CJCE, 1re ch., 9 juillet 1985, n° 19-84
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Pharmon BV
Défendeur :
Hoechst AG
1. Par un arrêt du 13 janvier 1984, parvenu à la Cour le 20 janvier 1984, le Hoge Raad a posé, en vertu de l'article 177 du traité CEE, trois questions préjudicielles relatives à l'interprétation des règles communautaires concernant la libre circulation des marchandises, aux fins de tracer les limites à l'application d'une législation nationale sur les brevets d'invention en cas d'importation d'un produit fabriqué dans un autre Etat membre sur la base d'une licence obligatoire délivrée sur un brevet parallèle.
2. Cette question a été soulevée dans le cadre d'un litige entre la firme allemande Hoechst et la société néerlandaise Pharmon, la première s'opposant à ce que la seconde commercialise un lot de médicaments sur le territoire des Pays-Bas.
3. A la date des faits litigieux, c'est-à-dire 1976, la société Hoechst était titulaire d'un brevet en république fédérale d'Allemagne et de brevets parallèles tant aux Pays-Bas qu'au Royaume-Uni portant sur la même invention, à savoir un procédé de fabrication d'un médicament appelé "furosemide".
4. En 1972, sur le brevet parallèle déposé au Royaume-Uni par la société Hoechst, la société britannique DDSA Pharmaceuticals Ltd (ci-après, la société DDSA) a obtenu, sur la base de l'article 41 du Patents act de 1949 alors en vigueur, une licence obligatoire pour l'exploitation de l'invention.
5. La licence obligatoire concédée en l'espèce était fondée sur l'article 41 du patents act de 1949, qui comportait un régime spécifique pour les brevets concernant les denrées alimentaires, les médicaments et les instruments chirurgicaux. S'agissant de ces brevets, le comptroller of patents devait, sauf raisons valables, concéder une licence obligatoire à toute personne intéressée qui en faisait la demande.
6. Il ressort du paragraphe 2 de cet article que cette réglementation visait à ce que les produits considérés puissent être obtenus aux prix les plus bas possibles, tout en permettant au breveté de retirer un profit équitable de son brevet. La licence obligatoire n'était signée ni par son bénéficiaire ni par le titulaire du brevet, mais uniquement par le fonctionnaire de l'office britannique des brevets.
7. En l'espèce, il s'agissait d'une licence obligatoire non exclusive et non cessible, délivrée pour le territoire du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du nord et de l'île de Man, et assortie d'une interdiction d'exportation.
8. Néanmoins, peu avant l'expiration du brevet britannique, c'est-à-dire à la fin de l'année 1976, la société DDSA ignora cette interdiction d'exportation en vendant à la société pharmaceutique néerlandaise Pharmon un lot important de comprimés de "furosemide" qu'elle avait produits. La société Pharmon entendait commercialiser, aux Pays-Bas, les produits pharmaceutiques qu'elle s'était ainsi procurés.
9. La société Hoechst a assigné la société Pharmon devant la Rechtbank de Rotterdam, qui a, par jugement du 1er février 1977 passé en force de chose jugée, interdit de manière générale à cette dernière de porter atteinte aux droits découlant du brevet néerlandais de Hoechst.
10. Pharmon, qui refuse d'accepter que l'interdiction générale ainsi prononcée concerne la "furosemide" originaire du Royaume-Uni, où elle avait été, selon ses dires, régulièrement commercialisée par DDSA, a introduit un recours devant l'arrondissementsrechtbank de Rotterdam visant à obtenir un jugement déclaratoire en ce sens.
11. Cette affaire est venue devant le Gerechtshof de la Haye, lequel a estimé que, puisque Pharmon avait acheté directement le lot litigieux de "furosemide" à DDSA, ces comprimés n'avaient pas été mis sur le marché au Royaume-Uni et, qu'en outre, il y avait lieu de considérer que Hoechst n'avait pas perçu de redevances pour ce lot. Dès lors, par un arrêt du 3 mars 1982, il a rejeté les demandes de Pharmon.
