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Décisions

CJCE, 18 février 1992, n° C-235/89

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Commission des Communautés européennes

Défendeur :

République italienne

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Due

Présidents de chambre :

MM. Gordon Slynn, Joliet, Schockweiler, Grévisse

Avocat général :

M. Van Gerven.

Juges :

MM. Kapteyn, Mancini, Kakouris, Moitinho de Almeida, Rodríguez Iglesias, Díez de Velasco, Zuleeg, Murray

CJCE n° C-235/89

18 février 1992

LA COUR

1. Par requête déposée au greffe de la Cour le 27 juillet 1989, la Commission des Communautés européennes a introduit, en vertu de l'article 169 du traité CEE, un recours visant à faire constater que la République italienne, en prévoyant la concession de licences obligatoires lorsque le titulaire d'un brevet d'invention industrielle ou d'obtention de nouvelles variétés végétales n'exploite pas le brevet en produisant sur le territoire italien, manque aux obligations qui lui incombent en vertu de l'article 30 du traité CEE.

2. En Italie, les brevets d'invention industrielle sont notamment régis par le décret royal n° 1127, du 29 juin 1939 (GURI n° 189, du 14.8.1939), modifié par le décret du président de la République n° 849, du 26 février 1968 (GURI n° 193, du 31.7.1968).

3. Aux termes de l'article 52 du décret royal n° 1127-39, précité: "L'invention industrielle qui fait l'objet du brevet doit être exploitée sur le territoire de l'État de manière à éviter toute disproportion sensible par rapport aux besoins du pays." L'article 53 du même décret précise que "l'introduction ou la vente sur le territoire de l'État d'objets produits à l'étranger ne constitue pas une exploitation de l'invention".

4. Les conséquences de l'absence d'exploitation de l'invention protégée par un brevet sur le territoire national sont prévues par les articles 54, 54 bis et 54 ter du décret royal n° 1127-39, dans sa rédaction résultant du décret du président de la République n° 849-68, précité. L'article 54 dispose, en son premier alinéa: "Si, après trois années à compter de la date de délivrance du brevet ou quatre années à compter de la date de dépôt de la demande au cas où ce dernier délai expire après le précédent, le breveté ou son ayant cause n'a pas, soit directement, soit par l'intermédiaire d'un ou plusieurs licenciés, exploité sur le territoire de l'État l'invention brevetée ou l'a exploitée de telle manière qu'il en résulte une disproportion sensible par rapport aux besoins du pays, une licence obligatoire peut être concédée pour l'utilisation non exclusive de ladite invention à tout intéressé qui en ferait la demande."

5. Les brevets d'obtention de nouvelles variétés végétales sont régis par le décret du président de la République n° 974, du 12 août 1975 (GURI n° 109, du 26.4.1976), modifié par la loi n° 620, du 14 octobre 1985. Aux termes de l'article 14 de ce décret: "S'appliquent aux brevets d'obtention de nouvelles variétés végétales, dans la mesure où elles sont compatibles avec les dispositions du présent décret, les règles du décret du président de la République n° 849, du 26 février 1968, et leurs modifications ultérieures, concernant les licences obligatoires. Le défaut, la suspension ou la réduction de l'exploitation prévue à l'article 1er dudit décret se réalise lorsque le breveté ou son ayant cause, soit directement, soit par l'intermédiaire d'un ou plusieurs licenciés, ne met pas à la disposition des utilisateurs, sur le territoire de l'État, le matériel de propagation ou de multiplication de la variété végétale brevetée dans une mesure adaptée aux besoins de l'économie nationale."

6. Estimant que ces dispositions nationales constituaient des mesures d'effet équivalent à des restrictions quantitatives à l'importation au sens de l'article 30 du traité, la Commission a introduit le présent recours en manquement.

7. Pour un plus ample exposé des dispositions communautaires et nationales, du déroulement de la procédure ainsi que des moyens et arguments des parties, il est renvoyé au rapport d'audience. Ces éléments du dossier ne sont repris ci-après que dans la mesure nécessaire au raisonnement de la Cour.

