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Décisions

CJCE, 14 septembre 1982, n° 144-81

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Keurkoop BV

Défendeur :

Nancy Kean Gifts BV

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Juge-Rapporteur :

M. Grévisse

Avocat général :

M. Reischl

CJCE n° 144-81

14 septembre 1982

La Cour,

1. Par arrêt du 20 mai 1981, parvenu à la Cour le 5 juin 1981, le Gerechtshof de la Haye a posé, en vertu de l'article 177 du traité, deux questions préjudicielles relatives à l'interprétation des règles du traité concernant la libre circulation des marchandises en vue de permettre à la juridiction nationale de déterminer les conditions d'applicabilité, au regard du droit communautaire, de la loi uniforme Benelux en matière de dessins ou modèles dont les termes ont été arrêtés par la convention du 25 octobre 1966 (Tractatenblad 1966, n 292, p. 3) et qui est entrée en vigueur le 1er janvier 1975.

2. Il ressort des données fournies par la juridiction nationale que la société Nancy Kean Gifts (ci-après NKG), dont le siège est à la Haye, a déposé, le 23 avril 1979, auprès du bureau Benelux des dessins ou modèles (dépôt Benelux), le modèle d'un sac à main pour dames.

3. Le modèle déposé par la société NKG parait similaire à un modèle américain qui, le 28 mars 1977, a fait l'objet d'un dépôt "US Patent Design 250.734", mentionnant comme "inventor" M. Siègel et comme cessionnaire la société Amba Marketing Systems Inc.

4. La société NKG, qui se serait approvisionnée auprès de la société Renoc AG, à Zug, en Suisse, déclare que le sac à main qu'elle commercialise est fabriqué à Taïwan d'où il est directement expédié aux Pays-Bas.

5. Constatant, au début de l'année 1980, qu'une autre entreprise, la société Keurkoop BV, dont le siège est à Rotterdam, proposait un sac à main pour dames ayant un aspect qu'elle estimait identique au modèle déposé qu'elle vendait elle-même, la société NKG a engagé contre la société Keurkoop, en invoquant son droit exclusif au modèle, une procédure en référé auprès du président de l'arrondissementsrechtbank de Rotterdam.

6. Selon les indications fournies par la société Keurkoop, cette dernière se serait procuré le sac à main litigieux auprès de la société Formosa Keystone Products Corp., exportateur en gros, dont le siège est à Taiwan et qui s'approvisionnerait chez deux fabricants implantés également à Taiwan, la Taiwan Plastic Company et l'Ocean Lights Industries Corporation.

7. Des précisions écrites données, devant la Cour, par les parties au principal et par la Commission résultent, notamment, les indications suivantes. Selon NKG, le sac litigieux est commercialisé en république fédérale d'Allemagne par la firme Otto GmbH, qui l'importerait directement de Taïwan. Au Royaume-Uni, le sac est vendu par Nancy Kean Gifts Limited et, au Danemark, par l'atelier Nancy Aps. Ces deux dernières personnes morales appartiennent au même groupe que NKG. Elles achètent également à la Renoc AG, société suisse, les sacs qui sont fabriqués à Taïwan. Keurkoop ajoute que le sac est également vendu aux Pays-Bas par Otto (Tilburg) et Euro Direct Service (Tegelen). Enfin, selon Keurkoop et la commission, le même modèle de sac à main a été déposé, le 18 avril 1979, auprès du registre français de modèles par M. Peter Herman de New York.

8. Par jugement du 8 mai 1980, le président de l'arrondissementsrechtbank de Rotterdam a fait droit aux demandes de la société NKG en interdisant à la société Keurkoop "de fabriquer, d'importer, de vendre, d'offrir en vente, d'exposer, de livrer, d'utiliser ou de détenir à l'une de ces fins, dans un but industriel ou commercial, un ou plusieurs sacs à main pour dames ayant un aspect identique au modèle déposé par la demanderesse et visé dans la citation, ou ne présentant avec celui-ci que des différences secondaires".

9. La société Keurkoop a interjeté appel de ce jugement auprès du Gerechtshof de la Haye qui, en réponse aux deux premiers moyens dont il était saisi, a pris position sur plusieurs points. Cette prise de position doit être rappelée en raison de l'éclairage qu'elle donne aux questions préjudicielles posées à la Cour.

