CJCE, 1re ch., 22 juin 1994, n° C-9/93
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
Question préjudicielle
PARTIES
Demandeur :
IHT Internationale Heiztechnik GmbH, Uwe Danzinger
Défendeur :
Ideal-Standard GmbH, Wabco Standard GmbH
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Due
Présidents de chambre :
MM. Mancini, Moitinho de Almeida, Diez de Velasco
Avocat :
M. Joliet
Avocat général :
M. Gulmann
Juges :
MM. Kakouris, Schockweiler, Rodríguez Iglesias, Zuleeg, Kapteyn, Murray
Avocats :
Mes Tilmann, Doepner.
LA COUR,
1. Par ordonnance du 15 décembre 1992, parvenue à la Cour le 12 janvier 1993, l'Oberlandesgericht Duesseldorf a posé, en vertu de l'article 177 du traité CEE, une question préjudicielle sur l'interprétation des articles 30 et 36 du traité CEE en vue d'apprécier la compatibilité avec le droit communautaire de restrictions à l'utilisation d'une dénomination, dans une situation où un groupe de sociétés détenait, par ses filiales interposées, une marque constituée de cette dénomination dans plusieurs États membres de la Communauté et où cette marque a été cédée, pour un État membre seulement et pour certains produits pour lesquels elle avait été enregistrée, à une entreprise extérieure au groupe.
2. Cette question a été posée dans le cadre d'un litige qui oppose la société Ideal-Standard GmbH à la société Internationale Heiztechnik (ci-après "IHT"), toutes deux établies en Allemagne, à propos de l'utilisation dans ce pays de la marque Ideal Standard pour des installations de chauffage fabriquées en France par la société mère d'IHT, la Compagnie internationale de chauffage (ci-après la "CICh").
3. Jusqu'en 1984, le groupe American Standard détenait, par ses filiales allemande et française interposées - Ideal-Standard GmbH et Ideal-Standard SA -, la marque Ideal Standard en Allemagne et en France pour des équipements sanitaires et des installations de chauffage.
4. En juillet 1984, la filiale française de ce groupe, Ideal-Standard SA, a vendu la marque pour le secteur des installations de chauffage, en même temps que sa branche chauffage, à la Société générale de fonderie (ci-après la "SGF"), société française avec laquelle elle n'avait aucun lien. Cette cession de marque a été effectuée pour la France (y compris les départements et territoires d'outre-mer), la Tunisie et l'Algérie.
5. Cette cession est intervenue dans les circonstances suivantes. Depuis 1976, la société Ideal-Standard SA a été confrontée à des difficultés économiques. Une procédure de concordat a été ouverte à son égard. Un contrat de gérance a été conclu entre les syndics du concordat et une autre société française créée, notamment, par la SGF. Cette société a poursuivi les activités de production et de vente d'Ideal-Standard SA. En 1980, ce contrat de gérance a pris fin. L'évolution des affaires de la branche "installations de chauffage" d'Ideal-Standard SA a continué de n'être pas satisfaisante. Vu l'intérêt, pour la SGF, de maintenir la branche "installations de chauffage" et sa commercialisation en France sous le signe Ideal Standard, Ideal-Standard SA a procédé en faveur de la SGF à la cession de la marque et au transfert des unités de production relatives à la branche chauffage, décrits au point 4 ci-dessus. Ultérieurement, la SGF a cédé la marque à une autre société française, la CICh, qui, comme elle, appartient au groupe français Nord-Est et n'a pas non plus de lien avec le groupe American Standard.
6. En raison de son activité de commercialisation en Allemagne d'installations de chauffage revêtues de la marque Ideal Standard, fabriquées en France par CICh, la société IHT a fait l'objet d'une action en contrefaçon de marque et pour atteinte au nom commercial, introduite par la société Ideal-Standard GmbH. Celle-ci, qui était restée titulaire de la marque Ideal Standard en Allemagne à la fois pour les équipements sanitaires et les installations de chauffage, a cessé en 1976 de fabriquer et de commercialiser des installations de chauffage.
7. Cette action vise à faire interdire à IHT de mettre en vente en Allemagne des installations de chauffage sous la marque Ideal Standard et de faire figurer cette marque sur divers documents commerciaux.
8. Le Landgericht Duesseldorf, qui a eu à connaître de l'action en première instance, l'a jugée fondée dans un jugement du 25 février 1992.
