CJCE, 4e ch., 5 décembre 1996, n° C-267/95
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Merck & Co. Inc.; Merck Sharp & Dohme Ltd; Merck Sharp & Dohme International Services BV; Beecham Group Plc
Défendeur :
Primecrown Ltd; Ketan Himatlal Mehta; Bharat Himatlal Mehta; Necessity Supplies Ltd; Europharm of Worthing Ltd
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Rodríguez Iglesias
Présidents de chambre :
MM. Mancini, M. Murray, Sevón
Avocat général :
M. Fennelly
Juges :
MM. Kakouris, Edward, Puissochet, Ragnemalm, Gulmann
Avocats :
Mes Subiotto, Vandermeersch, Siragusa, Kitchin, Turner, Howe, Shea
LA COUR,
1. Par deux ordonnances du 13 juillet 1995, parvenues à la Cour les 8 et 9 août suivants, respectivement dans les affaires C-267-95 et C-268-95, la High Court of Justice, Chancery Division, Patents Court, a posé à la Cour, en vertu de l'article 177 du traité CE, des questions préjudicielles relatives à l'interprétation des articles 47 et 209 de l'acte relatif aux conditions d'adhésion du Royaume d'Espagne et de la République portugaise et aux adaptations des traités (JO 1985, L 302, p. 23, ci-après l'"acte d'adhésion"), ainsi que des articles 30 et 36 du traité CE.
2. Ces questions ont été posées dans le cadre de recours introduits, dans l'affaire C-267-95, par Merck & Co. Inc., Merck Sharp & Dohme Ltd et Merck Sharp & Dohme International Services BV (ci-après "Merck") contre Primecrown Ltd, Ketan Himatlal Mehta, Bharat Himatlal Mehta et Necessity Supplies Ltd (ci-après "Primecrown"), et, dans l'affaire C-268- 95, par Beecham Group plc (ci-après "Beecham") contre Europharm of Worthing Ltd (ci- après "Europharm").
3. Merck prétend que Primecrown a contrefait ses brevets britanniques relatifs à un médicament contre l'hypertension, commercialisé sous les marques Innovace au Royaume- Uni et Renitec ailleurs, à un médicament prescrit dans le traitement de la prostate, commercialisé sous la marque Proscar, et à un médicament contre le glaucome, commercialisé sous la marque Timoptol. Elle fait grief à Primecrown d'avoir procédé à des importations parallèles de ces produits vers le Royaume-Uni. Le Renitec et le Proscar ont été importés d'Espagne, tandis que le Timoptol l'a été du Portugal.
4. Beecham a assigné Europharm en contrefaçon de ses brevets britanniques couvrant un antibiotique dénommé Augmentin au Royaume-Uni et Augmentine en Espagne. Beecham fait grief à Europharm d'avoir importé ce produit d'Espagne vers le Royaume-Uni en vue de demander aux autorités compétentes une licence d'importation qui lui permettrait d'en importer davantage.
5. Merck et Beecham estiment être en droit de s'opposer aux importations parallèles d'un médicament dont elles détiennent le brevet lorsque, comme en l'espèce au principal, ces importations proviennent d'un État membre dans lequel leur produit est commercialisé, mais n'y était pas brevetable.
6. Primecrown et Europharm, quant à elles, renvoient à la jurisprudence de la Cour relative aux articles 30 et 36 du traité et notamment au principe de l'épuisement des droits tel qu'il a été interprété par la Cour dans l'arrêt du 14 juillet 1981, Merck (187-80, Rec. p. 2063, ci- après l'"arrêt Merck"). Elles déduisent de cet arrêt que, à l'expiration des périodes transitoires prévues aux articles 47 et 209 de l'acte d'adhésion, elles sont habilitées à importer d'Espagne et du Portugal les produits en cause qui y ont été commercialisés par les titulaires des brevets ou avec leur consentement.