10. Le Gerechtshof a, d'abord, constaté que NKG n'était pas le créateur du modèle de sac qu'elle avait déposé, qu'elle n'avait procédé à ce dépôt ni avec le consentement du créateur ou d'un ayant droit de ce dernier pour le Benelux, ni en vertu d'un rapport juridique quelconque avec l'une de ces personnes.

11. Cette juridiction a, ensuite, au point 11 des motifs de son arrêt, précisé la portée de la loi uniforme Benelux en matière de dessins ou modèles. Le Gerechtshof a relevé que si, dans les Etats du Benelux, la création était protégée par le droit d'auteur, l'objet de la protection prévue par la loi uniforme était seulement, d'après l'article 1 de cette loi, "l'aspect nouveau d'un produit ayant une fonction utilitaire". En raison des termes de son article 4, des produits connus dans le passé, mais tombés dans l'oubli depuis cinquante ans au Benelux, peuvent être nouveaux au sens de la loi. La loi uniforme ne formule pas davantage d'exigence tenant à ce que cette nouveauté résulte d'une activité créatrice, c'est-à-dire, en substance, artistique. Contrairement à ce que soutient Keurkoop, l'article 3, paragraphe 1, aux termes duquel "le droit exclusif à un dessin ou modèle s'acquiert par le premier dépôt", n'est nullement fondé sur la présomption que le déposant est le créateur. La loi uniforme vise à protéger l'industriel ou l'artisan qui souhaite que son produit se distingue des autres, qu'il soit artistique ou banal, sans, cependant, que le déposant doive avoir, lui-même, la qualité d'industriel ou d'artisan. La loi vise à empêcher pendant un certain temps la contrefaçon des modèles choisis par les industriels et les artisans, le critère de la contrefaçon étant la possibilité pour le public de confondre facilement les modèles.

12. La juridiction nationale a estimé que, compte tenu des deux autres moyens soulevés devant elle par Keurkoop, il était nécessaire de poser à la Cour les deux questions préjudicielles suivantes:

"1. Est-il compatible avec les règles du traité CEE relatives à la libre circulation des marchandises, en particulier avec les dispositions de l'article 36, d'appliquer la loi uniforme Benelux en matière de dessins ou modèles lorsque celle-ci a pour effet d'attribuer un droit exclusif à un modèle tel que visé dans cette loi et dont l'objet et la fonction sont décrits au point 11, à celui qui a été le premier à déposer le modèle auprès de l'autorité compétente, sans que des personnes autres que celle qui prétend être elle-même le créateur, ou le commettant ou l'employeur de celui-ci, aient la possibilité de contester le droit du déposant et/ou de se défendre contre une action en interdiction intentée par ce dernier, en invoquant le fait que le déposant n'est pas le créateur du modèle, ni son commettant ou employeur?

2. L'action en interdiction peut-elle être repoussée lorsqu'elle porte sur des produits que le défendeur a acquis dans un pays du Marché commun autre que celui (appartenant également à ce marché) pour lequel l'interdiction est demandée si, dans cet autre pays, la commercialisation desdits produits ne porte pas atteinte à des droits du déposant demandeur?"

Sur la première question

13. La première question porte, en substance, sur le point de savoir si les dispositions de l'article 36 du traité permettent l'application d'une loi nationale qui, comme la loi uniforme Benelux en matière de dessins ou modèles, accorde un droit exclusif au premier déposant d'un modèle, sans que des personnes autres que le créateur ou ses ayants droit puissent, pour contester ce droit exclusif ou s'opposer à une action en interdiction intentée par le titulaire de ce droit, faire valoir que le déposant n'est pas le créateur du modèle, son commettant ou son employeur.

14. Il y a lieu, au préalable, d'observer que, de même que la Cour l'a déjà constaté pour les droits de brevet, de marque et d'auteur, la protection des dessins et modèles relève de la protection de la propriété industrielle et commerciale au sens de l'article 36, en ce qu'elle a pour objet de définir des droits d'exclusivité caractéristiques de cette propriété.