9. Le Landgericht a estimé d'abord qu'il y avait risque de confusion. Le signe utilisé - la dénomination Ideal Standard - est identique. Par ailleurs, les produits en cause présentent des points de contact suffisamment étroits pour que les utilisateurs concernés, y voyant apposé le même signe, soient amenés à penser qu'ils proviennent de la même entreprise.
10. Le Landgericht a estimé ensuite qu'il n'avait aucune raison, dans le cas d'espèce, de faire usage de son pouvoir d'interroger la Cour de justice, au titre de l'article 177 du traité, sur l'interprétation des articles 30 et 36 du traité. Après avoir rappelé la substance de l'arrêt du 3 juillet 1974, Van Zuylen (192-73, Rec. p. 731, ci-après l'"arrêt Hag I"), et de l'arrêt du 17 octobre 1990, Hag (C-10-89, Rec. p. I-3711, ci-après l'"arrêt Hag II"), le Landgericht a considéré, en effet, que les développements de la Cour dans ce second arrêt "démontrent suffisamment que la théorie de l'origine commune a perdu tout fondement, non seulement dans le cadre des faits sur lesquels la Cour s'est prononcée, c' est-à-dire en cas d'expropriation forcée dans un État membre, mais aussi dans le cas d'un fractionnement volontaire de la titularité d'une marque appartenant initialement à un seul titulaire, ce qui est l'hypothèse de la présente espèce".
11. Appel de ce jugement a été interjeté par la société IHT devant l'Oberlandesgericht Duesseldorf. Celui-ci, se référant à l'arrêt Hag II, s'est demandé si la présente espèce devait, comme l'avait jugé le Landgericht, être tranchée de la même façon au regard du droit communautaire.
12. L'Oberlandesgericht Duesseldorf a alors posé à la Cour de justice une question préjudicielle ainsi libellée:
"Y a-t-il restriction illicite du commerce entre États membres au sens des articles 30 et 36, lorsque interdiction doit être faite à une filiale, opérant dans un État membre A, d'un fabricant établi dans un État membre B, d'utiliser, à titre de marque, la dénomination Ideal Standard, en raison d'un risque de confusion avec un signe de même origine, alors que ce fabricant utilise légitimement cette dénomination dans son pays d'origine en vertu d'une marque qui y est protégée, qu'il a acquis cette marque par cession et que la marque appartenait à l'origine à une société-soeur de l'entreprise qui s'oppose dans l'État membre A à l'importation de marchandises revêtues de la marque Ideal Standard ?"
13. Il n'est pas contesté que l'interdiction, qui serait faite à IHT d'utiliser la dénomination Ideal Standard en Allemagne pour des installations de chauffage, constituerait une mesure d'effet équivalant à une mesure quantitative visée par l'article 30. Dès lors, il s'agit de savoir si cette interdiction peut être justifiée au regard de l'article 36 du traité.
14. A titre liminaire, il convient de rappeler certains aspects essentiels du droit des marques et de la jurisprudence de la Cour sur les articles 30 et 36 du traité afin de préciser le contexte juridique dans lequel s'insère la question de la juridiction nationale.
Sur la similarité des produits et le risque de confusion
15. L'arrêt Hag II dont la juridiction de renvoi se demande s'il est applicable au litige au principal avait trait à une situation où non seulement la dénomination était identique mais où les produits commercialisés par les parties au litige étaient eux aussi identiques. Par contraste, le présent litige porte sur l'utilisation d'un signe identique pour des produits différents, la société Ideal Standard GmbH invoquant son enregistrement de la marque Ideal Standard pour des équipements sanitaires en vue de s'opposer à l'utilisation de ce signe pour des installations de chauffage.
16. Il est constant que le droit d'interdiction découlant d'une marque protégée, qu'il soit fondé sur l'enregistrement ou qu'il ait un autre fondement, va au-delà des produits pour lesquels la marque a été acquise. En effet, le droit des marques a pour objectif de protéger les titulaires contre les manœuvres de tiers qui, en créant un risque de confusion dans l'esprit des consommateurs, chercheraient à tirer parti de la réputation attachée à la marque(voir arrêt du 23 mai 1978, Hoffmann-La Roche, 102-77, Rec. p. 1139, point 7). Or ce risque peut être créé par l'utilisation d'un signe identique pour des produits différents de ceux pour lesquels un droit de marque a été acquis (par enregistrement ou d'une autre manière), dès lors que les produits en cause présentent des liens suffisamment étroits pour que, dans l'esprit des utilisateurs qui y voient apposé le même signe, la conclusion s'impose que les produits proviennent de la même entreprise. La similarité des produits fait donc partie de la notion de risque de confusion et doit s'apprécier en fonction de l'objectif poursuivi par le droit des marques.