7. Dans l'arrêt Merck, la Cour s'est référée à sa jurisprudence relative aux articles 30 et 36 du traité, selon laquelle le titulaire d'un droit de propriété industrielle et commerciale protégé par la législation d'un État membre ne saurait invoquer cette législation pour s'opposer à l'importation d'un produit qui a été écoulé licitement sur le marché d'un autre État membre par le titulaire de ce droit lui-même ou avec son consentement, et elle a jugé que cette jurisprudence s'applique également lorsque la commercialisation a été faite par le titulaire ou avec son consentement dans un État membre où le produit n'était pas brevetable.
8. L'article 42, qui concerne le Royaume d'Espagne, et l'article 202, qui concerne la République portugaise, de l'acte d'adhésion suppriment, à compter du 1er janvier 1986, par référence implicite aux articles 30 et 34 du traité, les restrictions quantitatives à l'importation et à l'exportation ainsi que toutes mesures d'effet équivalent existant entre la Communauté et ces deux nouveaux États membres.
9. Les articles 47 et 209 de l'acte d'adhésion prévoient en substance, l'un pour l'Espagne et l'autre pour le Portugal, que, par dérogation aux articles 42 et 202 du même acte, la règle résultant de la jurisprudence Merck ne s'applique pas aux produits pharmaceutiques pendant une certaine période transitoire.
10. En effet, les articles 47 et 209 prévoient en leur premier alinéa que le titulaire, ou son ayant droit, d'un brevet de produit chimique, pharmaceutique ou phytosanitaire déposé dans un État membre à une époque où un tel brevet ne pouvait pas être obtenu en Espagne ou au Portugal pour ce même produit peut invoquer le droit que confère ce brevet en vue d'empêcher l'importation et la commercialisation de ce produit dans le ou les États membres actuels où il existe un brevet protégeant le produit en question, même si celui-ci a été mis pour la première fois dans le commerce en Espagne ou au Portugal par le titulaire lui-même ou avec son consentement.
11. Selon le second alinéa des deux articles précités, ces droits peuvent être invoqués jusqu'à la fin de la troisième année après l'introduction respectivement par l'Espagne et par le Portugal de la brevetabilité de ces produits.
12. Les protocoles n° 8 et 19 de l'acte d'adhésion imposent au Royaume d'Espagne et à la République portugaise de rendre leur législation sur les brevets compatible avec le niveau de protection de la propriété industrielle dans la Communauté. A cet effet, ils prévoient que ces deux États doivent adhérer à la convention de Munich du 5 octobre 1973 sur le brevet européen et introduire, dans un certain délai, la brevetabilité des produits pharmaceutiques. Conformément à ces dispositions, la brevetabilité des produits pharmaceutiques a été introduite le 7 octobre 1992 en Espagne et le 1er janvier 1992 au Portugal.
13. Dans l'ordonnance de renvoi, la juridiction nationale observe que les litiges au principal trouvent leur origine dans le fait que les titulaires des brevets en cause n'ont pas, et n'auraient jamais pu avoir, de protection de leur brevet en Espagne et au Portugal pour les médicaments concernés, que les prix dans ces États membres sont inférieurs à ceux pratiqués dans l'Union européenne et que les médicaments que les titulaires des brevets vendent aux grossistes sont immédiatement réexportés au lieu d'être écoulés auprès des consommateurs espagnols ou portugais.
14. La juridiction nationale estime que les procédures au principal soulèvent deux problèmes distincts d'interprétation du droit communautaire, à savoir, en premier lieu, celui relatif à la durée du régime transitoire prévu par l'acte d'adhésion et, en second lieu, celui de savoir si le principe de l'épuisement du droit de brevet, tel que dégagé par la Cour dans la jurisprudence Merck, ne doit pas être reconsidéré eu égard aux circonstances spécifiques évoquées dans l'ordonnance de renvoi.
15. Dans ces conditions, la High Court a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes:
"1) Les dispositions de l'article 47 du traité d'adhésion de l'Espagne aux Communautés européennes doivent-elles être interprétées en ce sens qu'elles sont applicables à des produits pharmaceutiques
1.1 importés d'Espagne; ou
1.2 commercialisés pour la première fois en Espagne
jusque
a) au 7 octobre 1995; ou
b) au 31 décembre 1995; ou
c) au 7 octobre 1996; ou
d) au 31 décembre 1996; ou
e) à la fin de la troisième année à compter de la date à laquelle le produit pharmaceutique en cause, protégé par un brevet de produit dans un ou plusieurs États membres de l'Union européenne, et qui auparavant n'était pas brevetable en Espagne, y est devenu brevetable?
