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Décisions

CJCE, 30 juin 1988, n° 35-87

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Thetford Corporation

Défendeur :

Fiamma Spa

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Mackenzie Stuart

Présidents de chambre :

MM. Bosco, Due, Moitinho de Almeida

Avocat général :

M. Mischo

Juges :

MM. Koopmans, Everling, Bahlmann, Galmot, Kakouris, O'Higgins, Schockweiler

Avocats :

Mes Evershed, Tomkinson, Burkill, Hicks.

CJCE n° 35-87

30 juin 1988

LA COUR,

1. Par arrêt déposé au greffe de la Cour le 5 février 1987, la Court of Appeal de Londres a posé à la Cour, en application de l'article 177 du traité CEE, deux questions préjudicielles relatives à l'interprétation de l'article 36 du traité CEE, en vue d'apprécier la compatibilité de certaines dispositions de la législation nationale sur les brevets, et spécialement du principe dit de "nouveauté relative", avec les règles concernant la libre circulation des marchandises.

2. Ces questions sont posées dans le cadre d'un litige qui oppose les firmes Thetford Corporation et Thetford (aqua) products limited (ci-après "Thetford "), titulaires de plusieurs brevets britanniques relatifs à des toilettes portables, aux sociétés Fiamma Spa, fabricant de ce type de produits en Italie, et Fiamma UK (ci-après "Fiamma"), importateur de ces produits au Royaume-Uni.

3. Il ressort de l'arrêt de renvoi que Thetford a assigné Fiamma en contrefaçon de deux brevets britanniques qui lui ont été délivrés au titre du Patents Act de 1949, portant les numéros 1 226 235 (ci-après "brevet 235 ") et 1 530 155. Ces produits, faisant l'objet de la contrefaçon alléguée, sont fabriqués en Italie et vendus au Royaume-Uni. Fiamma ne possède aucune licence de Thetford, que ce soit au Royaume-Uni, en Italie ou ailleurs.

4. Fiamma, après avoir réfuté la contrefaçon du brevet, a fait valoir devant la Patent Court, d'une part, que le brevet de Thetford serait nul en raison d'un défaut de nouveauté et d'activité inventive et, d'autre part, que, même si le brevet était valide, les articles 30 et 36 du traité CEE limiteraient les réparations que les juridictions du Royaume-Uni devraient accorder au titulaire du brevet.

5. La Patent Court ayant accueilli la demande de Thetford, Fiamma a interjeté appel auprès de la Court of Appeal. Cette juridiction a constaté que, considérant l'absence de jurisprudence pertinente de la Cour à propos des points soulevés par les défenderesses, les allégations de celles-ci font apparaître une argumentation défendable. Elle a donc décide de soumettre à la Cour les questions suivantes:

"1°) un brevet encore en vigueur, qui avait été délivré au Royaume-Uni en vertu des dispositions du Patents Act de 1949, pour une invention qui, sans les dispositions de la section 50 de cette loi, aurait été antériorisée (absence de nouveauté) en raison de l'existence d'une description telle que prévue par les paragraphes a) ou b) de la section 50 (1) de la loi en question, constitue-t-il une propriété industrielle ou commerciale susceptible d'être protégée au titre de l'article 36 du traité de Rome?

2°) dans l'hypothèse ou un tel brevet est susceptible de bénéficier d'une telle protection, ainsi qu'il a été spécifié plus haut, le seul remède autorise au titre de l'article 36 du traité serait-il, comme l'ont soutenu les défenderesses Fiamma en l'espèce, une décision ordonnant le versement de redevances raisonnables (ou une autre réparation pécuniaire), mais pas une injonction?"

6. Pour un plus ample expose des faits du litige au principal, de la réglementation nationale applicable et des observations déposées devant la Cour, il est renvoyé au rapport d'audience. Ces éléments du dossier ne sont repris ci-dessous que dans la mesure nécessaire au raisonnement de la Cour.

Sur la première question

7. La première question de la Court of Appeal porte sur le point de savoir si la dérogation aux articles 30 a 34 du traité CEE figurant dans la première phrase de l'article 36 s'applique nécessairement a tout brevet accorde en vertu d'une législation nationale ou si, au contraire, elle ne joue pas en faveur des brevets accordes en vertu du principe de la nouveauté relative.

8. Le principe de la nouveauté relative, tel qu'il avait, a l'époque, été adopte par la législation du Royaume-Uni, résulte de la section 50 (1) du Patents Act de 1949 qui prévoyait ce qui suit:

"nulle invention revendiquée dans un fascicule complet ne sera considérée comme ayant été anticipée pour la seule raison qu'elle a été publiée dans le Royaume-Uni:

a) dans un fascicule déposé à l'appui d'une demande faite dans le Royaume-Uni et daté de plus de 50 ans avant la date du dépôt dudit fascicule complet,

b) dans un fascicule exposant l'invention pour les effets d'une demande de protection faite dans un pays autre que le Royaume-Uni 50 ans au moins avant cette date,

c) ..."