12. Pharmon s'est alors pourvu en cassation en faisant valoir notamment que le Gerechtshof avait jugé à tort que le lot de "furosemide" en cause n'avait pas été mis sur le marché britannique et que c'est également à tort que cette juridiction avait accordé de l'importance au fait que des redevances n'avaient pas été versées à Hoechst.
13. Par un arrêt du 13 janvier 1984, le Hoge Raad, estimant que cette affaire posait diverses questions d'interprétation du droit communautaire, a demandé à la Cour de se prononcer, à titre préjudiciel, sur les questions suivantes :
"1°) les règles relatives à la libre circulation des marchandises à l'intérieur du Marché commun s'opposent-elles à ce que le titulaire d'un brevet exerce le droit que lui confère la législation d'un Etat membre de s'opposer à la commercialisation, dans cet Etat, d'un produit protégé par le brevet, lorsqu'il s'agit de produits qui sont fabriqués dans un autre Etat membre et qui sont directement vendus et livrés, à partir de cet Etat membre, à un acheteur résidant dans le premier Etat membre par le titulaire d'une licence obligatoire pour un brevet parallèle que le même titulaire du brevet détient dans cet autre Etat membre?
2°) la réponse à la première question dépend-elle du point de savoir si les autorités de l'autre Etat membre ont lié une interdiction d'exporter à la licence obligatoire visée ci-dessus?
3°) pour la réponse à la première question, est-il important de savoir :
a) si le titulaire du brevet peut prétendre, d'une manière générale, à des redevances pour des produits commercialises par le titulaire de la licence sous sa licence obligatoire ;
b) si le titulaire du brevet peut prétendre à des redevances pour le lot déterminé dont il est question en l'espèce ;
c) si le détenteur du brevet peut non seulement prétendre à des redevances, mais s'il a, en fait également (voulu percevoir ou) perçu des redevances?"
Sur la réponse à apporter à la première question
14. Par la première question, la juridiction nationale demande, en substance, si les articles 30 et 36 du traité font obstacle à l'application d'une législation d'un Etat membre qui donne au titulaire d'un brevet le pouvoir d'empêcher la commercialisation dans cet Etat d'un produit qui a été fabrique dans un autre Etat membre par le bénéficiaire d'une licence obligatoire portant sur un brevet parallèle détenu par ce même titulaire.
15. La société Pharmon, partie demanderesse au principal, estime qu'il convient de reconnaître au titulaire d'une licence obligatoire le droit de livrer directement sur le territoire d'un autre Etat membre ou existe un brevet parallèle le produit faisant l'objet du brevet initial, du brevet parallèle et de la licence obligatoire.
16. Elle avance plusieurs arguments à l'appui de sa thèse : la nature de la licence obligatoire ne diffèrerait pas sensiblement de celle de la licence librement concédée, compte tenu des règles de procédure relatives à la délivrance des licences obligatoires, des possibilités de recours offertes au titulaire du brevet et de l'octroi d'une rétribution raisonnable à ce dernier. S'agissant du problème du consentement du titulaire de brevet, elle soutient que la décision des autorités nationales peut être regardée comme se substituant au consentement du titulaire du brevet et qu'en tout cas l'épuisement des droits de brevet trouve également à s'appliquer lorsque le produit a été commercialisé dans l'Etat membre où a été délivrée la licence obligatoire. Pharmon estime, en outre, que plusieurs arrêts de la Cour de justice viennent conforter sa thèse, particulièrement les arrêts du 3 juillet 1974 (Van Zuylen/Cafe Hag, 192-73, rec. p. 731), du 20 janvier 1981 (Musik-Vertrieb Membran/GEMA, 55 et 57-80, rec. p. 147) et du 14 juillet 1981 (Merck/Stephar, 187-80, rec. p. 2063). Ces arrêts impliqueraient que celui qui décide d'utiliser la possibilité de demander un brevet parallèle au Royaume-Uni accepterait par la même l'ensemble de la législation britannique avec toutes les conséquences que cela implique, y compris la possibilité qu'une licence obligatoire soit délivrée sur ce brevet parallèle.