17. Dans ses observations, la Commission a mis en garde contre l'appréciation extensive du risque de confusion et de la similarité des produits à laquelle se livreraient les juridictions allemandes. Celle-ci serait susceptible de produire des effets restrictifs sur la libre circulation des marchandises qui ne seraient pas couverts par l'article 36 du traité CEE.
18. Pour la période antérieure à l'entrée en vigueur de la première directive 89-104-CEE du Conseil, du 21 décembre 1988, rapprochant les législations des États membres sur les marques (JO 1989, L 40, p. 1), qui a été reportée au 31 décembre 1992 en vertu de l'article 1er de la décision 92-10-CEE du Conseil, du 19 décembre 1991 (JO 1992, L 6, p. 35), période pendant laquelle se situent les faits du litige au principal, la Cour a jugé dans l'arrêt du 30 novembre 1993, Deutsche Renault (C-317-91, Rec. p. I-6227) que "la détermination des critères permettant de conclure à un risque de confusion fait partie des modalités de protection du droit à la marque qui ... relèvent du droit national" (point 31) et que "le droit communautaire n'impose pas un critère d'interprétation stricte du risque de confusion" (point 32).
19. Toutefois, ainsi qu'il a été jugé dans le même arrêt, l'application du droit national demeure soumise aux limites énoncées à la deuxième phrase de l'article 36 du traité: il ne doit y avoir ni discrimination arbitraire dans le commerce entre États membres ni restriction déguisée. Il y aurait, notamment, restriction déguisée si la juridiction nationale procédait à une appréciation arbitraire de la similarité des produits. Dès lors que l'application de la loi nationale conduirait, pour ce qui est de la similarité des produits, à une discrimination arbitraire ou à une restriction déguisée, il serait exclu, en toute hypothèse, que l'entrave à l'importation puisse être justifiée au regard de l'article 36. Par ailleurs, si la juridiction nationale compétente devait finalement conclure que les produits en cause ne sont pas similaires, il n'y aurait aucune entrave à l'importation qui puisse être justifiée au regard de l'article 36.
20. Sous ces réserves, c'est à la juridiction saisie du litige au principal qu'il appartient d'apprécier la similarité des produits en cause. S'agissant d'une question impliquant l'établissement des faits dont la juridiction nationale est seule à avoir une connaissance directe et qui échappe donc, dans cette mesure, à la compétence que la Cour exerce au titre de l'article 177, celle-ci ne peut que partir de l'hypothèse qu'il y a risque de confusion. Le problème se pose, dès lors, dans les mêmes termes que si les produits pour lesquels la marque a été cédée et ceux qui sont couverts par l'enregistrement invoqué en Allemagne étaient identiques.
Sur le caractère territorial et l'indépendance des titres nationaux en matière de marques
21. S'agissant d'une situation où la marque a été cédée pour un État seulement et de la question de savoir si la solution adoptée dans l'arrêt Hag II à propos du fractionnement d'une marque dû à une mesure de mise sous séquestre vaut aussi en cas de fractionnement par acte volontaire, il y a lieu de rappeler d'abord, comme l'a fait le Royaume-Uni, que les titres nationaux en matière de marques sont non seulement territoriaux mais également indépendants les uns des autres.
22. Les titres nationaux en matière de marques sont d'abord territoriaux. Ce principe de territorialité, qui est reconnu par le droit international conventionnel, signifie que c' est le droit de l'État où la protection d'une marque est demandée qui détermine les conditions de cette protection. Le droit national ne peut, par ailleurs, sanctionner que des actes accomplis sur le territoire national en question.
23. L'article 36 du traité CEE lui-même, en admettant certaines restrictions à l'importation fondées sur des raisons de protection de la propriété intellectuelle, présuppose que c'est en principe la législation de l'État d'importation qui s'applique aux actes, portant sur le produit importé, accomplis sur le territoire de cet État. La restriction à l'importation qui est rendue possible par cette législation n'échappera naturellement à l'article 30 que si elle est couverte par l'article 36.