Selon la loi de 1949, il n'était donc pas possible de fonder une action visant à faire déclarer nul un brevet sur un fascicule, britannique ou autre, datant de plus de 50 ans.

9. Il convient, à titre liminaire, de remarquer que, ainsi que les parties l'ont reconnu à l'audience, la question posée par la juridiction nationale est axée sur le principe de la nouveauté relative, en ce que le Patents Act de 1949 n'accordait pas la possibilité de faire déclarer nul un brevet du seul fait de sa divulgation antérieure en dehors d'une période fixée par la loi.

10. A cet égard, il y a lieu de relever que par l'effet des dispositions du traité relatives à la libre circulation des marchandises, en particulier de l'article 30, sont interdites entre Etats membres les mesures restrictives a l'importation et toutes mesures d'effet équivalent. Toutefois, aux termes de l'article 36, ces dispositions ne font pas obstacle aux interdictions ou restrictions d'importation justifiées par des raisons de protection de la propriété industrielle et commerciale. De telles interdictions ou restrictions ne doivent cependant constituer ni un moyen de discrimination arbitraire ni une restriction déguisée dans le commerce entre les Etats membres.

11. La défenderesse au principal soutient que la dérogation prévue à l'article 36 ne pourrait s'appliquer que si un droit de brevet délivré sur la base d'une législation nationale remplit certaines conditions fondamentales. En particulier ne pourrait être considéré comme couvert par la notion de "protection de la propriété industrielle ou commerciale" un brevet accordé en l'absence de nouveauté ou d'activité inventive.

12. A cet égard, il y a lieu de relever que, ainsi que la Cour l'a juge dans son arrêt du 14 septembre 1982 (Keurkoop, 144-81, rec. P. 2853), relatif à la protection des dessins et modèles "en l'état du droit communautaire et en l'absence d'une unification dans le cadre de la Communauté ou d'un rapprochement des législations, la fixation des conditions et des modalités de la protection relève de la règle nationale".

13. La défenderesse au principal a toutefois fait valoir que la jurisprudence de la Cour en matière de dessins et modèles ne pourrait être transposée au domaine des brevets, eu égard au degré plus pousse d'harmonisation des législations nationales déjà réalise dans ce dernier secteur et a l'existence de conventions internationales reconnaissant le principe de la nouveauté absolue.

14. Cet argument ne saurait être retenu. En effet, d'une part, aucune harmonisation des législations nationales des Etats membres en matière de brevets n'a été effectuée jusqu'à présent en vertu d'actes de droit communautaire. D'autre part, aucune des conventions internationales en vigueur en matière de brevets ne peut, en l'espèce, étayer la thèse avancée par la défenderesse au principal. L'entrée en vigueur de la convention de Munich de 1973 sur la délivrance de brevets européens, qui consacre le principe de la nouveauté absolue, n'a pas affecte l'existence des législations nationales en matière de délivrance de brevets. L'article 2, paragraphe 2, de cette convention précise expressément que, "dans chacun des états contractants pour lequel il est délivré, le brevet européen a les mêmes effets et est soumis au même régime qu'un brevet national délivré dans cet état". Quant à la convention de Strasbourg de 1963 sur l'unification de certains éléments du droit des brevets d'invention, il y a lieu de relever que cette convention, étant entrée en vigueur postérieurement à la délivrance du brevet en question, ne peut être utilisée comme un élément déterminant aux fins de l'interprétation du droit communautaire. Le seul acte dont les dispositions seraient susceptibles de conforter le point de vue de la défenderesse au principal quant à la reconnaissance dans l'ordre juridique communautaire du principe de la nouveauté absolue, à savoir la convention de Luxembourg de 1975 sur le brevet communautaire, qui a des liens étroits avec la convention de Munich, précitée, n'est pas entré en vigueur.

15. Il s'ensuit que, ainsi que la Cour l'a juge dans son arrêt du 29 février 1968 (Parke Davis, 24-67, rec. P. 82), l'existence du droit de brevet ne relevant actuellement que de la législation interne, la législation d'un Etat membre en matière de brevets, telle celle en cause, rentre en principe dans les dérogations à l'article 30 admises par l'article 36.

16. Il convient ensuite d'examiner si l'application dudit principe n'est pas susceptible de constituer un moyen de discrimination arbitraire ou une restriction déguisée dans le commerce entre les Etats membres au sens de la deuxième phrase de l'article 36.