Laquelle de ces dates est-elle applicable en ce qui concerne les opérations susmentionnées?
2) Les dispositions de l'article 209 du traité d'adhésion du Portugal aux Communautés européennes doivent-elles être interprétées en ce sens qu'elles sont applicables à des produits pharmaceutiques
2.1 importés du Portugal; ou
2.2 commercialisés pour la première fois au Portugal jusque :
a) au 1er janvier 1995; ou
b) au 31 décembre 1995; ou
c) au 1er juin 1998; ou
d) au 31 décembre 1998; ou
e) à la fin de la troisième année à compter de la date à laquelle le produit pharmaceutique en cause, protégé par un brevet de produit dans un ou plusieurs États membres de l'Union européenne, et qui auparavant n'était pas brevetable au Portugal, y est devenu brevetable?
Laquelle de ces dates est-elle applicable en ce qui concerne les opérations susmentionnées?
3) Après la date d'expiration de l'article 47 (et/ou de l'article 209, selon le cas), et dans l'hypothèse où:
3.1 une entreprise est titulaire (ci-après le 'titulaire' ) d'un brevet concernant un produit pharmaceutique (ci-après le 'produit' ) dans un ou plusieurs États membres des Communautés européennes;
3.2 le titulaire a commercialisé ce produit pour la première fois dans un pays après l'adhésion de ce dernier à la Communauté européenne, mais à une date à laquelle le produit ne pouvait pas être protégé par un brevet de produit dans ledit pays;
3.3 un tiers importe le produit de ce pays dans l'État membre;
3.4 la législation relative aux brevets en vigueur dans cet État membre a accordé au titulaire du brevet le droit de s'opposer judiciairement à l'importation du produit en provenance dudit pays,
les règles énoncées dans le traité CE concernant la libre circulation des marchandises interdisent-elles au titulaire de se prévaloir du droit visé au point 3.4 ci-dessus, en particulier si:
a) le titulaire était et reste juridiquement et/ou moralement tenu de commercialiser et de continuer à commercialiser le produit dans ledit pays; et/ou
b) la législation de ce pays et/ou la législation communautaire exigent, une fois que le produit a été mis sur le marché dans ce pays, que le titulaire fournisse et continue à fournir des quantités suffisantes pour satisfaire les besoins des patients locaux; et/ou
c) la législation de ce pays accorde à ses autorités le droit que celles-ci exercent de fixer le prix de vente du produit dans ce pays, et en interdit la vente à tout autre prix; et/ou
d) les autorités de ce pays ont fixé le prix du produit à un niveau tel que l'on s'attend à des exportations massives de ce produit à destination de l'État membre, ce qui aurait pour effet de réduire sensiblement la valeur commerciale du brevet et de compromettre gravement les travaux de recherche-développement projetés par le titulaire en vue de la mise au point de futurs produits pharmaceutiques, et cela contrairement à la logique qui sous-tend la création récente par le Conseil de la Communauté européenne du certificat complémentaire de protection?"
16. Par ordonnance du président de la Cour du 6 septembre 1995, les affaires C-267-95 et C- 268-95 ont été jointes aux fins de la procédure écrite, de la procédure orale et de l'arrêt.
Sur les deux premières questions
17. Par ses deux premières questions, qu'il convient d'examiner ensemble, la juridiction nationale demande à la Cour de préciser les dates auxquelles ont expiré les périodes transitoires prévues par les articles 47 et 209 de l'acte d'adhésion.