24. Les titres nationaux en matière de marques sont également indépendants les uns des autres.
25. Ce principe d'indépendance des marques a trouvé son expression dans l'article 6, paragraphe 3, de la convention d'Union de Paris pour la protection de la propriété industrielle, du 20 mars 1883, telle qu'elle a été révisée en dernier lieu à Stockholm le 14 juillet 1967 (Recueil des traités des Nations unies, vol. 828, nº 11851, p. 305), qui dispose qu'"une marque régulièrement enregistrée dans un pays de l'Union sera considérée comme indépendante des marques enregistrées dans les autres pays de l'Union ...".
26. Ce principe a conduit à reconnaître que le droit de marque peut être cédé pour un pays sans être cédé simultanément par son titulaire dans d'autres pays.
27. La possibilité de cessions indépendantes résulte d'abord implicitement de l'article 6 quater de la convention d'Union de Paris.
28. Certaines législations nationales admettent le transfert de la marque sans transfert concomitant de l'entreprise, tandis que d'autres continuent d'exiger que le transfert de l'entreprise ait lieu avec celui de la marque. Dans certains pays, l'exigence du transfert concomitant de l'entreprise avait même été interprétée comme nécessitant le transfert de la totalité de l'entreprise, certaines parties de cette dernière seraient-elles situées dans des pays autres que celui pour lequel le transfert était envisagé. Le transfert de la marque pour un pays impliquait alors presque nécessairement le transfert de la marque pour d'autres pays.
29. C' est pourquoi l'article 6 quater de la convention d'Union a précisé que "lorsque, conformément à la législation d'un pays de l'Union, la cession n'est valable que si elle a lieu en même temps que la partie de l'entreprise ou du fonds de commerce auquel la marque appartient, il suffira, pour que cette validité soit admise, que la partie du fonds de commerce située dans ce pays soit transférée au cessionnaire avec le droit exclusif d'y fabriquer ou d'y vendre les produits portant la marque cédée".
30. En facilitant ainsi le transfert d'une marque pour un pays sans transfert concomitant de la marque dans un autre pays, l'article 6 quater de la convention d'Union présuppose que ces cessions indépendantes peuvent avoir lieu.
31. Le principe d'indépendance des marques est, par ailleurs, expressément consacré par l'article 9 ter, deuxième alinéa, de l'arrangement de Madrid concernant l'enregistrement international des marques du 14 avril 1891, révisé pour la dernière fois à Stockholm, en 1967 (Recueil des traités des Nations unies, vol. 828, nº 11852, p. 389), qui dispose que "le Bureau international inscrira également une cession de la marque internationale pour un ou plusieurs des pays contractants seulement".
32. Les droits unitaires, qui érigent le territoire de plusieurs États en un territoire unique du point de vue du droit des marques, tels que la loi uniforme Benelux sur les marques de produits (annexée à la convention Benelux en matière de marques de produits, Bulletin Benelux, 1962-2, p. 57, protocole du 10 novembre 1983, Bulletin Benelux du 15 décembre 1983, p. 72) ou le règlement (CE) nº 40-94 du Conseil, du 20 décembre 1993, sur la marque communautaire (JO 1994, L 11, p. 1), frappent, certes, de nullité la cession de marque opérée pour une partie seulement du territoire qu'ils régissent (voir ci-après points 53 et 54). Toutefois, pas plus que les législations nationales, ces droits unitaires ne subordonnent la validité de la cession de marque effectuée pour le territoire qu'ils régissent à la cession concomitante de la marque pour les territoires d'États tiers.