15. D'après son article 1, la loi uniforme Benelux ne protège que l'aspect nouveau d'un produit ayant une fonction utilitaire, c'est-à-dire, selon l'article 4, un produit qui n'a joui d'aucune notoriété de fait dans le milieu industriel ou commercial intéressé du territoire Benelux au cours des cinquante années précédant le dépôt. Si, en vertu de l'article 3, le droit exclusif à un dessin ou modèle s'acquiert par le premier dépôt sans qu'il y ait à rechercher si le déposant est également le créateur du modèle ou un ayant droit de ce créateur, cette règle trouve son inspiration à la fois dans la fonction du droit à dessin ou modèle dans la vie économique et dans un souci de simplicité et d'efficacité. Enfin, en vertu et selon les modalités de l'article 5 de la loi, le créateur du dessin ou modèle peut revendiquer le dépôt pendant cinq ans et la nullité du dépôt sans limitation dans le temps.

16. Ces caractéristiques qui ne sont ni exhaustives ni limitatives permettent néanmoins d'affirmer qu'une législation qui présente des traits du type de ceux qui viennent d'être rappelés est une législation de protection de la propriété industrielle et commerciale au sens de l'article 36 du traité.

17. Il est vrai que, si, en vertu de l'article 15 de la loi uniforme Benelux en matière de dessins ou modèles, tout intéressé, y compris le Ministère public, peut invoquer la nullité des droits attachés au dépôt en contestant, notamment, la nouveauté du produit dans le territoire concerne, il ne peut pas, en revanche, faire valoir que le déposant n'est pas le créateur du modèle, son commettant ou son employeur. Compte tenu de cette dernière restriction, la juridiction nationale s'interroge sur le point de savoir si cette loi uniforme entre dans le champ d'application de l'article 36 du traité.

18. Sur ce point, la Cour ne peut que constater qu'en l'état du droit communautaire et en l'absence d'une unification dans le cadre de la communauté ou d'un rapprochement des législations, la fixation des conditions et des modalités de la protection des dessins et modèles relève de la règle nationale et, en l'espèce, de la législation commune établie dans le cadre de l'union régionale, visée à l'article 233 du traité, constituée entre la Belgique, le Luxembourg et les Pays-Bas.

19. Par suite, les règles relatives à la libre circulation des marchandises ne font pas obstacle à l'édictions de dispositions du type de celles contenues dans la loi uniforme Benelux en matière de dessins ou modèles, telles qu'elles sont décrites par le juge national.

20. Il y a donc lieu de répondre à la première question qu'une législation nationale qui présente les caractéristiques de la loi uniforme Benelux en matière de dessins ou modèles entre dans le cadre des dispositions de l'article 36 du traité relatives à la protection de la propriété industrielle et commerciale. En l'état actuel de son développement, le droit communautaire ne fait pas obstacle à l'édictions de dispositions nationales du type de celles contenues dans la loi uniforme Benelux, telles que décrites par la juridiction nationale.

Sur la deuxième question

21. La deuxième question porte, en substance, sur le point de savoir si, eu égard aux dispositions du traité, le titulaire d'un droit exclusif de modèle protégé par la législation d'un Etat membre peut invoquer cette législation pour s'opposer à l'importation de produits, ayant un aspect identique au modèle déposé, en provenance d'un des Etats membres de la communauté ou leur commercialisation ne porte atteinte à aucun droit du titulaire du droit exclusif dans l'état d'importation.

22. Tout d'abord, il y a lieu d'observer qu'en principe, la sauvegarde de la propriété industrielle et commerciale établie par l'article 36 serait dépourvue de signification s'il pouvait être permis à une personne autre que celle qui est titulaire du droit au modèle dans un Etat membre d'y commercialiser un produit ayant un aspect identique au modèle protégé. Cette constatation conserve toute sa force dans le cas particulier évoqué par le juge national, ou une personne, qui désire commercialiser un produit dans un Etat membre, s'est approvisionnée à cette fin dans un autre Etat membre, ou la commercialisation du produit ne porte pas atteinte aux droits du déposant, titulaire exclusif du droit à modèle dans le premier Etat.

23. Il convient, cependant, de rappeler que, dans le cadre des dispositions relatives à la libre circulation des marchandises, les interdictions et restrictions d'importation doivent, en vertu de l'article 36, être justifiées, entre autres, par des raisons de protection de la propriété industrielle et commerciale et ne doivent pas, notamment, constituer des restrictions déguisées dans le commerce entre les Etats membres.

