CA Paris, 5e ch. B, 20 mars 2003, n° 2001-08611
PARIS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Imprimerie Poiget (SARL), Bonnaire (Epoux)
Défendeur :
Air France (SA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Main
Conseillers :
M. Faucher, Mme Percheron
Avoués :
SCP Gibou-Pignot-Grappotte-Benetreau, SCP Naboudet-Hatet
Avocats :
Mes Loubeyre, Casati Ollier
LA COUR statue sur l'appel interjeté par la société Imprimerie Poiget (société Poiget) contre le jugement contradictoire rendu le 14 décembre 2000 par le Tribunal de commerce de Bobigny, qui a :
- dit que la société Poiget n'avait pas qualité pour agir relativement à la période antérieure au 1er janvier 1994,
- rejeté la demande de communication de pièces de la société Poiget relativement aux pièces nos 1, 2, 5 et 9, à 11, ayant fait l'objet de sa sommation du 9 mars 2000,
- déclaré ladite demande fondée pour les pièces nos 6 à 8 ayant fait l'objet de la même sommation et dit en conséquence que la société Air France n'établissait pas avoir informé la société Poiget courant 1997 " d'un appel d'offres en 1998 et de son contenu",
- condamné la société Air France à payer à la société Poiget 1 800 000 F (274 408,23 euros) à titre de dommages intérêts,
- dit n'y avoir lieu à exécution provisoire,
- débouté les parties de leurs demandes fondées sur l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ainsi que de toutes prétentions plus amples ou contraires,
- condamné la société Air France aux dépens.
La société Poiget, constituée en juin 1994 pour exploiter en location gérance un fonds de commerce d'imprimerie et qui, comme les précédents exploitants du fonds depuis 1961, réalisait une partie des menus de la compagnie d'aviation Air France, a, le 16 novembre 1999, assigné cette société en paiement de dommages-intérêts, lui reprochant d'avoir, sans préavis et abusivement, rompu, par un courrier du 2 juin 1999, le contrat de fourniture exclusive qui la liait à "l'Imprimerie Poiget" depuis 1961 et de lui avoir par là causé un grave préjudice commercial.
Vu les dernières conclusions, signifiées le 16 janvier 2003, aux termes desquelles la société Poiget, appelante, d'une part, Monsieur Claude Bonnaire et Madame Martine Dougada, son épouse (les époux Bonnaire), intervenants volontaires, d'autre part, demandent à la cour de :
- donner acte aux époux Bonnaire de leur intervention volontaire,
- dire que la relation commerciale entre la société Air France et l'imprimerie Poiget, exploitée successivement par M. Poiget puis par les époux Bonnaire, a duré au total 38 années consécutives,
- dire que la société Air France a engagé sa responsabilité en rompant brutalement sans préavis suffisant le contrat de fourniture exclusive la liant depuis 1961 à l'Imprimerie Poiget,
- dire la société Poiget recevable et fondée à sa prévaloir de relations commerciales existant depuis 1961,
- subsidiairement, dire les époux Bonnaire recevables et fondés à agir, en qualité de propriétaires du fonds de commerce, "pour la période des relations commerciales de 1961 à 1994",
- donner acte à Air France de la "prétention d'un préavis total de 3 ans",
- dire que les menus imprimés d'Air France constituaient des produits sous marque de distributeur justifiant le doublement de la durée minimale de préavis en application de l'article L. 442-6-5° du Code de commerce;
- condamner en conséquence la société Air France à payer à la société Poiget la somme de 1 021 408 euros (6 700 000 F), correspondant à 2 ans de chiffre d'affaires, à titre d'indemnité de préavis ou, à titre subsidiaire partager cette indemnité prorata temporis entre la société Poiget et les époux Bonnaire,
- dire que la société Air France a rompu abusivement et de manière injustifiée le contrat d'approvisionnement exclusif la liant à l'Imprimerie Poiget en lui laissant croire à la poursuite des relations commerciales, en omettant de l'informer de l'appel d'offres prétendument fait en 1998, en la mettant dans l'impossibilité d'adapter ou reconvertir son activité et en abusant de la dépendance économique de l'imprimeur,
- condamner en conséquence la société Air France à payer une indemnité complémentaire de 304 898F ( 2 000 000F),