Sur la jurisprudence relative aux articles 30 et 36, le droit des marques et les importations parallèles
33. S'appuyant sur la deuxième phrase de l'article 36 du traité, la Cour a jugé, dans une jurisprudence constante, qu'en tant qu'il apporte une exception à l'un des principes fondamentaux du Marché commun, l'article 36 n'admet ... des dérogations à la libre circulation des marchandises que dans la mesure où ces dérogations sont justifiées par la sauvegarde des droits qui constituent l'objet spécifique de cette propriété;
qu'en matière de marques l'objet spécifique de la propriété commerciale est notamment d'assurer au titulaire le droit exclusif d'utiliser la marque, pour la première mise en circulation d'un produit, et de le protéger ainsi contre les concurrents qui voudraient abuser de la position et de la réputation de la marque en vendant des produits indûment pourvus de cette marque;
qu'un obstacle à la libre circulation des marchandises peut résulter de l'existence, dans une législation nationale en matière de propriété industrielle et commerciale, de dispositions prévoyant que le droit du titulaire de la marque n'est pas épuisé par la commercialisation d'un produit, dans un autre État membre, sous la protection de la marque, de sorte que le titulaire peut s'opposer à l'importation dans son propre État du produit commercialisé dans un autre État;
qu'un tel obstacle n'est pas justifié lorsque le produit a été écoulé licitement sur le marché de l'État membre d'où il est importé, par le titulaire lui-même ou avec son consentement, de sorte qu'il ne peut être question d'abus ou de contrefaçon de la marque;
qu'en effet, si le titulaire de la marque pouvait interdire l'importation de produits protégés, commercialisés dans un autre État membre par lui ou avec son consentement, il aurait la possibilité de cloisonner les marchés nationaux et d'opérer ainsi une restriction dans le commerce entre les États membres, sans qu'une telle restriction soit nécessaire pour lui assurer la substance du droit exclusif découlant de la marque (voir arrêt du 31 octobre 1974, Winthrop, 16-74, Rec. p. 1183, points 7 à 11).
34. Ainsi, doit être écartée comme contraire aux articles 30 et 36 l'application d'une loi nationale qui donnerait au titulaire de la marque dans l'État d'importation le droit de s'opposer à la commercialisation de produits qui ont été mis en circulation dans l'État d'exportation par lui-même ou avec son consentement. Ce principe dit de l'épuisement joue lorsque le titulaire de la marque dans l'État d'importation et le titulaire de la marque dans l'État d'exportation sont identiques ou lorsque, même s'ils sont des personnes distinctes, ils sont liés économiquement. Plusieurs situations sont couvertes: produits mis en circulation par la même entreprise ou par un licencié ou par une société mère ou par une filiale du même groupe ou encore par un concessionnaire exclusif.
35. Les jurisprudences nationales et la jurisprudence communautaire ont révélé de nombreux cas où la marque avait fait l'objet d'un transfert à une filiale ou à un concessionnaire exclusif en vue de mettre ces entreprises en mesure de protéger leurs marchés nationaux contre des importations parallèles en tirant parti des conceptions restrictives de certains droits nationaux en matière d'épuisement.
36. Les articles 30 et 36 mettent en échec ces manipulations du droit des marques, dès lors qu'ils imposent d'écarter les lois nationales qui ouvrent au titulaire du droit la possibilité de s'opposer à l'importation.
37. Dans les situations décrites ci-dessus (voir point 34), la fonction de la marque n'est nullement mise en cause par la liberté des importations. Ainsi qu'il a été jugé dans l'arrêt Hag II, précité, pour que la marque puisse jouer (son) rôle, elle doit constituer la garantie que tous les produits qui en sont revêtus ont été fabriqués sous le contrôle d'une entreprise unique à laquelle peut être attribuée la responsabilité de leur qualité (point 13). Dans tous les cas dont il vient d'être question, il y a contrôle par une même entité: le groupe de sociétés dans le cas de produits mis en circulation par une filiale; le fabricant dans le cas de produits commercialisés par le concessionnaire; le donneur de licence, s'il s'agit de produits écoulés par un licencié. Dans l'hypothèse de la licence, le donneur de licence a la possibilité de contrôler la qualité des produits du licencié en insérant dans le contrat des clauses qui obligent le licencié à respecter ses instructions et lui donnent la faculté de s'assurer de leur respect. La provenance que la marque est destinée à garantir est la même: elle n'est pas définie par le fabricant mais par le centre d'où la fabrication est dirigée(voir l'exposé des motifs de la convention Benelux et de la loi uniforme, Bulletin Benelux, 1962-2, p. 36).
38. Il importe de souligner encore que l'élément déterminant est la possibilité d'un contrôle sur la qualité des produits et non l'exercice effectif de ce contrôle.C'est ainsi qu'une loi nationale qui ouvrirait au donneur de licence la possibilité de se prévaloir de la mauvaise qualité des produits du licencié pour s'opposer à leur importation devrait être écartée comme contraire aux articles 30 et 36: si le donneur de licence tolère la fabrication de produits de mauvaise qualité alors qu'il a les moyens contractuels de l'empêcher, il doit en assumer la responsabilité. De même, si la fabrication des produits est décentralisée au sein d'un même groupe de sociétés et que les filiales établies dans chacun des États membres fabriquent des produits dont la qualité est adaptée aux particularités de chaque marché national, une loi nationale, qui permettrait à une filiale du groupe d'invoquer ces différences de qualité pour s'opposer sur son territoire à la commercialisation de produits fabriqués par une société-soeur, devrait elle aussi être écartée. Les articles 30 et 36 imposent que le groupe subisse les conséquences de son choix.