18. Il y a lieu de rappeler que, selon chacune de ces dispositions, le titulaire d'un brevet pour un produit pharmaceutique peut, jusqu'à la fin de la troisième année après l'introduction par le Royaume d'Espagne et par la République portugaise de la brevetabilité de ce type de produits, invoquer le droit que lui confère ce brevet en vue d'empêcher l'importation et la commercialisation de produits pharmaceutiques mis dans le commerce en Espagne et au Portugal par lui-même ou avec son consentement. Cette brevetabilité a été introduite en Espagne le 7 octobre 1992 et au Portugal le 1er janvier 1992.
19. S'agissant des différentes dates d'expiration du régime transitoire envisagées dans les deux premières questions préjudicielles, il convient de constater que, pour les raisons évoquées par M. l'Avocat général aux points 181 à 194 de ses conclusions, seules deux dates par État peuvent raisonnablement être considérées comme marquant la fin de la troisième année après l'introduction de la brevetabilité des produits pharmaceutiques, à savoir les 6 octobre et 31 décembre 1995 pour le Royaume d'Espagne et les 31 décembre 1994 et 31 décembre 1995 pour la République portugaise.
20. Le choix entre ces deux dates pour chacun de ces deux États membres concernés dépend de la question de savoir si la période transitoire expire exactement trois ans à partir de la brevetabilité des produits pharmaceutiques, c'est-à-dire le 6 octobre 1995 pour l'Espagne et le 31 décembre 1994 pour le Portugal, ou si elle expire à la fin de la troisième année civile écoulée après la date de l'introduction de la brevetabilité, soit le 31 décembre 1995 pour ces deux États.
21. Cette question ne saurait en tout Etat de cause être résolue sur la seule base du libellé des articles 47 et 209 de l'acte d'adhésion ("jusqu'à la fin de la troisième année après", "indtil udgangen af det tredje aar efter", "bis zum Ende des dritten Jahres nachdem", "***** ** ***** *** ****** ***** ***", "hasta el final del tercer año después", "until the end of the third year after", "alla fine del terzo anno successivo", "tot het einde van het derde jaar", "até três anos após"). En effet, même si, dans la majorité des versions linguistiques, les termes utilisés plaident en faveur de la première solution, dans d'autres versions, en revanche, ces termes privilégient la seconde solution.
22. Il convient donc de tenir compte d'autres éléments d'interprétation, et notamment de l'économie générale et de la finalité de la réglementation dont les dispositions en cause font partie.
23. A cet égard, il importe de rappeler que les articles 47 et 209 de l'acte d'adhésion introduisent une dérogation au principe de la libre circulation des marchandises et qu'il est de jurisprudence constante que de telles dérogations doivent être interprétées de manière stricte (voir, en ce sens, arrêt du 27 octobre 1992, Generics et Harris Pharmaceuticals, C-191-90, Rec. p. I-5335, point 41).
24. Ces dispositions doivent donc être interprétées afin que les périodes transitoires expirent à la date qui assure le plus tôt, dans le domaine concerné, l'application du principe de la libre circulation des marchandises en Espagne et au Portugal.
25. En conséquence, il convient de répondre aux deux premières questions que les périodes transitoires prévues aux articles 47 et 209 de l'acte d'adhésion ont expiré, pour le Royaume d'Espagne, le 6 octobre 1995, et, pour la République portugaise, le 31 décembre 1994.
Sur la troisième question
26. Par sa troisième question, la juridiction nationale demande si les articles 30 et 36 du traité font obstacle à l'application d'une législation nationale qui accorde au titulaire d'un brevet relatif à un produit pharmaceutique le droit de s'opposer à l'importation par un tiers de ce produit en provenance d'un autre État membre lorsque le titulaire a commercialisé le produit pour la première fois dans cet État après l'adhésion de ce dernier à la Communauté européenne, mais à une date à laquelle le produit ne pouvait pas être protégé par un brevet de produit dans cet État. A cet égard, la juridiction nationale mentionne certaines circonstances spécifiques et demande l'importance qu'il convient de leur accorder.
27. Ainsi, la High Court cherche en substance à savoir, à titre principal, s'il y a lieu de reconsidérer la jurisprudence découlant de l'arrêt Merck et, à titre subsidiaire, si, eu égard à ces circonstances spécifiques, il y a lieu de limiter la portée de cette jurisprudence.
