CJCE, 17 mai 1988, n° 158-86
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Warner Brothers Inc., Métronome Video ApS
Défendeur :
Viuff Christiansen
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Bosco
Présidents de chambre :
MM. Due, Moitinho de Almeida
Avocat général :
M. Mancini
Juges :
MM. Koopmans, Everling, Bahlmann, Galmot, Joliet, Schockweiler
Avocats :
Mes Schloeter, Gangsted-Rasmussen
LA COUR
1. Par ordonnance du 11 juin 1986, parvenue à la Cour le 1er juillet suivant, l'Oestre Landsret de Copenhague a posé, en vertu de l'article 177 du traité CEE, une question préjudicielle relative à l'interprétation des articles 30 et 36 du traité CEE en vue de faire préciser dans quelle mesure une législation nationale relative au droit d'auteur en matière de location de vidéocassettes est compatible avec la libre circulation des marchandises.
2. Cette question est posée dans le cadre d'un litige qui oppose les sociétés Warner Brothers (ci-après "Warner") et Métronome Vidéo (ci-après "Métronome") à M. Erik Viuff Christiansen.
3. Warner, titulaire au Royaume-Uni de droits d'auteur sur le film "Never say never again", qu'elle a produit dans ce pays, a cédé la gestion des droits de production vidéo pour le Danemark à Métronome.
4. La vidéocassette du film en question se trouvant en vente au Royaume-Uni avec l'autorisation de Warner, M. Christiansen, qui exploite un magasin vidéo à Copenhague, en a acheté un exemplaire à Londres en vue de procéder à sa location au Danemark, et l'a importé à cette fin dans cet Etat membre.
5. Se fondant sur la législation danoise qui permet à l'auteur ou au producteur d'une œuvre musicale ou cinématographique de s'opposer à la mise en location de vidéogrammes de cette œuvre aussi longtemps qu'il n'a donné aucune autorisation en ce sens, Warner et Métronome ont obtenu que le Byret de Copenhague interdise à M. Christiansen de procéder à la location de cette vidéocassette au Danemark.
6. Dans le cadre de la procédure qui a été portée devant lui, l'Oestre Landsret a décidé de poser à la Cour la question préjudicielle suivante:
"Les dispositions de la deuxième partie, titre I, chapitre I du traité CEE, relatives à la suppression des restrictions quantitatives entre Etats membres, à savoir les articles 30 et 36 en liaison avec l'article 222 du traité, doivent-elles être interprétées en ce sens que le titulaire d'un droit exclusif (droit d'auteur) sur une vidéocassette légalement commercialisée par le titulaire du droit ou avec son accord dans un Etat membre ou, selon la législation nationale régissant les droits d'auteur, il ne peut interdire la revente ni la mise en location, perd le droit de s'opposer à la mise en location de cette vidéocassette dans un autre Etat membre, dans lequel ce film a été légalement importe, alors que la législation de cet Etat membre relative aux droits d'auteur autorise une telle interdiction, sans distinguer entre les vidéocassettes produites sur le territoire national et celles qui sont importées, et sans entraver en même temps les importations de vidéocassettes elles-mêmes?"
7. Pour un plus ample exposé des faits du litige au principal, de la réglementation nationale applicable et des observations présentées devant la Cour, il est renvoyé au rapport d'audience. Ces éléments du dossier ne sont repris ci-dessous que dans la mesure nécessaire au raisonnement de la Cour.
8. Par la question posée, la juridiction nationale vise à savoir en substance si les articles 30 et 36 du traité s'opposent à l'application d'une législation nationale qui donne à l'auteur la faculté de subordonner à son autorisation la mise en location de vidéocassettes, lorsque ces vidéocassettes ont déjà été mises en circulation avec son consentement dans un autre Etat membre, dont la législation permet à l'auteur de contrôler la première vente sans lui donner la faculté d'interdire la mise en location.
9. Il y a lieu de relever que, à la différence de la législation nationale relative au droit d'auteur qui a donné lieu à l'arrêt du 10 janvier 1981, (Musik-Vertrieb Membran, 55 et 57-80, rec. P. 147), celle qui est à l'origine de la présente question préjudicielle ne permet pas à l'auteur de percevoir une redevance supplémentaire à l'occasion de l'importation elle-même de supports matériels d'œuvres protégées mises en circulation avec son consentement dans un autre Etat membre ou d'ériger quelque autre obstacle que ce soit à l'importation ou à la revente. La prérogative que donne à l'auteur la législation nationale concernée ne trouve à s'appliquer qu'après que l'opération d'importation a été effectuée.
10. Cependant, il convient de constater que la commercialisation des vidéocassettes s'effectue non seulement par des ventes, mais aussi, et de manière croissante, par voie de location à des particuliers possesseurs de magnétoscopes. La faculté d'interdire ces locations dans un Etat membre est donc de nature à influer sur le commerce des vidéocassettes dans cet Etat et, partant, à affecter indirectement les échanges intracommunautaires de ces produits. Une législation du type de celle qui est à l'origine du litige au principal doit, dès lors, en vertu d'une jurisprudence constante, être regardée comme une mesure d'effet équivalant à une restriction quantitative interdite par l'article 30 du traité.
11. Il convient, dès lors, d'examiner si pareille législation peut être considérée comme justifiée par des raisons de protection de la propriété industrielle et commerciale au sens de l'article 36, expression qui, ainsi que la Cour l'a jugé dans son arrêt du 6 octobre 1982 (Coditel, 262-81, rec. P. 3381), inclut la propriété littéraire et artistique.
