Livv
Décisions

Cass. crim., 3 octobre 1983, n° 83-90.512

COUR DE CASSATION

Arrêt

Cassation

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Escande (conseiller le plus ancien faisant fonction)

Rapporteur :

M. Le Gunehec

Avocat général :

M. Dontenwille

Avocats :

SCP Lesourd, Baudin.

Douai, ch. corr., du 7 janv. 1983

7 janvier 1983

LA COUR : - Statuant sur les pourvois formés par D René, la société V civilement responsable, contre un arrêt de la Cour d'appel de Douai, chambre correctionnelle, en date du 7 janvier 1983, qui, pour refus de prestation de service, a condamné D à 5 000 F d'amende ainsi qu'à des dommages-intérêts et qui a déclaré la société civilement responsable ; - Vu la connexité, joignant les pourvois ; - Vu les mémoires produits communs aux demandeurs ; - Sur le moyen unique de cassation pris de la violation de l'article 37 de l'ordonnance du 30 juin 1945, violation de la loi du 29 juillet 1881 et du principe de la liberté de la presse garanti par la constitution et par la Convention européenne pour la sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, violation de l'article 1382 du Code civil, défaut de motifs, manque de base légale ;

" en ce que par l'arrêt attaqué, la Cour d'appel de Douai a déclaré D René, directeur de la publication du journal V, coupable du délit de refus de prestations de services, déclaré la société V civilement responsable, et les a condamnés à une amende de 5 000 F ainsi qu'à payer 10 000 F de dommages-intérêts à la société Auto-forum du particulier, partie civile,

" aux motifs qu'il n'y a pas identité entre un article de fond ou d'information et une annonce publicitaire, qui ne fait corps avec le journal que matériellement mais non intellectuellement, de sorte qu'il n'y a pas de raison de ne pas soumettre les rapports des directeurs de journaux et des annonceurs aux règles de la concurrence dans les conditions du droit commun sans qu'il y ait atteinte à la liberté d'imprimer ; que cette liberté n'emporte pas totale et entière liberté de refuser d'insérer, puisque la loi prohibe dans certaines circonstances le refus d'insertion ; que l'article 37 de l'ordonnance de 1945 n'est donc pas incompatible avec la loi de 1881, dès lors qu'elle ajoute seulement une nouvelle limite au-delà de laquelle l'exercice du droit de refuser d'insérer dégénère en abus ; que si l'imprimerie est libre et si le journaliste peut ne pas motiver son refus, l'annonceur évincé doit être admis à démontrer devant ses juges que ce refus est fautif comme lui ayant été signifié au mépris des conditions fixées par l'ordonnance de 1945 et qu'en l'espèce, les diverses conditions prévues par l'article 37 de l'ordonnance sont réunies, puisque le prévenu disposait dans ses colonnes de l'espace nécessaire, que la demande était présentée dans des conditions conformes aux usages commerciaux et ne présentait aucun caractère anormal, émanant d'un demandeur de bonne foi sollicitant une prestation de services non interdite par la loi ni par les règlements de l'autorité publique ;

" alors, d'une part, que le principe de la liberté de la presse, garanti par la loi, la constitution et les conventions internationales ratifiées par la France, implique, abstraction faite des cas d'insertion obligatoires spécialement prévus par la loi, la liberté de refuser d'insérer des articles ou annonces, même à titre publicitaire et onéreux ; qu'en effet un organe de presse forme un tout indissociable pour lequel la responsabilité du directeur de la publication est engagée dans les mêmes conditions, tant pour les articles rédactionnels que pour les articles publicitaires ; que sur le plan de la responsabilité contractuelle, il n'existe légalement de lien direct qu'entre l'éditeur et l'acheteur du journal pour tout ce qui y est inséré ; que, par suite, l'incompatibilité qui existe entre le principe de la liberté de la presse et l'interdiction du refus de prestation de services doit se résoudre, non pas, comme l'a affirmé la cour, dans le sens d'une dérogation apportée par l'article 37 de l'ordonnance de 1945 au principe de la liberté de la presse qui implique le refus d'insertion, mais bien au contraire dans le sens que la liberté de la presse déroge au principe général de la prohibition du refus de prestation de services ;

" et alors, d'autre part, que les demandeurs avaient fait valoir qu'en matière de presse, il était conforme aux usages que le directeur de la publication puisse refuser, même sans en fournir les motifs, d'insérer certaines annonces ; qu'en se bornant à énoncer que la demande d'insertion avait été présentée par la partie civile dans des conditions conformes aux usages commerciaux, alors qu'aux termes de l'article 37 de l'ordonnance du 30 juin 1945 la condition de conformité aux usages commerciaux doit s'apprécier non pas par rapport à la demande de prestation de services, mais par rapport au refus qui a été opposé à cette demande, la cour d'appel a tout à la fois violé ce texte et omis de répondre aux conclusions dont elle était saisie ;

Vu lesdits articles ; - Attendu que les dispositions de la loi du 29 juillet 1881, en ce qu'elles posent le principe de la liberté de la presse et celui de la responsabilité pénale du directeur de la publication d'un journal ou écrit périodique, quelle que soit la nature de l'article publié, ont pour effet de légitimer, au regard de l'article 37 1° a), de l'ordonnance n° 45-1383 du 30 juin 1945, un refus d'insertion ;- Attendu qu'il appert de l'arrêt attaqué que D René a refusé d'insérer, à la rubrique " vente de voitures d'occasion " du journal V dont il est directeur de la publication, une annonce publicitaire émanant de la société Auto-forum du particulier ; qu'il n'est ni établi ni allégué que cette demande d'insertion ait présenté un caractère anormal, ait été faite de mauvaise foi ou ait eu un objet illicite ; que, pour ces faits, D est poursuivi du chef de refus de prestation de service par application de l'article 37, 1° a) de l'ordonnance susvisée du 30 juin 1945 ; que la cour d'appel, pour retenir le prévenu dans les liens de la prévention, énonce qu'en matière de presse, " il n'y a pas identité entre un article de fond ou d'information et une annonce publicitaire " et que, par voie de conséquence, " il n'y a aucune raison de ne pas soumettre les rapports des directeurs de journaux et des annonceurs aux règles de la concurrence dans les conditions du droit commun, sans qu'il y ait atteinte à la liberté d'imprimer " ;

Mais attendu qu'en statuant ainsi, les juges ont méconnu les principes sus-énoncés ; que, dès lors, la cassation est encourue ;

Par ces motifs, casse et annule, en toutes ses dispositions, l'arrêt susvisé de la Cour d'appel de Douai, en date du 7 janvier 1983, et pour qu'il soit à nouveau statué conformément à la loi, renvoie la cause et les parties devant la Cour d'appel d'Amiens, à ce désignée par délibération spéciale prise en chambre du conseil.