28. Selon Merck et Beecham, de sérieuses raisons plaident pour un renversement de la jurisprudence Merck. Elles soutiennent d'abord qu'un important changement de situation est intervenu depuis l'arrêt Merck. En effet, à l'époque où la Cour a rendu cet arrêt, la brevetabilité des produits pharmaceutiques en Europe était l'exception plutôt que la règle. Actuellement, ces produits sont brevetables dans tous les pays de l'Espace économique européen, à l'exception de l'Islande. De même, les institutions communautaires ont souligné l'importance des brevets dans le secteur pharmaceutique, notamment par l'adoption du règlement (CEE) n° 1768-92 du Conseil, du 18 juin 1992, concernant la création d'un certificat complémentaire de protection pour les médicaments (JO L 182, p. 1). Ensuite, Merck et Beecham invoquent les conséquences financières graves et croissantes qui résulteraient du maintien de la jurisprudence Merck et qui réduiraient sensiblement la valeur des brevets délivrés dans la Communauté. Elles soutiennent enfin que, d'une part, l'objet spécifique d'un brevet ne saurait être épuisé que si le produit en cause est commercialisé sous la protection d'un brevet et que, d'autre part, l'arrêt Merck est incompatible avec la jurisprudence ultérieure de la Cour.
29. Il y a d'abord lieu de rappeler le raisonnement suivi par la Cour dans l'arrêt Merck.
30. Dans cet arrêt, la Cour a renvoyé à l'arrêt du 31 octobre 1974, Sterling Drug (15-74, Rec. p. 1147), dans lequel elle avait constaté, aux points 8 et 9, que l'article 36 du traité en tant qu'il apporte une exception, pour des raisons de protection de la propriété industrielle et commerciale, à l'un des principes fondamentaux du Marché commun n'admet cependant cette dérogation que dans la mesure où elle est justifiée pour sauvegarder des droits qui constituent l'objet spécifique de cette propriété, lequel, en matière de brevet, est notamment d'assurer au titulaire, afin de récompenser l'effort créateur de l'inventeur, le droit exclusif d'utiliser une invention en vue de la fabrication et de la première mise en circulation de produits industriels, soit directement, soit par l'octroi de licences à des tiers, ainsi que le droit de s'opposer à toute contrefaçon.
31. Aux points 9 et 10 de l'arrêt Merck, la Cour a ensuite précisé qu'il découle de la définition de l'objet spécifique du brevet que la substance du droit de brevet réside essentiellement dans l'octroi à l'inventeur d'un droit exclusif de première mise en circulation du produit et que ce droit de première mise en circulation, en lui réservant le monopole d'exploitation de son produit, permet à l'inventeur d'obtenir la récompense de son effort créateur sans cependant lui garantir en toutes circonstances l'obtention de celle-ci.
32. La Cour a constaté, enfin, aux points 11 et 13 de l'arrêt Merck, qu'il appartient au titulaire du brevet de décider, en toute connaissance de cause, des conditions dans lesquelles il commercialise son produit, y compris la possibilité de l'écouler dans un État membre dans lequel la protection par brevet n'existe pas légalement pour le produit en cause. S'il en décide ainsi, il doit alors accepter les conséquences de son choix en ce qui concerne la libre circulation du produit à l'intérieur du Marché commun, principe fondamental qui fait partie des données juridiques et économiques dont le détenteur du brevet doit tenir compte pour déterminer les modalités d'application de son droit d'exclusivité.Permettre, dans ces conditions, à l'inventeur de se prévaloir du brevet qu'il détient dans un premier État membre pour s'opposer à l'importation du produit commercialisé librement par lui dans un autre État membre où ce produit n'était pas brevetable entraînerait un cloisonnement des marchés nationaux contraire aux objectifs du traité.
33. Il importe de relever que, pour les raisons exposées ci-après, les arguments avancés en faveur d'un réexamen de la jurisprudence Merck ne sont pas de nature à remettre en cause le raisonnement de la Cour à la base de cette jurisprudence.