24. L'article 36 entend ainsi souligner que la conciliation entre les exigences de la libre circulation des marchandises et le respect dû aux droits de propriété industrielle et commerciale doit être réalisée de telle manière qu'une protection soit assurée à l'exercice légitime, relevant des interdictions d'importation "justifiées" au sens de cet article, des droits conférés par les législations nationales, mais soit refusée, par contre, à tout exercice abusif des mêmes droits, qui serait de nature à maintenir ou à établir des cloisonnements artificiels à l'intérieur du Marché commun. L'exercice des droits de propriété industrielle et commerciale conférés par la législation nationale doit, par conséquent, être limite dans la mesure nécessaire à cette conciliation.

25. Selon une jurisprudence constante, le titulaire d'un droit de propriété industrielle et commerciale protégé par la législation d'un Etat ne saurait invoquer cette législation pour s'opposer à l'importation ou à la commercialisation d'un produit qui a été écoulé licitement, sur le marché d'un autre Etat membre, par le titulaire du droit lui-même, avec son consentement ou par une personne unie à lui par des liens de dépendance juridiques ou économiques.

26. En outre, le titulaire d'un droit exclusif ne pourrait invoquer son droit si l'interdiction d'importation ou de commercialisation dont il entend se prévaloir pouvait être liée à une entente restrictive de la concurrence à l'intérieur de la communauté, contraire aux dispositions du traité et, notamment, à celles de l'article 85.

27. En effet, si le droit de modèle, en tant que statut légal, échappe en soi aux éléments contractuels ou de concertation envisagés par l'article 85, paragraphe 1, l'exercice de ce droit peut tomber sous les prohibitions du traité lorsqu'il est l'objet, le moyen ou la conséquence d'une entente.

28. Il appartient donc au juge national de vérifier, en chaque espèce, si l'exercice du droit exclusif dont il s'agit conduit à une des situations qui relèvent des interdictions de l'article 85 et qui peuvent, dans le cadre de l'exercice des droits d'exclusivité portant sur les dessins et modèles, prendre des formes très diverses, telle par exemple, celle de personnes qui déposeraient simultanément ou successivement le même modèle dans différents Etats membres afin de se repartir les marchés à l'intérieur de la Communauté.

29. Il résulte de ce qui précède qu'il y a lieu de répondre à la deuxième question que le titulaire d'un droit à un modèle, acquis en vertu de la législation d'un Etat membre, peut s'opposer à l'importation de produits, en provenance d'un autre Etat membre et ayant un aspect identique au modèle déposé, à condition que les produits litigieux aient été mis en circulation dans cet autre Etat membre sans l'intervention ou le consentement du titulaire du droit, ou d'une personne unie à ce titulaire par un lien de dépendance juridique ou économique, qu'il n'existe entre les personnes physiques ou morales en cause aucune sorte d'entente restrictive de la concurrence et qu'enfin, les droits respectifs des titulaires du droit au modèle dans différents Etats membres aient été créés indépendamment les uns des autres.

Sur les dépens

30. Les frais exposés par le Gouvernement des Pays-Bas, par le Gouvernement du Royaume- Uni, par le Gouvernement français et par la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.

Par ces motifs,

LA COUR,

statuant sur les questions à elle soumises par le Gerechtshof de la Haye, par arrêt du 20 mai 1981, dit pour droit:

1°) Une législation nationale qui présente les caractéristiques de la loi uniforme Benelux en matière de dessins ou modèles entre dans le cadre des dispositions de l'article 36 du traité relatives à la protection de la propriété industrielle et commerciale. En l'état actuel de son développement, le droit communautaire ne fait pas obstacle à l'édictions de dispositions nationales du type de celles contenues dans la loi uniforme Benelux, telles que décrites par la juridiction nationale.

2°) Le titulaire d'un droit à un modèle, acquis en vertu de la législation d'un Etat membre, peut s'opposer à l'importation de produits, en provenance d'un autre Etat membre et ayant un aspect identique au modèle déposé, à condition que les produits litigieux aient été mis en circulation dans cet autre Etat membre sans l'intervention ou le consentement du titulaire du droit, ou d'une personne unie à ce titulaire par un lien de dépendance juridique ou économique, qu'il n'existe entre les personnes physiques ou morales en cause aucune sorte d'entente restrictive de la concurrence et qu'enfin, les droits respectifs des titulaires du droit au modèle dans différents Etats membres aient été créés indépendamment les uns des autres.