39. Les articles 30 et 36 font ainsi obstacle à l'application de législations nationales qui permettent le recours au droit des marques pour empêcher la libre circulation d'un produit revêtu d'une marque dont l'utilisation se trouve sous contrôle unique.
Sur la situation où l'unicité de contrôle de la marque a été rompue à la suite d'une cession opérée pour un ou plusieurs États membres seulement
40. Le problème que pose la question de l'Oberlandesgericht Duesseldorf est de savoir si les mêmes principes valent lorsque la marque a été transférée, pour un ou plusieurs États membres seulement, à une entreprise qui ne présente aucun lien économique avec le cédant et que ce dernier s'oppose à la commercialisation, dans l'État où il a conservé la marque, de produits revêtus de la marque par le cessionnaire.
41. Cette situation doit être nettement distinguée du cas où les produits importés proviennent d'un licencié ou d'une filiale à laquelle a été transférée la titularité du droit de marque dans l'État d'exportation. Par lui-même, c'est-à-dire en l'absence de tout lien économique, le contrat de cession ne donne pas, en effet, au cédant les moyens de contrôler la qualité des produits commercialisés et marqués par le cessionnaire.
42. La Commission a soutenu que, en cédant la marque Ideal Standard en France pour des installations de chauffage, à une société tierce, le groupe American Standard avait consenti implicitement à la mise en circulation en France des installations de chauffage par cette société tierce sous cette marque. Comme il y aurait consentement implicite, la commercialisation sous la marque cédée des installations de chauffage ne pourrait être interdite en Allemagne.
43. Cette position doit être écartée. Le consentement qu'implique toute cession n'est pas celui qui est exigé pour que joue l'épuisement du droit. Il faut pour cela que le titulaire du droit dans l'État d'importation ait, directement ou indirectement, le pouvoir de déterminer les produits sur lesquels la marque peut être apposée dans l'État d'exportation et d'en contrôler la qualité. Or ce pouvoir disparaît si, par une cession, la maîtrise de la marque est abandonnée à un tiers sans lien économique avec le cédant.
44. La solution de l'isolement des marchés dans le cas de titulaires de marque distincts pour deux États membres de la Communauté qui ne présentent aucun lien économique entre eux a déjà été admise par la Cour dans l'arrêt Hag II. Comme il s'agissait d'un cas où l'unicité de titulaires avait été rompue à la suite d'une mesure de mise sous séquestre, il a été soutenu toutefois que la même solution ne s'imposerait pas en cas de fractionnement volontaire.
45. Ce point de vue ne saurait être retenu, car il est en contradiction avec le raisonnement développé par la Cour dans l'arrêt Hag II. Celle-ci a commencé par souligner que le droit des marques constitue un élément essentiel du système de concurrence non faussée que le traité entend établir(point 13). Elle a continué en rappelant la fonction d'identification de la marque et, dans un passage déjà cité au point 37 ci-dessus, les conditions pour que la marque puisse jouer ce rôle. La Cour a poursuivi en considérant que la portée du droit exclusif qui constitue l'objet spécifique de la marque devait être déterminée en tenant compte de sa fonction(point 14). Elle a souligné que, dans le cas d'espèce, le fait déterminant était l'absence de consentement du titulaire de la marque dans l'État d'importation à la mise en circulation, dans l'État d'exportation, des produits commercialisés par l'entreprise titulaire du droit dans ce dernier État(point 15). Elle en a conclu que la libre circulation des produits porterait atteinte à la fonction essentielle de la marque: les consommateurs ne seraient plus en mesure d'identifier avec certitude l'origine du produit marqué et le titulaire du droit pourrait se voir imputer la mauvaise qualité d'un produit dont il ne serait nullement responsable(point 16).
46. Ces considérations valent, ainsi que l'ont à juste titre souligné le Royaume-Uni et l'Allemagne et jugé le Landgericht Duesseldorf en première instance dans le litige au principal, que le fractionnement de la marque initialement détenue par le même titulaire soit dû à un acte de puissance publique ou à une cession contractuelle.