34. Il est vrai, comme le soulignent Merck et Beecham, que la brevetabilité des produits pharmaceutiques est désormais devenue la règle. Cependant, pareille évolution ne fait pas apparaître que les motifs sur lesquels se fonde la jurisprudence Merck sont aujourd'hui dépassés.
35. Il en va de même s'agissant des arguments tirés tant des efforts fournis par les institutions communautaires pour donner aux titulaires de brevets de produits pharmaceutiques une protection renforcée que des conséquences du maintien de cette jurisprudence sur l'effort de recherche et de développement de l'industrie pharmaceutique.
36. En effet, il est constant, tout comme à l'époque où l'arrêt Merck a été rendu, que, si le titulaire du brevet pouvait interdire l'importation de produits protégés, commercialisés dans un autre État membre par lui ou avec son consentement, il aurait la possibilité de cloisonner les marchés nationaux et d'opérer ainsi une restriction dans le commerce entre les États membres.De même, il reste vrai que, si le titulaire d'un brevet décide en toute connaissance de cause de commercialiser un produit dans un État membre dans lequel il n'est pas brevetable, il doit accepter les conséquences de son choix pour ce qui est de la possibilité d'importations parallèles.
37. L'argumentation développée dans les présentes affaires n'a pas démontré que la Cour a fait une appréciation erronée en conciliant ainsi le principe de la libre circulation des marchandises dans la Communauté avec celui de la protection des droits des titulaires de brevets, même si, de cette conciliation, il en résulte que le droit de s'opposer à l'importation d'un produit peut être épuisé par la commercialisation dans un État membre dans lequel le produit n'est pas brevetable.
38. Il importe à cet égard de rappeler que c'est à la lumière de la jurisprudence Merck que les mesures transitoires prévues par les articles 47 et 209 de l'acte d'adhésion ont été adoptées. Bien que les États membres aient estimé nécessaire de reporter, pendant une longue période, les effets de cette jurisprudence, ils ont toutefois prévu l'application intégrale, après l'expiration du régime transitoire, des articles 30 et 36 du traité, tels qu'interprétés par cette jurisprudence, aux échanges entre, d'une part, l'Espagne et le Portugal et, d'autre part, les anciens États membres.
39. En outre, il convient d'observer que les situations par rapport auxquelles la jurisprudence Merck prend position sont amenées à disparaître puisque la brevetabilité des produits pharmaceutiques a été introduite dans tous les États membres et que si, à l'occasion de l'adhésion de nouveaux États à la Communauté, de telles situations devaient réapparaître, les États membres pourraient adopter des mesures qui seraient considérées comme nécessaires, comme cela a été le cas lors de l'adhésion du Royaume d'Espagne et de la République portugaise.
40. Il y a lieu, enfin, de rejeter l'argument de Merck et Beecham selon lequel la jurisprudence de la Cour postérieure à l'arrêt Merck, et notamment les arrêts du 9 juillet 1985, Pharmon (19-84, Rec. p. 2281), et du 17 mai 1988, Warner Brothers et Metronome Video (158-86, Rec. p. 2605), peut être invoquée au soutien de leur point de vue.
41. En effet, contrairement à ce qui a été prétendu, il résulte de l'arrêt Pharmon, précité, que la Cour a confirmé les principes énoncés dans la jurisprudence Merck. Dans l'arrêt Pharmon, précité, la Cour a mis en exergue l'importance du consentement du titulaire de brevet à la mise en circulation du produit en cause. Elle a jugé au point 25 que, lorsque les autorités d'un État membre attribuent à un tiers une licence obligatoire en lui permettant d'accomplir des actes de fabrication et de commercialisation que le breveté aurait normalement le pouvoir d'interdire, ce dernier ne saurait être réputé avoir consenti à ces actes et il peut donc s'opposer à l'importation du produit fabriqué par le bénéficiaire de la licence obligatoire.
