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Décisions

CA Versailles, 1re ch. sect. 1, 25 janvier 1996, n° 1610-94

VERSAILLES

Arrêt

Infirmation

PARTIES

Demandeur :

Scovazzo

Défendeur :

Les Laboratoires Léo (Sté), CPAM de Paris

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Mazars

Conseillers :

Mme Sabatier, M. Martin

Avoués :

SCP Keime & Guttin, SCP Gas & Gas, SCP Jullien-LecharnyRol

Avocats :

Mes Tordjman, Roiné.

TGI Versailles, du 15 févr. 1994

15 février 1994

Monsieur Max Scovazzo, né le 27 février 1919, a été hospitalisé pour des douleurs importantes à la fosse iliaque droite avec vomissements et a subi en urgence une intervention chirurgicale le 11 novembre 1988 pour un syndrome appendiculaire.

Le compte rendu opératoire du chirurgien mentionne :

" Présence d'un processus inflammatoire très important de la région cæcale autour d'un abcès important très probablement d'origine appendiculaire. On retrouve un comprimé de Kaleorid qui est peut-être à l'origine de son appendicite. On n'arrive pas à retrouver l'appendice dans ce magma inflammatoire ainsi que la base appendiculaire au niveau du cæcum [...]. Dans ces conditions, il paraît plus prudent de ne réaliser qu'un simple drainage ... ".

Le 10 août 1989, des douleurs ayant réapparu au niveau de la fosse iliaque droite avec fébricule, une nouvelle intervention a été pratiquée pour une " poussée d'appendicite aiguë suppurée sur appendicite chronique avec réaction péritonéale ".

Traité depuis de nombreuses années pour une polyarthrite ankylosante par des anti- inflammatoires, Monsieur Scovazzo s'était vu prescrire, pour traiter une poussée de cervicalgie, le 25 juin 1988, plusieurs médicaments dont un comprimé par jour de Kaleorid, médicament à base de chlorure de potassium, fabriqué et commercialisé par les Laboratoires Léo.

Monsieur Scovazzo, après dépôt du rapport du professeur Fournier, expert désigné par ordonnance de référé, a assigné les 23 septembre et 2 octobre 1992, la société Les Laboratoires Léo et la Caisse Primaire d'Assurance Maladie de Paris pour obtenir l'indemnisation de son préjudice corporel ainsi que la publication de la décision à intervenir dans trois journaux ou trois revues spécialisées en matière pharmaceutique ou médicale.

Par jugement rendu contradictoirement le 15 février 1994, le Tribunal de grande instance de Versailles a débouté Monsieur Scovazzo de ses demandes, débouté la société Les Laboratoires Léo de sa demande au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile et condamné Monsieur Scovazzo aux dépens.

Pour statuer comme il l'a fait, le tribunal a considéré que les conclusions dubitatives de l'expert ne permettaient pas d'établir que l'absorption du comprimé de Kaleorid ait été à l'origine et la cause de l'état pathologique présenté par Monsieur Scovazzo le 11 novembre 1988, ni même d'affirmer qu'elle y ait, d'une quelconque manière, concouru. Il a estimé qu'il n'y avait pas lieu, dès lors, d'examiner l'éventuelle faute du fabricant dans la conception du produit ou dans l'information donnée à l'utilisateur ou même de rechercher sa responsabilité.

Monsieur Scovazzo demande à la cour de réformer le jugement déféré et, statuant à nouveau, de déclarer la société Les Laboratoires Léo responsable de son préjudice et de la condamner à lui payer les sommes suivantes.

- 6 000 F au titre de l'ITP (20 %) ;

- 50 000 F au titre de l'IPP (3 %) ;

- 10 000 F au titre de l'ITT de convalescence d'une durée de deux mois ;

- 12 000 F au titre du pretium doloris (modéré) ;

- 10 000 F au titre du préjudice esthétique (modéré) ;

- 50 000 F au titre du préjudice psychologique,

le tout avec intérêt au taux légal au jour de l'assignation en référé du 14 mai 1991.

Il demande en outre à la cour d'ordonner la publication de l'arrêt à intervenir dans trois journaux ou revues aux frais avancés de la société Les Laboratoires Léo et de condamner cette société à lui payer la somme de 25 000 F au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.

Monsieur Scovazzo précise qu'il fonde son action, à titre principal, sur l'article 1382 du Code civil et à titre très subsidiaire sur les dispositions des articles 1135 et 1147 du Code civil.

La société Les Laboratoires Léo, intimée, conclut tout d'abord à l'irrecevabilité des demandes de Monsieur Scovazzo en ce qu'il ne précise pas le fondement juridique de ses prétentions et au regard du principe du non-cumul des responsabilités contractuelle et délictuelle.

