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Décisions

CJCE, 1re ch., 22 juin 1976, n° 119-75

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Terrapin (Overseas) Ltd.

Défendeur :

Terranova Industrie Ca Kapferer & Co.

CJCE n° 119-75

22 juin 1976

1. Attendu que, par ordonnance du 31 octobre 1975, parvenue au greffe de la Cour le 5 décembre suivant, le Bundesgerichtshof a posé, en vertu de l'article 177 du traité, la question suivante relative au rapport entre les dispositions du traité concernant la libre circulation des marchandises et la protection assurée par les législations nationales au droit de marque et au nom commercial:

"Est-il compatible avec les dispositions relatives à la libre circulation des marchandises (art. 30, 36 du traité CEE) qu'en se fondant sur ses droits à la marque et à son nom commercial existant dans un Etat membre A, une entreprise établie dans cet Etat s'oppose à l'importation de produits similaires provenant d'une entreprise établie dans un Etat membre B, lorsque ces produits ont été régulièrement pourvus, dans l'Etat B, d'une dénomination susceptible de prêter à confusion avec le nom commercial et la marque qui sont protégés dans le pays au profit de l'entreprise y établie, lorsqu'il n'y a pas de lien entre les deux entreprises, lorsque leurs droits nationaux à la marque sont nés séparément et indépendamment l'un de l'autre (aucune origine commune) et lorsqu'à l'heure actuelle, il n'y a pas non plus de dépendance économique ou juridique entre les deux entreprises ?";

2. Attendu qu'il résulte de l'ordonnance de renvoi que la requérante au principal - défenderesse en révision - est titulaire, dans la république fédérale d'Allemagne, des marques "Terra", "Terra Fabrikate" et "Terranova", enregistrées auprès de l'office allemand des brevets, la dernière de ces désignations étant utilisée simultanément en tant que nom commercial;

Que, sous le couvert de ces dénominations, la requérante fabrique et commercialise des revêtements pour façades et d'autres matériaux de construction;

Que la défenderesse au principal - requérante en révision - est une société commerciale britannique, spécialisée dans la production de maisons préfabriquées et d'éléments destines à la construction de telles maisons, vendues sous la désignation "Terrapin" qui est, en même temps, le nom commercial de la défenderesse;

Que celle-ci ayant demandé à l'office allemand des brevets l'enregistrement de la marque "Terrapin", cet enregistrement lui a été refuse, sur opposition de Terranova, par ordonnance du Bundespatentgericht du 3 février 1967, en raison du risque de confusion avec les marques "terra" et "Terranova";

Que, dans la suite, Terranova a introduit devant le Landgericht de Munich une action visant à interdire à la défenderesse d'utiliser pour ses produits la désignation "Terrapin";

Que cette action a été rejetée par jugement du 27 novembre 1972, le Landgericht estimant que les dénominations litigieuses ne présentent pas un risque réel de confusion;

Que Terranova s'est pourvue en appel devant le Bayrisches Oberlandesgericht à Munich qui, réformant le jugement du Landgericht, a, par arrêt du 27 septembre 1973, admis l'existence d'un risque de confusion, fait en conséquence interdiction à la défenderesse d'utiliser la désignation "Terrapin" et reconnu, dans son principe, l'obligation pour la défenderesse de réparer le dommage causé à la requérante par l'utilisation de la désignation litigieuse;

Qu'un recours en révision a été introduit par Terrapin contre cet arrêt devant le Bundesgerichtshof;

3. Attendu que le Bundesgerichtshof estime que c'est à bon droit que la juridiction d'appel a constaté qu'il y a effectivement similitude entre les produits des deux parties et risque de confusion entre les dénominations en cause et que, dès lors, selon le droit allemand, l'arrêt de la juridiction d'appel et l'interdiction qu'il formule à l'égard de Terrapin doivent être pour autant confirmes;

4. Que si cette appréciation a été mise en cause au cours de la procédure, la cour n'a cependant pas à statuer sur ce point, n'ayant été saisie d'aucune question à ce sujet;

Qu'il convient toutefois de faire ressortir que la réponse donnée ci-après ne préjuge pas la question de savoir si l'invocation, par une entreprise, de la similitude de produits originaires de différents Etats membres et du risque de confusion de marques ou de noms commerciaux légalement protégés dans ces Etats peut éventuellement mettre en jeu l'application du droit communautaire, au regard notamment de la deuxième phrase de l'article 36 du traité;

Qu'il appartient, en effet, au juge du fond, après avoir apprécié la similitude des produits et le risque de confusion, de rechercher en outre, dans le cadre de cette dernière disposition, si l'exercice, dans un cas d'espèce, des droits de propriété industrielle et commerciale peut constituer ou non un moyen de discrimination arbitraire ou une restriction déguisée dans le commerce entre Etats membres;

Qu'il revient au juge national, à cet égard, de vérifier notamment si les droits en cause sont effectivement exerces par le titulaire avec la même rigueur, quelle que soit l'origine nationale du contrevenant éventuel;

5. Attendu que, par l'effet des dispositions du traité relatives à la libre circulation des marchandises et, en particulier, de l'article 30, sont prohibées entre Etats membres les mesures restrictives à l'importation et toutes mesures d'effet équivalent;

Qu'aux termes de l'article 36, ces dispositions ne font cependant pas obstacle aux interdictions ou restrictions d'importation justifiées par des raisons de protection de la propriété industrielle et commerciale;

