acheté en France dans le réseau après le 1er juillet serait de l'"année-modèle" 95 alors que le même véhicule acheté hors de France serait encore millésimé 1994. De même, un constructeur d'automobiles a mené une campagne publicitaire par affiches, montrant deux voitures neuves identiques séparées par un panneau de douane et portant la mention: "...déjà un an les sépare."
22. Il résulte de toutes ces considérations qu'une réglementation telle que celle en cause a pour effet d'entraver les importations (voir arrêt du 11 juillet 1974, Dassonville, 8-74, Rec. p. 837).
23. Le gouvernement français soutient toutefois que la réglementation en cause a pour objet de garantir la loyauté des transactions entre l'acquéreur d'un véhicule et son vendeur. Elle viserait, en effet, à permettre au client d'identifier le véhicule en fonction des caractéristiques mentionnées sur la notice déposée auprès du ministère des Transports.
24. A cet égard, il suffit de constater qu'une réglementation telle que celle en cause n'est pas apte à satisfaire les exigences invoquées tenant à la défense des consommateurs ou à la loyauté des transactions commerciales.
25. En effet, outre que la réglementation en cause se limite à prévoir la notification au ministère des Transports de la notice descriptive du modèle sans organiser au surplus la mise à la disposition du consommateur des informations contenues dans les notices, le système du millésime prévu par cette réglementation n'est de nature à apporter au consommateur qu'une information très réduite. D'une part, il ne lui permet pas de déterminer les différences de caractéristiques des véhicules selon leur millésime, puisque deux véhicules de même modèle mis en vente au cours du second semestre de l'année civile peuvent avoir un millésime différent et qu'à l'inverse deux véhicules de modèle différent mis en vente au cours du premier semestre peuvent avoir le même millésime. D'autre part, ce système n'offre pas de garantie au consommateur quant à la date de fabrication du véhicule puisqu'il n'empêche pas le producteur de commercialiser sous un nouveau millésime un véhicule n'ayant pratiquement pas subi de modification d'une année à l'autre ou, à l'inverse, de modifier un véhicule en cours d'année. Ainsi, le consommateur ne peut finalement être assuré ni d'une différence de caractéristiques pour deux véhicules de millésime différent ni d'une identité de fabrication pour deux véhicules du même modèle et du même millésime.
26. Au vu des considérations qui précèdent, il y a lieu de répondre que l'article 30 du traité s'oppose à une réglementation d'un État membre en matière de millésime automobile qui conduit l'administration et les opérateurs économiques de cet État membre à considérer que, de deux véhicules d'un même modèle d'une marque vendus dans cet État membre après le 30 juin, seul celui introduit par importation parallèle se verrait interdire la présentation sous le millésime de l'année suivante.
Sur les dépens
27. Les frais exposés par le gouvernement français et par la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.
Par ces motifs,
LA COUR (cinquième chambre),
statuant sur la question à elle soumise par la cour d'appel de Metz, par arrêt du 31 mai 1995, dit pour droit:
L'article 30 du traité CE s'oppose à une réglementation d'un État membre en matière de millésime automobile qui conduit l'administration et les opérateurs économiques de cet État membre à considérer que, de deux véhicules d'un même modèle d'une marque vendus dans cet État membre après le 30 juin, seul celui introduit par importation parallèle se verrait interdire la présentation sous le millésime de l'année suivante.