Sur l'objet du recours

8. La Commission précise, dans l'argumentation de son recours, qu'elle ne conteste, dans leur principe, ni l'obligation, pour le titulaire du brevet, d'exploiter le brevet et de satisfaire à la demande, sur le marché national, du produit breveté ni la faculté, pour les autorités compétentes d'un État membre, de concéder une licence obligatoire lorsque cette obligation n'est pas remplie. La contestation vise exclusivement les dispositions précitées de la réglementation italienne, en tant qu'elles font une distinction entre la fabrication du produit sur le territoire national et l'importation de ce produit, à partir du territoire d'un autre État membre, et qu'elles défavorisent l'importation par les conditions dans lesquelles elles permettent aux autorités compétentes de concéder une licence obligatoire lorsque le brevet est exploité sous la forme de produits importés. Tel est l'objet du recours, ainsi délimité, sur lequel doit statuer la Cour.

9. La Commission fait également état de l'incompatibilité avec l'article 30 du traité des dispositions nationales qui limiteraient au seul territoire national l'exercice des droits conférés par une licence obligatoire. L'incompatibilité ainsi invoquée constitue un grief distinct qui, ne faisant pas l'objet des conclusions du recours, ne sera pas examiné par la Cour dans le cadre du présent litige.

Sur le bien-fondé du recours

10. Selon la Commission, les dispositions nationales précitées favorisent la production nationale en opérant une discrimination à l'encontre de l'exploitation du brevet sous la forme d'importations sur le territoire national. De telles dispositions, qui ont pour effet d'inciter le titulaire du brevet à produire sur le territoire national plutôt qu'à importer à partir du territoire d'autres États membres, constituent des mesures d'effet équivalent à des restrictions quantitatives aux importations. Ayant déjà admis qu'une simple campagne publicitaire organisée par des autorités étatiques en faveur de produits nationaux constituait une mesure d'effet équivalent (arrêt du 24 novembre 1982, Commission/Irlande, 249-81, Rec. p. 4005), la Cour devrait, a fortiori, compte tenu de la gravité des conséquences juridiques qui s'attachent à la concession d'une licence obligatoire, constater l'incompatibilité des dispositions litigieuses avec le traité. Ces dispositions ne peuvent pas être justifiées par les dispositions dérogatoires de l'article 36 du traité, car la réglementation contestée n'a pas pour objet d'assurer la protection de la propriété industrielle et commerciale, mais, au contraire, de limiter les droits conférés par cette propriété. En outre, l'objectif visé, qui est de favoriser la production nationale, est diamétralement opposé à ceux du traité. Enfin, les mesures prises ne sont pas, en tout état de cause, proportionnées à cet objectif.

11. La République italienne, en sa qualité de partie défenderesse, ainsi que le royaume d'Espagne, le Royaume-Uni et la République portugaise, en leur qualité de parties intervenantes, demandent à la Cour de rejeter le recours et invoquent, à cette fin, divers moyens ou arguments. En premier lieu, les conditions dans lesquelles un régime de licence obligatoire peut être institué, en matière de propriété industrielle et commerciale, relèvent, conformément aux dispositions des articles 222 et 36 du traité, de la compétence exclusive du législateur national. En second lieu, les dispositions litigieuses sont conformes à l'article 5 de la convention de Paris pour la protection de la propriété industrielle, du 20 mars 1883, telle que révisée en dernier lieu à Stockholm le 14 juillet 1967 (ci-après "convention de Paris"). En troisième lieu, les dispositions litigieuses n'ont pas pour effet d'empêcher ou de restreindre les importations. En quatrième lieu, l'argumentation soutenue par la Commission ne vise pas, en fait, à assurer la libre circulation des marchandises, mais à renforcer les droits du titulaire du brevet dans des conditions qui méconnaissent les exigences d'une libre concurrence entre les opérateurs économiques des différents États membres. En cinquième lieu, la contestation des dispositions en cause est essentiellement théorique, puisque ces dispositions sont, dans la pratique, très peu appliquées. En sixième lieu, ce n'est que dans le cadre d'une harmonisation communautaire visant l'ensemble des législations des États membres que le but recherché par la Commission, en formant le présent recours, pourra être atteint. Enfin, le raisonnement de la Commission conduit à considérer que certaines stipulations de la convention sur le brevet communautaire signée à Luxembourg le 15 décembre 1975 (ci-après "première convention sur le brevet communautaire") et de la convention sur le brevet communautaire jointe à l'accord signé à Luxembourg le 15 décembre 1989 (ci-après "deuxième convention sur le brevet communautaire") sont contraires au traité.