Elle conclut ensuite, au fond, en tout état de cause, à la confirmation du jugement déféré et à la condamnation de Monsieur Scovazzo au paiement d'une somme de 20 000 F au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.

Très subsidiairement, pour le cas où la cour retiendrait sa responsabilité, la société Les Laboratoires Léo fait valoir que les prétentions de Monsieur Scovazzo sont excessives et elle conclut à la réduction sensible des sommes réclamées ainsi qu'au débouté de la demande de publication.

La Caisse Primaire d'Assurance Maladie de Paris demande qui lui soient remboursées les prestations en nature qu'elle a versées, soit la somme de 70 179 F avec " intérêts à compter de sa première demande pour les prestations servies antérieurement à celle-ci et à partir de leur règlement pour les débours effectués postérieurement ".

Elle demande qu'il lui soit donné acte de ses réserves pour les prestations non connues à ce jour et qu'elle serait amenée à verser ultérieurement.

Sur ce, LA COUR :

Sur le moyen d'irrecevabilité

Considérant qu'il résulte de l'article 12 du nouveau Code de procédure civile que :

" Le juge tranche le litige conformément aux règles de droit applicables.

Il doit donner ou restituer leur exacte qualification aux faits et actes litigieux sans s'arrêter à la dénomination que les parties lui auraient proposée.

Toutefois, il ne peut changer la dénomination ou le fondement juridique lorsque les parties, en vertu d'un accord exprès et pour les droits dont elles ont la libre disposition, l'ont lié par les qualifications et points de droit auxquels elles entendent limiter le débat ".

Que ces dispositions permettent à la cour de rechercher et d'appliquer la règle de droit applicable, peu important que Monsieur Scovazzo ait proposé plusieurs fondements juridiques successifs et alternatifs de ses prétentions ;

Qu'il a ensuite conclu à la fin de son rapport, ce qu'a omis de relever le tribunal :

" 4) Monsieur Scovazzo ayant été examiné, les préjudices imputables à l'absorption du Kaleorid peuvent être considérés pour 50 % dans l'apparition d'un syndrome appendiculaire en novembre 1988 avec hospitalisation, drainage, réintervention pour abcès appendiculaire itératif et appendicectomie en août 1989.

L'intervention de 1989 est la conséquence directe et exclusive de la situation constatée en 1988 ".

Considérant qu'il résulte de cette conclusion qu'il existe un lien de causalité entre le préjudice subi par Monsieur Scovazzo et l'absorption de Kaleorid, l'expert estimant que le comprimé de Kaleorid est un facteur de dommage équivalent (50 %) à celui de l'état anormal de la muqueuse intestinale ;

Sur la responsabilité de la société Les Laboratoires Léo.

Considérant que la société Les Laboratoires Léo rappelle à juste titre que l'action directe dont dispose le sous-acquéreur d'un produit contre le fabricant est de nature contractuelle pour en déduire que Monsieur Scovazzo doit rechercher sa responsabilité sur la plan contractuel ;

Considérant qu'en sa qualité de fabricant d'un médicament, produit à but thérapeutique, la société Les Laboratoires Léo est tenue, non pas d'une obligation de moyens, mais d'une obligations de sécurité dont elle ne peut se libérer qu'en apportant la preuve d'une cause exonératoire;

Considérant que dans son rapport (page 11) le Docteur Fournier expose que " la rétention du comprimé sous forme d'une éponge non dégradable délivrant progressivement l'ion potassium est un progrès par rapport à la présentation antérieure des comprimés de sols de potassium qui avaient donné lieu à des inclusions dans la muqueuse digestive et à des perforations. Celles-ci pouvaient s'expliquer, au moins en théorie, par le fait de fortes concentrations de potassium ... " ;

Qu'il explique néanmoins les risques de perforations ou d'ulcérations que présente le chlorure de potassium ;

Qu'il apparaît en outre que contrairement aux indications portées sur la notice, la matrice du comprimé de Kaleorid absorbée par Monsieur Scovazzo n'a pas été éliminée dans les selles puisqu'elle a été retrouvée immédiatement lors de l'ouverture de l'abcès par le chirurgien ;

Considérant que la pathologie que peut développer un patient sous traitement de Kaleorid, comme en l'espèce une inflammation intestinale locale ayant entraîné une infection appendiculaire, n'est pas imprévisible, et ne peut constituer une cause exonératoire ;