47. Il a été soutenu notamment par la société IHT que le titulaire d'une marque qui procède à une cession de la marque dans un État membre, tout en la conservant dans les autres, devrait accepter les conséquences de ce que la cession a affaibli la fonction d'identification de la marque. Par une cession territorialement limitée, le titulaire renoncerait volontairement à être le seul qui commercialise des marchandises de la marque en question dans la Communauté.
48. L'argument doit être écarté. Il ne tient pas compte, en effet, de ce que, le droit des marques étant territorial, la fonction de la marque s'apprécie par rapport à un territoire (point 18 de l'arrêt Hag II).
49. Il a encore été argumenté par la société IHT que la filiale française, la société Ideal-Standard SA, s'accommode en France d'une situation où des produits (tels que les installations de chauffage et les équipements sanitaires) provenant de sources différentes peuvent être commercialisés sous une marque identique sur le même territoire national. Le comportement de la filiale allemande du même groupe qui s'oppose à la commercialisation des installations de chauffage en Allemagne sous la marque Ideal Standard aurait donc un caractère abusif.
50. Cet argument ne saurait pas non plus être retenu.
51. Tout d'abord, la cession a été opérée pour la France uniquement. L'argumentation aboutirait, si elle était acceptée, à ce que la cession du droit pour la France soit doublée d'une autorisation d'utiliser le signe en Allemagne, ainsi que l'a relevé le gouvernement allemand, alors que cessions et licences sont toujours convenues, eu égard au caractère territorial des titres nationaux en matière de marques, par rapport à un territoire déterminé.
52. En outre et surtout, le droit français, qui gouverne la cession opérée en l'espèce, autorise les cessions de marque limitées à certains produits avec pour conséquence que peuvent circuler, sur le territoire français, sous la même marque des produits similaires provenant de sources différentes, alors que le droit allemand, en interdisant les cessions de marque limitées à certains produits, vise à empêcher que se réalise cette situation de coexistence. L'argumentation d'IHT conduirait, si elle était admise, à étendre à l'État d'importation dont le droit s'oppose à cette situation de coexistence la solution qui prévaut dans l'État d'exportation, et ce en dépit du caractère territorial des droits en cause.
53. Partant de l'idée qu'une cession à un cessionnaire n'ayant aucun lien avec le cédant conduirait à la constitution de sources distinctes à l'intérieur du même territoire et que, pour sauvegarder la fonction de la marque, il faudrait alors admettre que puisse être interdite l'exportation des produits du cessionnaire vers le territoire du cédant et inversement, les droits unitaires, pour éviter la création de ces obstacles à la libre circulation des marchandises, frappent de nullité les cessions qui sont effectuées pour une partie seulement du territoire couvert par les titres qu'ils instituent. Par la limitation ainsi apportée au droit de disposer de la marque, ces droits unitaires garantissent l'unicité de titulaire sur l'ensemble du territoire auxquels ils s'appliquent et assurent la libre circulation du produit.
54. Ainsi, la loi uniforme Benelux sur les marques de produits, dont l'objectif était d'unifier le territoire des trois États du point de vue du droit des marques (exposé des motifs, Bulletin Benelux, 1962- 2, p. 3 et 4), a prévu que, à partir de son entrée en vigueur, un droit de marque ne pouvait plus être acquis que pour l'ensemble du Benelux (exposé des motifs, Bulletin Benelux, 1962-2, p. 14). C'est à cette fin qu'elle a disposé que sont nulles les cessions de marque qui ne sont pas faites pour l'ensemble du Benelux.
55. Le règlement précité sur la marque communautaire a lui aussi créé un titre à caractère unitaire. Sauf exceptions (voir à cet égard l'article 106 sur l'interdiction de l'usage des marques communautaires et l'article 107 sur les droits antérieurs de portée locale), la marque communautaire "produit les mêmes effets dans l'ensemble de la Communauté; elle ne peut être enregistrée, transférée, faire l'objet d'une renonciation, d'une décision de déchéance des droits du titulaire ou de nullité, et son usage ne peut être interdit, que pour l'ensemble de la Communauté" (article 1er, paragraphe 2).