12. En l'état du droit communautaire, les dispositions relatives aux brevets n'ont pas encore fait l'objet d'une unification dans le cadre de la Communauté ou d'un rapprochement des législations. La première convention sur le brevet communautaire, qui a pour objet tout à la fois de créer un brevet communautaire et d'établir un régime communautaire des brevets nationaux, n'est pas entrée en vigueur en l'absence de ratification par tous les États membres. La deuxième convention sur le brevet communautaire, destinée à remplacer la première convention est, quant à elle, en cours de ratification.

13. Dans ces conditions, il appartient au législateur national de déterminer les conditions et les modalités de la protection conférée par le brevet.

14. Toutefois, les dispositions du traité, et notamment celles de l'article 222 selon lesquelles le traité ne préjuge en rien le régime de la propriété dans les États membres, ne sauraient être interprétées comme réservant au législateur national, en matière de propriété industrielle et commerciale, le pouvoir de prendre des mesures qui porteraient atteinte au principe de la libre circulation des marchandises à l'intérieur du marché commun, tel qu'il est prévu et organisé par le traité.

15. D'une part, les interdictions et restrictions d'importation justifiées par des raisons de protection de la propriété industrielle et commerciale ne sont admises par l'article 36 du traité que sous la réserve expresse de ne constituer ni un moyen de discrimination arbitraire ni une restriction déguisée dans le commerce entre les États membres.

16. D'autre part, selon une jurisprudence constante de la Cour, l'article 36 n'admet des dérogations au principe fondamental de la libre circulation des marchandises dans le marché commun que dans la mesure où ces dérogations sont justifiées par la sauvegarde des droits qui constituent l'objet spécifique de cette propriété(arrêt du 17 octobre 1990, CNL-SUCAL, point 12, C-10-89, Rec. p. I-3711).

17. En matière de brevets, l'objet spécifique de la propriété industrielle est, notamment, d'assurer à son titulaire le droit exclusif d'utiliser une invention en vue de la fabrication et de la première mise en circulation de produits industriels soit directement, soit par l'octroi de licences à des tiers, ainsi que le droit de s'opposer à toute contrefaçon (arrêt du 3 mars 1988, Allen and Hanburys, point 11, 434-85, Rec. p. 1245). L'objet spécifique des brevets d'obtention de nouvelles variétés végétales est analogue.

18. Il convient d'appliquer ces principes pour apprécier la compatibilité des dispositions nationales litigieuses avec les articles 30 et 36 du traité.

19. Ces dispositions nationales permettent, dans le cadre de la concession d'une licence obligatoire, de porter atteinte à l'avantage que constitue le droit exclusif conféré par le brevet, dans les cas où l'invention ou la variété végétale faisant l'objet du brevet n'est pas exploitée sous la forme d'une production sur le territoire national.

20. Le titulaire du brevet est ainsi incité, pour éviter tout risque d'une perte de son droit exclusif, qui ne pourrait pas, à ses yeux, être effectivement compensée par le versement, par le licencié, de la rémunération équitable prévue par le deuxième alinéa de l'article 54 bis du décret royal n° 1127-39, précité, à produire sur le territoire de l'État où a été délivré le brevet, plutôt qu'à importer le produit couvert par le brevet à partir du territoire d'autres États membres.

21. De telles dispositions sont, indépendamment du nombre des licences obligatoires concédées, susceptibles d'entraver directement ou indirectement, actuellement ou potentiellement le commerce intracommunautaire.

22. De même, comme l'a relevé l'Avocat général dans ses conclusions (point 10), l'application de ces dispositions, lorsqu'elle aboutit à la concession d'une licence obligatoire à un fabricant national, a nécessairement pour effet de diminuer l'importation du produit breveté en provenance d'autres États membres et d'affecter ainsi le commerce intracommunautaire.

23. En cela, ces dispositions constituent des mesures d'effet équivalent à des restrictions quantitatives à l'importation au sens de l'article 30 du traité (arrêt du 11 juillet 1974, Dassonville, point 5, 8-74, Rec. p. 837).