42. Quant à l'arrêt Warner Brothers et Metronome Video, précité, il y a lieu de rappeler que, dans cette affaire, contrairement aux présentes affaires, était en cause une législation de l'État d'importation qui permettait à l'auteur d'une ouvre musicale ou cinématographique non seulement de contrôler la première vente, mais également de s'opposer à la mise en location de vidéogrammes de cette ouvre aussi longtemps qu'il n'avait pas donné son autorisation spécifique en ce sens. Dans cet arrêt, la Cour a considéré, compte tenu de ce qu'il existait un marché spécifique de la location distinct de celui de la vente, qu'un tel droit spécifique eût été vidé de sa substance si le titulaire de l'ouvre n'avait pas été en mesure d'autoriser les mises en location, même lorsqu'il s'agissait de vidéocassettes déjà mises en circulation avec son consentement dans un autre État membre, dont la législation permettait à l'auteur de contrôler la première vente, sans lui donner la faculté d'interdire la mise en location.
43. Étant donné qu'aucun des arguments en faveur d'un réexamen de la jurisprudence Merck jusqu'ici examinés n'a pu être accueilli, il convient d'apprécier si, eu égard aux circonstances spécifiques évoquées par la juridiction nationale, la portée de cette jurisprudence doit être limitée.
44. Il s'agit, en premier lieu, de savoir si la jurisprudence Merck s'applique également dans le cas où le titulaire du brevet serait juridiquement ou moralement tenu de commercialiser ou de continuer à commercialiser le produit dans l'État d'exportation. Dans ce contexte, la juridiction nationale cherche à ce que lui soit précisée l'importance qu'il faut attacher au fait que la législation de cet État ou la législation communautaire exigent que, une fois que le produit a été mis sur le marché dans cet État, le titulaire fournisse et continue à fournir des quantités suffisantes pour satisfaire les besoins des patients locaux.
45. En deuxième lieu, se pose la question de savoir si la jurisprudence Merck s'applique lorsque la législation de l'État d'exportation non seulement accorde à ses autorités le droit, que celles-ci exercent, de fixer le prix de vente du produit, mais en interdit la vente à un tout autre prix. Dans ce contexte, la juridiction nationale demande quelle portée pourrait avoir le fait que ces autorités ont fixé le prix du produit à un niveau tel que des exportations massives de ce produit à destination de l'État membre d'importation sont prévisibles.
46. Merck et Beecham soutiennent notamment que, dans les circonstances évoquées dans l'ordonnance de renvoi, leur faculté de décider librement des conditions dans lesquelles elles commercialisent leurs produits est annihilée ou considérablement réduite. Il résulterait de l'arrêt Pharmon, précité, que, en l'occurrence, la règle résultant de la jurisprudence Merck ne s'appliquerait pas.
47. D'abord, il convient d'observer que, bien que l'imposition de contrôles des prix constitue effectivement un facteur qui est susceptible, dans certaines conditions, de fausser la concurrence entre les États membres, cette circonstance ne peut cependant pas justifier une dérogation au principe de la libre circulation des marchandises. En effet, il ressort d'une jurisprudence constante qu'il doit être remédié aux distorsions causées par une réglementation différente sur les prix dans un État membre par des mesures prises par les autorités communautaires et non par l'introduction par un autre État membre de mesures incompatibles avec les règles relatives à la libre circulation des marchandises (voir arrêts du 31 octobre 1974, Winthrop, 16-74, Rec. p. 1183, point 17, du 20 janvier 1981, Musik-Vertrieb membran et K-tel International, 55-80 et 57-80, Rec. p. 147, point 24, et du 11 juillet 1996, Bristol- Myers Squibb e.a., C-427-93, C-429-93 et C-436-93, non encore publié au Recueil, point 46).
48. Il y a ensuite lieu d'examiner la question de savoir dans quelle mesure la règle résultant de la jurisprudence Merck s'applique si les titulaires de brevet sont soumis à des obligations juridiques de commercialiser leurs produits dans l'État d'exportation.
49. A cet égard, il y a lieu de rappeler, d'une part, que, dans la jurisprudence Merck, la Cour a souligné l'importance du fait que le titulaire a décidé librement et en toute connaissance de cause de commercialiser son produit et, d'autre part, qu'il découle de l'arrêt Pharmon, précité, que le titulaire d'un brevet qui est privé de son pouvoir de décider librement des conditions de commercialisation de ses produits dans l'État d'exportation peut s'opposer à l'importation et à la commercialisation de ces produits dans l'État où le brevet est en vigueur.