Considérant que la mention de la notice du médicament " utiliser avec prudence chez le sujet âgé " n'est pas susceptible d'être considérée comme une clause limitative de responsabilité, alors qu'à l'époque de la prescription, Monsieur Scovazzo âgé de 69 ans, n'a absorbé qu'un seul comprimé par jour, ce qui, selon l'expert, est une faible dose ;

Considérant que la société Les Laboratoires Léo, fabricant du médicament, débitrice d'une obligation de sécurité, est tenue de livrer un produit exempt de vice et de danger pour la santé des utilisateurs ;

Qu'elle doit en conséquence être condamnée, sur le fondement de l'article 1147 du Code civil, à indemniser l'entier préjudice subi par Monsieur Scovazzo;

Sur le préjudice :

Considérant que les conclusions de l'expert sont les suivantes :

- incapacité temporaire partielle 20 % entre novembre 1988 et le 10 août 1989,

- incapacité temporaire totale de deux de convalescence,

- incapacité permanente partielle très limitée de 3 %,

- pretium doloris modéré,

- préjudice esthétique modéré.

Considérant que Monsieur Scovazzo était retraité au moment des faits ;

Que compte tenu de son âge, de sa situation, et au vu des éléments de renseignements fournis par l'expert, il y a lieu de fixer les éléments du préjudice :

1- pour les éléments de l'indemnisation soumise au recours de l'organisme social :

- frais d'hospitalisation : 70 179 F,

- 6 000 F au titre de l'incapacité temporaire partielle et 8 000 F de l'incapacité temporaire totale,

- 3 000 F au titre de l'IPP de 3 %,

soit au total 87 179 F,

2- pour les éléments de l'indemnisation non soumise au recours de la Caisse de Sécurité Sociale :

- 10 000 F au titre de pretium doloris,

- 10 000 F au titre du préjudice esthétique, étant observé qu'il est établi que les cicatrices abdominales sont décrites comme multiples et hyper pigmentées et ont donné lieu à une intervention en vue de leur amélioration ;

Considérant que le dommage " psychologique " est compris dans le pretium doloris et qu'il n'y a pas lieu d'allouer une indemnisation spécifique pour un préjudice psychologique ;

Que si Monsieur Scovazzo pratiquait la planche à voile, la plongée sous-marine et la gymnastique, l'incidence sur ses loisirs de l'IPP de 3 % est indemnisée par la réparation allouée pour cette IPP ;

Considérant qu'il revient à Monsieur Scovazzo, après déduction de la créance de la Caisse de Sécurité Sociale, une indemnité totale de 37 000 F, avec intérêts au taux légal à compter du présent arrêt, conformément à l'article 1153-1 du Code civil ;

Considérant qu'il convient de faire droit à la demande de la Caisse Primaire d'Assurance Maladie de Paris et de lui allouer le remboursement de la somme de 70 179 F, montant des frais d'hospitalisation, avec intérêts au taux légal, à compter de sa première demande ;

Considérant qu'il n'y a pas lieu d'ordonner la publication du présent arrêt, cette mesure n'étant pas nécessaire pour assurer la réparation du préjudice personnellement subi par Monsieur Scovazzo ;

Considérant que succombant, la société Les Laboratoires Léo sera condamnée aux dépens ;

Qu'il est équitable d'allouer à Monsieur Scovazzo une indemnité de 20 000 F au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.

Par ces motifs, Statuant à nouveau, contradictoirement et en dernier ressort ; Infirme le jugement déféré, Statuant à nouveau, Déclare la société Les Laboratoires Léo, responsable du préjudice subi par Monsieur Max Scovazzo à la suite de l'absorption du comprimé de Kaleorid ; Fixe à la somme globales de quatre vingt sept mille cent soixante dix neuf francs (87 179 F) le montant total du préjudice soumis au recours de l'organisme social et à la somme de vingt mille francs (20 000 F) le montant du préjudice personnel non soumis à recours ; Condamne la société Les Laboratoires Léo à payer à Monsieur Scovazzo la somme totale de trente sept mille (37 000 F) en réparation de son préjudice corporel ; Condamne la société Les Laboratoires Léo à rembourser à la Caisse Primaire d'Assurance Maladie de Paris la somme de soixante dix mille cent soixante dix neuf francs (70 179 F) au titre des prestations en nature qu'elle a versées, et ce avec intérêts au taux légal à compter de sa première demande ; Condamne la société Les Laboratoires Léo à payer en outre à Monsieur Scovazzo la somme de vingt mille francs (20 000 F) au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ; Déboute les parties de toute autre demande ; Condamne la société Les Laboratoires Léo aux dépens de première instance et d'appel et dit qu'ils pourront être recouvrés conformément à l'article 699 du nouveau Code de procédure civile.