- condamner en outre la société Air France à payer à l'Imprimerie Poiget 7 622 euros au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ainsi qu'à supporter les entiers dépens;
Vu les dernières écritures, signifiées le 10 janvier 2003, par lesquelles la société Air France, intimée et incidemment appelante, prie la cour de :
- déclarer irrecevable l'intervention volontaire des époux Bonnaire,
- confirmer le jugement attaqué, sauf en ce qu'il l'a condamnée à payer à l'Imprimerie Poiget une indemnité de 274 408 euros et a mis les dépens à sa charge,
- réformant le jugement de ces chefs et y ajoutant, débouter la société Poiget de sa demande d'indemnité au titre du préavis comme de ses autres prétentions et la condamner à lui payer 5 335,71 euros en vertu de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ainsi qu'à supporter les dépens;
Sur la recevabilité de l'intervention des époux Bonnaire :
Considérant que les époux Bonnaire, qui avaient acquis le 24 janvier 1991 de Monsieur Camille Poiget le fonds de commerce d'imprimerie exploité sous le nom et l'enseigne "Imprimerie Poiget" et soutiennent que c'est ce même fonds, bien qu'exploité dans des locaux différents, qu'ils ont donné en location-gérance à la société à responsabilité limitée Imprimerie Poiget, constituée à cet effet le 1er juillet 1994, interviennent à l'instance d'appel pour solliciter, à titre subsidiaire, une partie, calculée prorata temporis, de l'indemnité réclamée en son entier à titre principal par la société Poiget en réparation du préjudice causé par le défaut de préavis suffisant lors de la rupture des relations contractuelles entre ladite société et la société Air France;
Que, n'étant pas parties au contrat rompu, alors que les relations commerciales qui les liaient à Air France lorsqu'ils exploitaient personnellement le fonds ont pris fin de leur fait par la cessation de cette exploitation personnelle sans qu'ils invoquent contre Air France aucune faute commise à l'occasion de ces relations contractuelles antérieures au 1er juillet 1994, les époux Bonnaire, qui ne demandent réparation d'aucun préjudice qui leur aurait été causé personnellement mais seulement, à titre subsidiaire, d'une partie de celui qui aurait été causé selon eux à la société Poiget, ne justifient pas de leur qualité ni de leur intérêt à agir, de sorte que leur intervention volontaire doit être déclarée irrecevable en application de l'article 554 du nouveau Code de procédure civile ;
Sur les demandes de la société Poiget :
Considérant que le fonds de commerce n'est pas doté de la personnalité juridique; que s'il est constitué notamment d'éléments incorporels parmi lesquels la clientèle, il ne comprend pas les contrats conclus par la personne, physique ou morale, qui l'exploite, de sorte que le cessionnaire ou le locataire gérant du fonds ne succèdent pas aux droits et obligations du précédent exploitant, à moins d'une disposition expresse de l'acte de cession ou de location gérance et d'un accord du cocontractant pour cette substitution;
Qu'en l'espèce, s'il est certain que la société Air France a fait imprimer une partie de ses menus, depuis 1961, par les exploitants successifs d'un fonds de commerce d'imprimerie de labeur ayant pour dénomination et enseigne "Imprimerie Poiget" il n'est pas justifié de ce que le contrat de location gérance conclu le 24 décembre 1982 entre Monsieur Camille Poiget et les époux Bonnaire aurait transmis à ceux-ci le bénéfice du contrat existant entre le propriétaire du fonds et Air France ; qu'il en va de même de l'acte du 24 janvier 1991, seul produit, par lequel Monsieur Poiget a cédé le fonds aux époux Bonnaire,en mentionnant au demeurant expressément l'absence de tout contrat de fourniture, et du contrat de location-gérance intervenu en juillet 1994 entre les époux Bonnaire et la société Air France, qui n'a pas été versé aux débats ;