17. La société Hoechst, les six Etats membres qui ont produit des observations et la Commission soutiennent de manière largement concordante que le titulaire d'une licence obligatoire n'a pas le droit de livrer directement sur le territoire d'un Etat membre ou existe un brevet parallèle. Par voie de conséquence, ils estiment que les règles relatives à la libre circulation des marchandises ne s'opposent pas à ce que le titulaire d'un brevet exerce le droit que lui confère la législation d'un Etat membre de s'opposer à la commercialisation dans les conditions précitées, dans cet Etat, d'un produit protégé par le brevet dont il est titulaire.
18. En premier lieu, il est soutenu que la licence obligatoire serait d'une autre nature que la licence librement concédée, notamment du fait de l'absence de véritables négociations entre le licencié obligatoire et le breveté, de l'absence de signature du licencié et du breveté sur un document qui reste une mesure prise par une autorité publique, et de l'inexistence des relations qui s'instaurent normalement entre un breveté et un licencié contractuel.
19. En deuxième lieu, il a été fait valoir que la licence obligatoire et la licence librement concédée n'ont pas les mêmes objectifs. Alors que celle-ci constituerait un mode d'exploitation relevant de l'objet spécifique du droit de brevet tel qu'il a été précisé par la Cour, celle-la, au contraire, aurait essentiellement pour but de satisfaire les intérêts particuliers d'un Etat membre. Par suite, il serait injuste, voire dangereux, de favoriser encore cet Etat membre en permettant une livraison directe du produit fabriqué sous les licences obligatoires qu'il concède dans les Etats membres où existe un brevet parallèle.
20. En troisième lieu, toutes les observations précitées ont particulièrement insiste sur l'absence de consentement direct ou indirect du titulaire du brevet en cas de licence obligatoire. Se référant à la jurisprudence de la Cour (notamment aux arrêts du 31 octobre 1974, Centrafarm/Sterling Drug, 15-74, rec. p. 1147 ; arrêt du 14 juillet 1981, Merck/Stephar, précité, et arrêt du 14 septembre 1982, Keurkoop, 144-81, rec. p. 2853), les observations mettent l'accent sur la circonstance qu'en cas de licence obligatoire, il ne serait satisfait à aucune des conditions qui, d'après la jurisprudence de la Cour, fixent la limite d'ordre communautaire à l'exercice d'un droit de propriété industrielle et commerciale protégé sur le plan national. Dès lors, la théorie de l'épuisement des droits de brevet, supposant que le produit en question ait été commercialisé librement et volontairement par le titulaire du brevet, ou par des tiers avec son consentement, ne saurait être appliquée en présence d'une licence obligatoire. Cette conception serait confirmée par les stipulations de la convention relative au brevet européen pour le Marché commun (convention sur le brevet communautaire) (JO du 26. 1. 1976, l 17, p. 1), notamment son article 81, paragraphe 3, laquelle, même si elle n'est pas encore entrée en vigueur, n'en exprimerait pas moins en la matière la position des Etats membres.
21. En quatrième lieu, la société Hoechst et l'ensemble des Etats membres ayant produit des observations ont soutenu que le principe de territorialité des actes des pouvoirs publics d'un Etat membre s'oppose à ce que le titulaire d'une licence obligatoire se voie conférer des droits sur les territoires des autres Etats membres. La licence obligatoire étant une mesure d'exception et constituant souvent une sanction pour le breveté, elle devrait être d'application restrictive et ne pas voir ses effets étendus au-delà de l'objectif qui lui a été assigné, c'est-à-dire en général l'intérêt public et, particulièrement en matière de médicaments, l'approvisionnement du marché intérieur dans des conditions satisfaisantes.
22. Il convient de rappeler que, selon une jurisprudence constante, les articles 30 et 36 du traité font obstacle à l'application des législations nationales qui accordent à un breveté le pouvoir de s'opposer à l'importation et à la commercialisation d'un produit qui aurait été écoulé licitement sur le marché d'un autre Etat membre par le titulaire du droit lui-même, avec son consentement, ou par une personne unie à lui par des liens de dépendance juridique ou économique.
23. En effet, si le titulaire du brevet pouvait interdire l'importation de produits protégés, commercialises dans un autre Etat membre par lui ou avec son consente ment, il aurait la possibilité de cloisonner les marchés nationaux et d'opérer ainsi une restriction dans le commerce entre les Etats membres, sans qu'une telle restriction soit nécessaire pour lui assurer la substance des droits exclusifs découlant des brevets parallèles.