50. Il s'ensuit que, dans la mesure où le titulaire d'un brevet est juridiquement contraint en vertu soit du droit national, soit du droit communautaire de commercialiser ses produits dans un État membre, il ne saurait être réputé avoir consenti à la commercialisation au sens de la jurisprudence Merck et est, dès lors, en droit de s'opposer à l'importation et à la commercialisation de ces produits dans l'État où le produit est protégé.
51. Il incombe au titulaire du droit de brevet d'apporter la preuve, devant la juridiction nationale saisie de la demande d'interdiction d'importation, qu'il existe une obligation légale de commercialisation dans l'État d'exportation.Il doit à cet égard démontrer, par exemple au moyen des décisions des autorités ou juridictions nationales ou communautaires compétentes, que l'obligation est réelle et actuelle.
52. Il convient d'observer, comme l'a relevé M. l'Avocat général aux points 152 et 153 de ses conclusions, que, selon les informations communiquées à la Cour dans le cadre de la présente procédure, de telles obligations n'existent guère s'agissant des importations en cause.
53. Enfin, quant à l'argumentation selon laquelle des obligations morales peuvent contraindre les titulaires de brevets à approvisionner en médicaments les États membres où ils sont nécessaires, même s'ils n'y sont pas brevetables, il y a lieu de constater que, en l'absence de toute obligation légale, de telles considérations ne sont pas aptes à délimiter de manière adéquate les situations dans lesquelles le titulaire est privé de son pouvoir de décider librement les conditions dans lesquelles il commercialise son produit. En effet, ces considérations sont, en tout cas dans le présent contexte, difficiles à appréhender et à distinguer des considérations commerciales. De telles obligations morales ne peuvent donc pas fonder une dérogation à la règle relative à la libre circulation des marchandises résultant de la jurisprudence Merck.
54. Au vu de ce qui précède, il convient de répondre à la troisième question que les articles 30 et 36 du traité font obstacle à l'application d'une législation nationale qui accorde au titulaire d'un brevet relatif à un produit pharmaceutique le droit de s'opposer à l'importation par un tiers de ce produit en provenance d'un autre État membre lorsque le titulaire a commercialisé le produit pour la première fois dans cet État après l'adhésion de ce dernier à la Communauté européenne, mais à une date à laquelle le produit ne pouvait pas être protégé par un brevet dans cet État, à moins que le titulaire du brevet ne puisse apporter la preuve qu'il est soumis à une obligation juridique réelle et actuelle de commercialiser le produit dans ledit État membre.
Sur les dépens
55. Les frais exposés par les Gouvernements du Royaume-Uni, belge, danois, hellénique, espagnol, français, italien et suédois, ainsi que par la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.
Par ces motifs,
LA COUR,
Statuant sur les questions à elle soumises par la High Court of Justice, Chancery Division, Patents Court, par ordonnances du 13 juillet 1995, dit pour droit:
1°) Les périodes transitoires prévues aux articles 47 et 209 de l'acte relatif aux conditions d'adhésion du Royaume d'Espagne et de la République portugaise et aux adaptations des traités ont expiré, pour le Royaume d'Espagne, le 6 octobre 1995, et, pour la République portugaise, le 31 décembre 1994.
2°) Les articles 30 et 36 du traité CE font obstacle à l'application d'une législation nationale qui accorde au titulaire d'un brevet relatif à un produit pharmaceutique le droit de s'opposer à l'importation par un tiers de ce produit en provenance d'un autre État membre lorsque le titulaire a commercialisé le produit pour la première fois dans cet État après l'adhésion de ce dernier à la Communauté européenne, mais à une date à laquelle le produit ne pouvait pas être protégé par un brevet dans cet État, à moins que le titulaire du brevet ne puisse apporter la preuve qu'il est soumis à une obligation juridique réelle et actuelle de commercialiser le produit dans ledit État membre.