Qu'il n'y a donc aucune continuité juridique dans les relations commerciales ayant existé entre la société Air France et l'imprimeur de ses menus, de sorte que la société Imprimerie Poiget, qui n'est pas venue aux droits des époux Bonnaire, non plus que ceux-ci aux droits de Monsieur Camille Poiget, ne peut, au regard de l'application revendiquée des dispositions de l'article L. 442-6 du Code de commerce, se prévaloir à l'encontre de la société Air France, sa cocontractante, des relations commerciales ayant existé entre celle-ci et Monsieur Poiget puis les époux Bonnaire mais seulement des relations contractuelles qui l'ont liée personnellement, au plus tôt à sa création en juillet 1994, à la société Air France;
Considérant que si la continuité des commandes passées par la société Air France à la société Poiget, à partir de juillet 1994, pour l'impression de ses menus sur certaines lignes, démontre l'existence d'une "relation commerciale établie", au sens des dispositions précitées de l'article 36 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, devenues celles de l'article L. 442-6-4°, applicables à l'espèce à l'exclusion de celles de l'article L. 442-6-5° telles qu'issues de la loi du 15 mai 2001, interdisant la rupture brutale d'une telle relation sans préavis écrit d'une durée suffisante, il apparaît que la société Air France a notifié une première fois à sa co-contractante, par courrier du 16 septembre 1996, son intention de ne pas poursuivre la relation contractuelle, sans durée définie, dans les mêmes conditions, en organisant, pour la fourniture des menus durant l'année 1997, un appel d'offres ouvert à des entreprises concurrentes, auquel la société Poiget a répondu le 30 septembre 1996 par une lettre de soumission, acceptant par là qu'il soit mis fin à la relation ayant existé antérieurement ; qu'une nouvelle relation a alors commencé, puisque la société Poiget s'est vue confier à nouveau, à partir du 1er janvier 1997 et sans qu'il importe de rechercher dans quelles conditions formelles cette décision a été prise dès lors qu'il est certain qu'il y a eu mise en concurrence et que des entreprises autres que Poiget ont soumissionné, l'impression de menus pour les lignes qui lui avaient été précédemment attribuées, jusqu'à ce que, par courrier recommandé du 2 juin 1999, la société Air France lui notifie qu'elle n'entendait pas poursuivre avec elle la relation contractuelle, qui prendrait fin en mars 2000, après une période transitoire s'ouvrant au 1er septembre 1999, date à laquelle commencerait à intervenir le nouveau prestataire sélectionné à l'issue d'une procédure d'appel d'offres lancée au cours du deuxième semestre de 1998;
Considérant que, si la nouvelle relation contractuelle établie avec la société Poiget à partir du 1er janvier 1997 ne s'est pas limitée à l'année 1997, période pour laquelle avait été lancé l'appel d'offres, d'où il résulte qu'elle s'est poursuivie au-delà du 31 décembre 1997 sans limitation de durée et si la société Air France n'a pas consulté sa co-contractante dans la procédure d'appel d'offres qu'elle affirme avoir lancée à la fin de l'année 1998 et n'établit pas même l'avoir informée de cette procédure, la durée de la relation contractuelle dont il doit être tenu compte au regard de l'exigence d'un préavis raisonnable a été de deux années et demie seulement;
Considérant que, s'agissant d'une relation sans durée déterminée, la société Air France était, comme sa cocontractante, libre d'y mettre fin à tout moment, sans avoir à justifier d'un motif quelconque, pourvu que soit respecté un délai de préavis suffisant;
Que la société Poiget ne démontre pas que la rupture notifiée par la société Poiget a revêtue un caractère abusif;
Qu'elle ne caractérise pas en quoi la société Air France aurait abusé de sa prétendue situation de dépendance économique et n'établit pas celle-ci, qui ne peut résulter de la seule supériorité de la puissance économique d'Air France, alors que la nature des travaux d'impression, ne revêtant par eux-mêmes aucune singularité exceptionnelle ni ne requérant un matériel spécifique, ne l'empêchait nullement de diversifier sa clientèle, de sorte que la circonstance que le chiffre d'affaires réalisé avec Air France représentait environ 90% du chiffre d'affaires global de la société Poiget ne résulte que de la politique quelque peu imprévoyante menée par celle-ci; qu'il ne résulte d'aucun élément versé aux débats que la société Air France aurait mis sa co-contractante dans l'impossibilité de s'adapter ou se reconvertir, alors qu'une telle adaptation ou reconversion ne se heurtait à aucun obstacle technique ou objectif, rien ne s'opposant à ce que la société Poiget accroisse son activité au profit d'autres clients afin de s'affranchir de la dépendance dans laquelle elle-même s'était mise à l'égard d'Air France;