24. Si la sanction du défaut ou de l'insuffisance d'exploitation du brevet peut être regardée comme la contrepartie nécessaire de l'exclusivité territoriale conférée par le brevet, il n'existe, en revanche, aucune raison tenant à l'objet spécifique du brevet, justifiant la discrimination opérée par les dispositions litigieuses entre l'exploitation du brevet sous la forme d'une production sur le territoire national et l'exploitation par des importations en provenance du territoire d'autres États membres.

25. Une telle discrimination est, en fait, motivée non par les exigences spécifiques de la propriété industrielle et commerciale, mais, comme le reconnaît d'ailleurs l'État défendeur, par le souci du législateur national de favoriser la production nationale.

26. Or, une telle considération, qui a pour effet de mettre en échec les finalités de la Communauté, telles qu'elles sont notamment énoncées à l'article 2 et élaborées par l'article 3 du traité, ne peut pas être retenue pour justifier une restriction au commerce entre les États membres.

27. Ni les stipulations de l'article 5 de la convention de Paris, qui se bornent à ouvrir aux États signataires la faculté de prévoir la concession de licences obligatoires pour prévenir les abus qui pourraient résulter de l'exercice du droit exclusif conféré par le brevet, comme le défaut d'exploitation, ni le souci d'assurer une plus grande concurrence entre les différents opérateurs économiques en limitant les droits exclusifs conférés par les brevets, ne peuvent, en tout état de cause, justifier des mesures qui, par leur caractère discriminatoire, sont contraires au traité.

28. Les règles ainsi énoncées ont été prises en compte par les États signataires des deux conventions sur le brevet communautaire. Les articles 82 de la première convention sur le brevet communautaire et 77 de la deuxième convention prévoient, en effet, l'application aux brevets nationaux des règles relatives aux brevets communautaires qui n'autorisent pas la concession de licences obligatoires sur le territoire d'un État membre, lorsque les besoins de cet État sont satisfaits par des importations de ce produit en provenance d'un autre État membre. Sans doute, les articles 89 de la première convention et 83 de la deuxième convention ont-ils prévu que les États membres pourraient, dans certaines conditions, formuler des réserves sur l'application des stipulations précitées et de telles réserves pourraient-elles s'avérer incompatibles avec les dispositions de l'article 30, telles qu'elles viennent d'être interprétées par la Cour. Mais l'éventualité d'une telle incompatibilité a été expressément prévue par les stipulations des articles 93 de la première convention et 2, paragraphe 1, de l'accord de Luxembourg du 15 décembre 1989, selon lesquelles aucune disposition de la convention ou de l'accord ne peut être invoquée pour faire échec à l'application d'une disposition du traité.

29. Il convient, par conséquent, de constater que la République italienne, en ouvrant la possibilité de concéder des licences obligatoires lorsqu'un brevet d'invention industrielle ou d'obtention de nouvelles variétés végétales n'est pas exploité sous la forme d'une production sur le territoire national et lorsque le brevet est exploité sous la forme d'importations en provenance d'autres États membres, a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l'article 30 du traité CEE.

Sur les dépens

30. Aux termes de l'article 69, paragraphe 2, du règlement de procédure, toute partie qui succombe est condamnée au dépens s'il est conclu en ce sens. La République italienne ayant succombé en ses moyens, il y a lieu de la condamner aux dépens.

31. Le royaume d'Espagne, le Royaume-Uni et la République portugaise, qui sont intervenus au soutien des conclusions présentées par la République italienne, supporteront chacun, conformément à l'article 69, paragraphe 4, du règlement de procédure, leurs propres dépens.

Par ces motifs,

LA COUR

déclare et arrête:

1°) En ouvrant la possibilité de concéder des licences obligatoires lorsqu'un brevet d'invention industrielle ou d'obtention de nouvelles variétés végétales n'est pas exploité sous la forme d'une production sur le territoire national et lorsque le brevet est exploité sous la forme d'importations en provenance d'autres États membres, la République italienne a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l'article 30 du traité CEE.

2°) La République italienne est condamnée aux dépens.

3°) Le royaume d'Espagne, le Royaume-Uni et la République portugaise supporteront chacun leurs propres dépens.