56. Toutefois, à la différence de la loi Benelux, "le droit communautaire des marques ne se substitue pas aux droits des marques des États membres" (cinquième considérant du règlement précité). La marque communautaire se superpose simplement aux titres nationaux. Rien n'oblige les entreprises à acquérir des marques communautaires (cinquième considérant du règlement précité). De plus, l'existence de titres nationaux antérieurs peut être un obstacle à l'enregistrement d'une marque communautaire. En vertu de l'article 8 du même règlement, le titulaire d'une marque dans un seul État membre peut, en effet, s'opposer à l'enregistrement d'une marque communautaire par une personne qui est titulaire de titres nationaux pour des produits identiques ou similaires dans tous les autres États membres. Cette disposition ne peut être interprétée comme faisant obstacle à la cession de marques nationales pour un ou plusieurs États de la Communauté seulement. Il apparaît donc que le règlement sur la marque communautaire ne frappe pas de nullité les cessions de marques nationales limitées à certains États de la Communauté.
57. Cette sanction ne peut être instituée par voie jurisprudentielle. Considérer que les législations nationales sont des mesures d'effet équivalent tombant sous le coup de l'article 30 et non justifiées par l'article 36, dans la mesure où, à l'heure actuelle, compte tenu de l'indépendance des titres nationaux (voir ci-dessus points 25 à 32), elles ne subordonnent pas la validité des cessions opérées pour les territoires qu'elles régissent à la cession concomitante de la marque pour les autres États de la Communauté, reviendrait à imposer aux États une obligation positive, celle d'insérer dans leurs législations une règle frappant de nullité les cessions de marques nationales effectuées pour une partie seulement de la Communauté.
58. C'est au législateur communautaire qu'il appartient de prescrire aux États pareille obligation par une directive prise au titre de l'article 100 A du traité CEE, étant donné que l'élimination des obstacles dus à la territorialité des marques nationales est nécessaire pour l'établissement et pour le fonctionnement du marché intérieur, ou d'énoncer lui-même directement la règle dans un règlement pris au titre de la même disposition.
59. Il convient encore d'ajouter que, lorsque des entreprises indépendantes l'une de l'autre procèdent à des cessions de marque à la suite d'une entente de partage des marchés, l'interdiction des accords anticoncurrentiels édictée par l'article 85 s'applique avec pour conséquence la nullité des cessions qui sont l'instrument de l'entente. Toutefois, comme l'a souligné à juste titre le gouvernement du Royaume-Uni, cette règle et la sanction dont elle est assortie ne peuvent être appliquées mécaniquement à toute cession. Qualifier une cession de marque d'instrument d'un accord interdit par l'article 85 requiert une analyse du contexte, des engagements sous-jacents à la cession, de l'intention des parties et de la contrepartie promise.
60. Au vu des considérations qui précèdent, il y a lieu de répondre à la question posée par l'Oberlandesgericht Duesseldorf qu'il n'y a pas restriction illicite du commerce entre États membres au sens des articles 30 et 36, lorsque interdiction doit être faite à une filiale, opérant dans un État membre A, d'un fabricant établi dans un État membre B, d'utiliser, à titre de marque, la dénomination Ideal Standard, en raison d'un risque de confusion avec un signe de même origine, alors que ce fabricant utilise légitimement cette dénomination dans son pays d'origine en vertu d'une marque qui y est protégée, qu'il a acquis cette marque par cession et que la marque appartenait à l'origine à une société-soeur de l'entreprise qui s'oppose dans l'État membre A à l'importation de marchandises revêtues de la marque Ideal Standard.
Sur les dépens
61. Les frais exposés par les gouvernements allemand et du Royaume-Uni et par la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.
Par ces motifs,
LA COUR:
Statuant sur la question à elle soumise par l'Oberlandesgericht Duesseldorf, par ordonnance du 15 décembre 1992, dit pour droit:
Il n'y a pas restriction illicite du commerce entre États membres au sens des articles 30 et 36, lorsque interdiction doit être faite à une filiale, opérant dans un État membre A, d'un fabricant établi dans un État membre B, d'utiliser, à titre de marque, la dénomination Ideal Standard, en raison d'un risque de confusion avec un signe de même origine, alors que ce fabricant utilise légitimement cette dénomination dans son pays d'origine en vertu d'une marque qui y est protégée, qu'il a acquis cette marque par cession et que la marque appartenait à l'origine à une société-soeur de l'entreprise qui s'oppose dans l'État membre A à l'importation de marchandises revêtues de la marque Ideal Standard.