17. En ce qui concerne la première possibilité, à savoir qu'il s'agisse d'un moyen de discrimination arbitraire, il suffit, pour écarter cet argument, de rappeler qu'au cours des débats l'agent du gouvernement britannique, sans être contredit par les autres parties, a exposé que l'application de la section 50 (1) du Patents Act de 1949 ne donne lieu à aucune discrimination. En effet, d'une part, cette règle exclut la prise en considération de fascicules exposant une invention déposés aussi bien au Royaume-Uni que dans un autre état; d'autre part, aucune discrimination sur la base de la nationalité des demandeurs de brevets n'existe, les ressortissants étrangers qui demandaient un brevet au Royaume-Uni jouissant des mêmes droits que les ressortissants britanniques.

18. Il convient encore d'examiner si l'application du principe en question ne peut pas donner lieu à une restriction déguisée dans le commerce entre Etats membres.

19. A cet égard, la justification de la règle de la nouveauté relative, telle qu'elle résulte du dossier, fait apparaître que l'objectif poursuivi par le législateur britannique, lors de l'introduction en 1902 de la règle des "cinquante ans", était de favoriser l'activité créative des inventeurs dans l'intérêt de l'industrie. A cette fin, la règle en question avait pour but de permettre la récompense représentée par l'octroi d'un brevet même dans les cas de "redécouverte" d'une "ancienne" invention. Dans de tels cas, la législation britannique visait à éviter que l'existence d'une ancienne description de brevet n'ayant jamais été utilisée ou publiée puisse constituer un motif de révocation d'un brevet valablement délivré.

20. Dans ces conditions, une règle telle que celle des "cinquante ans" ne peut être considérée comme constituant une restriction déguisée au commerce entre Etats membres.

21 Au vu des considérations qui précèdent, il y a lieu de répondre à la première question posée par la juridiction nationale que, en l'état actuel du droit communautaire, l'article 36 doit être interprété en ce sens qu'il ne fait pas obstacle a l'application de la législation d'un Etat membre en matière de brevets prévoyant qu'un brevet délivré pour une invention ne peut pas être déclaré nul du seul fait que ladite invention figure dans une description de brevet déposée plus de cinquante ans auparavant.

Sur la seconde question

22. Cette question vise, en substance, à savoir si le juge national est libre de choisir entre les différentes formes de réparation offertes par son droit en cas de contrefaçon, ou bien si la seule réparation autorisée au titre de l'article 36 du traité est une décision ordonnant le versement de redevances raisonnables (ou une autre réparation pécuniaire), mais pas une injonction interdisant d'importer d'un autre Etat membre le produit contrefait.

23. Fiamma allègue, à cet égard, que le principe de "proportionnalité", tel que défini par la jurisprudence de la Cour, et notamment par son arrêt du 20 mai 1976 (de Peijper, 104-75, rec. p. 613), devrait trouver application aussi dans le secteur de la propriété industrielle et commerciale. En particulier, compte tenu de la spécificité du cas d'espèce, dans lequel la protection conférée par l'article 36 concerne un brevet obtenu en vertu de la règle de la nouveauté relative, l'objet spécifique du brevet litigieux serait déjà suffisamment protégé par la reconnaissance au titulaire du brevet du droit d'obtenir une récompense pour la mise en circulation du produit breveté, sans arriver jusqu'au droit d'obtenir une injonction.

24. Il convient toutefois de relever à ce sujet que, selon la jurisprudence de la Cour (en dernier lieu, arrêt du 9 juillet 1985, Pharmon, 19-84, rec. P. 2281), le droit reconnu au titulaire du brevet de s'opposer à l'importation et a la commercialisation des produits fabriques dans le cadre d'une licence obligatoire fait partie de la substance du droit des brevets. Cette conclusion doit s'appliquer, a plus forte raison, dans un cas tel celui de l'espèce, ou aucune licence n'a été délivrée dans le pays de fabrication par le titulaire du brevet.

25 Dans ces conditions, il y a lieu de répondre à la seconde question en ce sens que, lorsque le droit national prévoit normalement une injonction en vue de s'opposer à toute contrefaçon, cette mesure est justifiée en vertu de l'article 36.

Sur les dépens

26. Les frais exposés par le gouvernement du Royaume-Uni et par la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations a la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.

Par ces motifs,

LA COUR,

statuant sur les questions à elle soumises par la Court of Appeal de Londres, dit pour droit:

1°) En l'état actuel du droit communautaire, l'article 36 ne fait pas obstacle à l'application de la législation d'un Etat membre en matière de brevets, prévoyant qu'un brevet délivré pour une invention ne peut pas être déclare nul du seul fait que l'invention figure dans une description de brevet déposée plus de cinquante ans auparavant.

2°) Lorsque le droit national prévoit normalement une injonction en vue de s'opposer à toute contrefaçon, cette mesure est justifiée en vertu de l'article 36.