12. Il y a lieu, à cet égard, de constater d'abord que la législation nationale en cause s'applique indistinctement aux vidéocassettes produites sur place et aux vidéocassettes importées d'un autre Etat membre. Ce qui est déterminant pour son application est le type de transaction dont font l'objet les vidéocassettes et non l'origine de celles-ci. Une telle législation n'opère donc par elle-même aucune discrimination arbitraire dans le commerce entre Etats membres.
13. Il convient de rappeler ensuite que les œuvres littéraires et artistiques peuvent faire l'objet d'une exploitation commerciale soit par la voie de représentations publiques, soit par la voie de la reproduction et de la mise en circulation des supports matériels qui en sont issus et que tel est le cas notamment des œuvres cinématographiques. Les deux prérogatives essentielles de l'auteur, le droit exclusif de représentation et le droit exclusif de reproduction, ne sont pas mises en cause par les règles du traité.
14. Il convient, enfin, de prendre en considération l'apparition, mise en lumière par la Commission, d'un marché spécifique de la location de ces supports, distinct de celui de la vente. L'existence de ce marché a été rendue possible par différents facteurs, tels que l'amélioration des procédés de fabrication des vidéocassettes, qui a accru leur solidité et leur durée d'utilisation, la prise de conscience par les spectateurs du fait qu'ils ne visionnent que rarement les vidéocassettes qu'ils ont achetées, et, enfin, le niveau relativement élevé de leur prix d'achat. Ce marché de la location des vidéocassettes touche un public plus large que celui de la vente et constitue, à l'heure actuelle, une importante source potentielle de revenus pour les auteurs de films.
15. Or, il apparaît que, en autorisant la perception de droits d'auteurs seulement à l'occasion des ventes consenties tant aux simples particuliers qu'aux loueurs de vidéocassettes, il n'est pas possible d'assurer aux auteurs de films une rémunération qui soit en rapport avec le nombre des locations effectivement réalisées et qui réserve à ces auteurs une part satisfaisante du marché de la location. C'est ce qui explique que, comme le rappelle la Commission dans ses observations, certaines législations nationales ont récemment organisé une protection spécifique du droit de location des vidéocassettes.
16. Des législations de ce type apparaissent, dès lors, comme justifiées par des raisons de protection de la propriété industrielle et commerciale au sens de l'article 36 du traité.
17. Le défendeur au principal, qui invoque tant l'arrêt du 22 janvier 1981 (Dansk Supermarked, 58-80, rec. P. 181) que l'arrêt du 10 janvier 1981 (Musik-Vertrieb Membran, précité) soutient cependant qu'il appartient à l'auteur de choisir librement l'Etat membre où il met son œuvre en circulation. Le défendeur au principal rappelle que l'auteur fait son choix en fonction de son intérêt et doit notamment prendre en considération le fait que la législation de certains Etats membres, à la différence de celle de certains autres, lui reconnaît un droit exclusif lui permettant de s'opposer à la mise en location du support matériel de l'œuvre, alors même que celui-ci a été mis en vente avec son consentement. Dans ces conditions, un auteur qui a mis en vente la vidéocassette d'un film dans un Etat membre ou la législation ne lui reconnaît aucun droit exclusif de location (comme c'est le cas dans le litige au principal) devrait accepter les conséquences de son choix et l'épuisement de son droit à s'opposer à la mise en location de cette vidéocassette dans n'importe quel autre Etat membre.
18. Cette objection ne peut être retenue. Il résulte, en effet, de ce qui précède que lorsqu'une législation nationale reconnaît aux auteurs un droit spécifique de location des vidéocassettes, ce droit serait vide de sa substance si son titulaire n'était pas en mesure d'autoriser les mises en location. On ne saurait donc admettre que la mise en circulation par un auteur de vidéocassettes incorporant une de ses œuvres, dans un Etat membre qui ne protège pas spécifiquement le droit de location, puisse avoir une incidence sur le droit reconnu à ce même auteur par la législation d'un autre Etat membre de s'opposer, dans cet Etat, à la mise en location de cette vidéocassette.
19. Dans ces conditions, il y a lieu de répondre à la question de la juridiction nationale que les articles 30 et 36 du traité ne s'opposent pas à l'application d'une législation nationale qui donne à l'auteur la faculté de subordonner à son autorisation la mise en location de vidéocassettes, lorsqu'il s'agit de vidéocassettes déjà mises en circulation avec son consentement dans un autre Etat membre, dont la législation permet à l'auteur de contrôler la première vente, sans lui donner la faculté d'interdire la mise en location.
Sur les dépens
20. Les frais exposés par le gouvernement danois, le gouvernement britannique, le gouvernement français et la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident de procédure soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.
Par ces motifs,
LA COUR,
Statuant sur la question à elle soumise par l'Oestre Landsret de Copenhague par ordonnance du 11 juin 1986, dit pour droit:
Les articles 30 et 36 du traité ne s'opposent pas à l'application d'une législation nationale qui donne à l'auteur la faculté de subordonner à son autorisation la mise en location de vidéocassettes, lorsqu'il s'agit de vidéocassettes déjà mises en circulation avec son consentement dans un autre Etat membre, dont la législation permet à l'auteur de contrôler la première vente, sans lui donner la faculté d'interdire la mise en location.