Qu'il ressort toutefois de cet article même, notamment de sa deuxième phrase, autant que du contexte que, si le traité n'affecte pas l'existence des droits reconnus par la législation d'un Etat membre en matière de propriété industrielle et commerciale, l'exercice de ces droits n'en peut pas moins, selon les circonstances, être limite par les interdictions du traité;

Qu'en tant qu'il apporte une exception à l'un des principes fondamentaux du Marché commun, l'article 36 n'admet, en effet, des dérogations à la libre circulation des marchandises que dans la mesure ou ces dérogations sont justifiées par la sauvegarde des droits qui constituent l'objet spécifique de cette propriété;

6. Attendu qu'il résulte de ce qui précède que le titulaire d'un droit de propriété industrielle et commerciale protégé par la législation d'un Etat membre ne saurait invoquer cette législation pour s'opposer à l'importation d'un produit qui a été écoulé licitement sur le marche d'un autre Etat membre par le titulaire lui-même ou avec son consentement;

Qu'il en est de même lorsque le droit invoque est issu du fractionnement, soit volontaire, soit par mesure de contrainte publique, d'un droit de marque ayant appartenu originairement à un même titulaire;

Qu'en effet, dans ces hypothèses, la fonction essentielle de la marque, consistant à garantir aux consommateurs l'identité d'origine du produit, se trouve déjà mise en cause par le fractionnement même du droit originaire;

Que même lorsque les droits en cause appartiennent à des titulaires distincts, la protection assurée à la propriété industrielle et commerciale par une législation nationale ne saurait être invoquée lorsque l'exercice de ces droits est l'objet, le moyen ou la conséquence d'une entente interdite par le traité;

Que, dans tous ces cas, l'invocation de la territorialité des lois nationales protégeant la propriété industrielle et commerciale a pour effet de consacrer l'isolement des marchés nationaux, sans que ce cloisonnement à l'intérieur du Marché commun soit justifié par la protection d'un intérêt légitime dans le chef du titulaire de la marque ou du nom commercial;

7. Attendu, par contre, qu'en l'Etat actuel du droit communautaire, un droit de propriété industrielle et commerciale légalement acquis dans un Etat membre peut être légitimement opposé, en vertu de l'article 36, première phrase, du traité, à l'importation de produits commercialisés sous une dénomination prêtant à confusion lorsque les droits en cause ont été établis, par des titulaires distincts et indépendants, sous l'empire de législations nationales différentes;

Qu'en effet, si dans un tel cas le principe de la libre circulation des marchandises devait prévaloir contre la protection accordée par les législations nationales respectives, les droits de propriété industrielle et commerciale seraient atteints dans leur objet spécifique;

Que, dans la situation donnée, la conciliation entre les exigences de la libre circulation des marchandises et le respect dû aux droits de propriété industrielle et commerciale doit être réalisée de telle manière qu'une protection soit assurée à l'usage légitime des droits conférés par les législations nationales, relevant des interdictions d'importation "justifiées" au sens de l'article 36 du traité, mais refusée, par contre, à tout exercice abusif des mêmes droits, de nature à maintenir ou établir des cloisonnements artificiels à l'intérieur du Marché commun;

8. Qu'il y a donc lieu de répondre à la question posée qu'il est compatible avec les dispositions du traité CEE relatives à la libre circulation des marchandises qu'une entreprise établie dans un Etat membre s'oppose, en vertu d'un droit de marque et du droit au nom commercial, protégés par la législation de cet Etat, à l'importation de produits d'une entreprise établie dans un autre Etat membre et revêtus, en vertu de la législation de cet Etat, d'une dénomination prêtant à confusion avec la marque et le nom commercial de la première entreprise, à condition cependant qu'il n'existe entre les entreprises en cause aucune sorte d'entente restrictive de la concurrence ou de rapport de dépendance, juridique ou économique, et que leurs droits respectifs aient été créés indépendamment les uns des autres ;

Quant aux dépens

9. Attendu que les frais exposés par le gouvernement du royaume de Belgique, le gouvernement du royaume de Danemark, le gouvernement de la république fédérale d'Allemagne, le gouvernement de la république française, le gouvernement d'Irlande, le gouvernement du royaume des Pays-Bas, le gouvernement du Royaume-Uni et la Commission des communautés européennes, qui ont soumis des observations à la cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement;

Que la procédure revêtant à l'égard des parties au principal le caractère d'un incident soulevé au cours du litige pendant devant le Bundesgerichtshof, il appartient à celui-ci de statuer sur les dépens;

Par ces motifs,

LA COUR:

Statuant sur la question à elle soumise par le Bundesgerichtshof par ordonnance du 31 octobre 1975, dit pour droit:

Il est compatible avec les dispositions du traité CEE relatives à la libre circulation des marchandises qu'une entreprise établie dans un Etat membre s'oppose, en vertu d'un droit de marque et du droit au nom commercial, protégés par la législation de cet Etat, à l'importation de produits d'une entreprise établie dans un autre Etat membre et revêtus, en vertu de la législation de cet Etat, d'une dénomination prêtant à confusion avec la marque et le nom commercial de la première entreprise, à condition cependant qu'il n'existe entre les entreprises en cause aucune sorte d'entente restrictive de la concurrence ou de rapport de dépendance, juridique ou économique, et que leurs droits respectifs aient été créés indépendamment les uns des autres.