Que, dès lors que l'appel d'offres lancé en 1998 portait, selon les documents versés aux débats, sur une prestation plus large et complète que celle fournie par la société Poiget, simple imprimeur, celle-ci n'est pas fondée à soutenir que le fait de ne l'avoir pas mise en mesure de soumissionner à ce nouvel appel d'offres et de ne l'en avoir pas même avisée aurait pour effet de rendre abusive la rupture;
Considérant, quant à la durée du préavis, qu'elle apparaît suffisante au regard tant de la durée de la relation contractuelle devant être prise en compte que des possibilités de reconversion de la société Poiget; qu'en effet la société Poiget a, pendant trois mois à compter de la notification de la rupture, pu continuer à fournir les mêmes prestations qu'auparavant; qu'elle a ensuite bénéficié d'une période transitoire de 7 mois, pendant laquelle la société Air France a accepté de lui passer commande d'une partie des prestations antérieurement fournies, à savoir le seul repiquage des menus et seulement pour les lignes vers l'Afrique, les Caraïbes - Océan Indien et l'Amérique du sud, l'Amérique du nord et l'Asie étant exclues ; que cette cessation progressive de la relation contractuelle était propre à permettre à la société Poiget de rechercher et trouver de nouveaux clients, parmi les compagnies aériennes ou dans tout autre secteur d'activité, étant observé à nouveau que la société Air France ne peut être tenue pour responsable de ce que les autres clients de la société Poiget ne représentaient que 10 % de son chiffre d'affaires ; qu'au demeurant, il résulte du rapport de gestion présenté à l'assemblée générale réunie pour l'approbation des comptes de l'exercice du 1er juillet 1999 au 30 mars 2000 que le chiffre d'affaires n'a diminué que de 3 % par rapport à l'exercice précédent, ce qui montre que les effets de la rupture, notifiée dès juin 1999, n'ont pas été brutaux et immédiats, mais bien au contraire progressifs;
Qu'enfin, la société Poiget ne peut, sur le fondement des dispositions de l'article L. 446-2-5 du Code de commerce issues de la loi du 15 mai 2002, prétendre au bénéfice d'une durée de préavis double, dès lors que les dispositions ainsi invoquées n'étaient pas en vigueur au jour de la rupture, cependant que, de surcroît, elles ne trouvent à s'appliquer que dans le cas de produits fournis sous marque de distributeur, ce qui n'est pas le cas en l'espèce, la société Air France ayant confié à la société Poiget la réalisation de travaux d'impression;
Considérant qu'il s'ensuit qu'aucune des demandes de la société Poiget ne peut être accueillie et que l'appelante devra supporter les dépens, ceux afférents à l'intervention des époux Bonnaire demeurant à la charge de ceux-ci ; que l'équité ne commande pas d'allouer à la société Air France une somme sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ;
Par ces motifs, Déclare irrecevable l'intervention volontaire de Monsieur Claude Bonnaire et de Madame Martine Dougada, son épouse, - Réforme le jugement attaqué en ses dispositions ayant retenu la responsabilité contractuelle de la société Air France et ayant condamné celle-ci à payer une indemnité à la société Imprimerie Poiget ainsi qu'à supporter les dépens et, statuant à nouveau, - Déboute la société Imprimerie Poiget de ses demandes contre la société Air France, - Déboute la société Air France de sa demande fondée sur l'article 700 du nouveau Code de procédure civile, - Condamne la société Imprimerie Poiget aux dépens de première instance et d'appel, laisse à la charge des époux Bonnaire ceux afférents à leur intervention et admet la SCP Naboudet-Hatet, avoué, au bénéfice de l'article 699 du nouveau Code de procédure civile.