24. La question de la juridiction nationale revient ainsi essentiellement à savoir si les mêmes règles s'appliquent lorsque l'importation et la mise en vente concernent un produit qui a été fabriqué dans l'Etat membre d'exportation par le bénéficiaire d'une licence obligatoire portant sur un brevet parallèle détenu par le titulaire du brevet dans l'Etat membre d'importation.
25. A cet égard, il convient de souligner que, lorsque les autorités compétentes d'un Etat membre, comme en l'espèce, attribuent à un tiers une licence obligatoire en lui permettant d'accomplir des actes de fabrication et de commercialisation que le breveté aurait normalement le pouvoir d'interdire, ce dernier ne saurait être réputé avoir consenti aux actes accomplis par ce tiers. En effet, le titulaire du brevet est, par une telle mesure, privé de son pouvoir de décider librement les conditions dans lesquelles il commercialise son produit.
26. Comme la Cour l'a jugé en dernier lieu dans son arrêt du 14 juillet 1981 (Merck/Stephar, précité), la substance du droit de brevet réside essentiellement dans l'octroi à l'inventeur d'un droit exclusif de première mise en circulation du produit en cause, en vue de lui permettre d'obtenir la récompense de son effort d'inventeur. Permettre au titulaire du brevet de s'opposer à l'importation et à la commercialisation des produits fabriqués dans le cadre d'une licence obligatoire est donc nécessaire pour lui assurer la substance des droits exclusifs découlant de son brevet.
27. Dans ces conditions, il y a lieu de répondre que les articles 30 et 36 du traité ne font pas obstacle à l'application d'une législation d'un Etat membre qui donne au titulaire d'un brevet le pouvoir d'empêcher la commercialisation, dans cet Etat, d'un produit qui a été fabriqué dans un autre Etat membre par le bénéficiaire d'une licence obligatoire portant sur un brevet parallèle détenu par ce même titulaire.
Sur la réponse à apporter à la deuxième et à la troisième question
28. Par ces deux questions, la juridiction nationale demande en substance si la réponse à la première question dépend, d'une part, du point de savoir si les autorités de l'Etat membre qui ont délivré la licence obligatoire ont assorti cette dernière d'une interdiction d'exportation et, d'autre part, du point de savoir si la licence obligatoire prévoit un régime de redevances en faveur du breveté et si ce dernier a effectivement accepté ou perçu de telles redevances.
29. Il suffit de constater, à cet égard, que les limites tracées par le droit communautaire à l'application de la législation de l'Etat membre d'importation qui ont été exposées ci-dessus ne dépendent en rien des conditions auxquelles les autorités compétentes de l'Etat membre d'exportation ont subordonné l'octroi de la licence obligatoire.
30. Dans ces conditions, il y a lieu de répondre à la deuxième et à la troisième question que, pour la réponse à la première question, il est sans importance de savoir si la licence obligatoire a été assortie ou non d'une interdiction d'exportation, si elle a fixé des redevances en faveur du breveté et si celui-ci a accepté ou refusé de les percevoir.
Sur les dépens
31. Les frais exposés par les Gouvernements du Royaume du Danemark, de la République fédérale d'Allemagne, de la République française, de la République italienne, du Royaume des Pays-Bas, du Royaume-Uni, et par la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.
Par ces motifs,
LA COUR,
Statuant sur les questions à elle soumises par le Hoge Raad, par arrêt du 13 janvier 1984, dit pour droit :
1°) Les articles 30 et 36 du traité ne font pas obstacle à l'application d'une législation d'un Etat membre qui donne au titulaire d'un brevet le pouvoir d'empêcher la commercialisation, dans cet Etat, d'un produit qui a été fabriqué dans un autre Etat membre par le bénéficiaire d'une licence obligatoire portant sur un brevet parallèle détenu par ce même titulaire.
2°) A cet égard, il est sans importance de savoir si la licence obligatoire a été assortie ou non d'une interdiction d'exportation, si elle a fixé des redevances en faveur du breveté et si celui-ci a accepté ou refusé de les percevoir.