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Décisions

CA Paris, 20e ch. B, 1 février 1996, n° 95-05302

PARIS

Arrêt

Infirmation

PARTIES

Demandeur :

Ministère public, Charpentier, Wagner, CPAM de Seine-Saint-Denis, UFC Que Choisir

Défendeur :

Jardin, Jardin (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Gadel

Conseillers :

MM. Béraud, Pimoulle

Avocats :

Mes Pignot, Auvray, Senoussi, Bihl.

T. corr. Bobigny, du 13 avr. 1995

13 avril 1995

DÉCISION :

Rendue après en avoir délibéré conformément à la loi,

Par jugement du 13 avril 1995, le Tribunal correctionnel de Bobigny a prononcé la relaxe de Marc Jardin qui était prévenu d'avoir à Coubron, le 14 avril 1991, par maladresse, imprudence, inattention, négligence ou inobservation des règlements, involontairement causé la mort de Claude Charpentier. Le tribunal a déclaré, en conséquence, irrecevables les demandes formées par les consorts Charpentier, l'UFC Que Choisir et la Caisse Primaire d'Assurance Maladie de la Seine-Saint-Denis.

Les Consorts Charpentier ont relevé appel de cette décision le 31 mai 1995, l'Association UFC Que Choisir le 8 juin 1995, le Procureur de la République le 9 juin 1995, et la CPAM de la Seine-Saint-Denis le 12 juin 1995.

Le 30 septembre 1995, le Procureur général a fait citer la SA Jardin en qualité de civilement responsable.

Devant la cour, le prévenu précise, au préalable, que la société Paille n'est pas le distributeur de la société Jardin, mais que c'est au contraire celle-ci qui distribue à la société Paille, laquelle est le grossiste des Etablissements Castorama. Il précise également que ce n'est pas la société Jardin qui place le produit "Touprêt Décolle Moquette" dans les bidons, mais la société 3-33. Il explique que la société Jardin fait fabriquer les bidons sur lesquels elle fait imprimer la notice d'emploi et les précautions à prendre, que c'est ensuite que les bidons vides sont expédiés à la société 3-33 pour être remplis et qu'une fois pleins ils sont repris par la société Jardin. Il expose que les recommandations sont conçues par la société Jardin au vu des éléments d'information communiqués par la société 3-33. Il affirme que contrairement aux allégations des parties civiles, les bidons livrés aux professionnels sont les mêmes que ceux vendus aux particuliers. Il fait connaître qu'après l'accident, une étiquette supplémentaire avec une mise en garde plus précise a été apposée sur les bidons livrés à Castorama. Enfin, il indique que les bidons sont vendus en deux litres ou en cinq litres.

L'Association Union Fédérale des Consommateurs UFC Que Choisir, partie civile, demande à la cour de déclarer Jardin coupable du délit d'homicide involontaire, de dire la société Jardin civilement responsable et de condamner Jardin à lui payer la somme de 100 000 F en réparation du préjudice collectif subi par les consommateurs, et celle de 8 000 F au titre de l'article 475-1 du Code de procédure pénale.

A l'appui de son appel, elle fait plaider :

- que l'UFC ayant fait procéder à une analyse du produit litigieux, celle-ci a révélé qu'il contenait deux composants particulièrement dangereux, le méthanol et le dichiorométane (60 %), tandis que l'expertise judiciaire a établi que feu Charpentier avait été intoxiqué par le dichlorométane,

- que Jardin est un professionnel spécialisé,

- que selon l'article L. 221-1 du Code de la consommation, "les produits doivent, dans des conditions normales d'utilisation ou dans d'autres conditions raisonnablement prévisibles par le professionnel, présenter la sécurité à laquelle on peut légitimement s'attendre et ne pas porter atteinte à la sécurité des personnes",

- que Jardin n'ignorait pas que le principal composant de son produit, le dichiorométane, était particulièrement dangereux,

- qu'il n'ignorait pas que son produit étant vendu en libre service, seules les indications figurant sur l'emballage étaient de nature à mettre le consommateur en garde contre les dangers du produit,

- que la notice établie par Jardin pour le même produit vendu à des utilisateurs professionnels était beaucoup plus explicite, alors que le produit vendu en libre service aux consommateurs indiquait seulement "bien ventiler",

- qu'au surplus, il est établi que le produit "Touprêt" avait déjà provoqué quatorze intoxications et que ce fait aurait dû suffire à conduire Jardin à un étiquetage plus précis et plus incitatif,

- que Jardin a manifestement commis une grave négligence en "n'attirant pas de façon suffisamment insistante l'attention des consommateurs sur les précautions à prendre", et en se contentant "d'une mention... insuffisamment incitative par son laconisme",

- qu'on ne voit pas quelle imprudence a commis Charpentier qui a ventilé aussi bien que possible la pièce où il passait le produit,

- que Jardin a bien commis une imprudence et une négligence et manqué à l'obligation générale de sécurité que fait peser sur lui l'article L. 221-1 du Code de la consommation, fautes qui sont bien la cause du décès de Charpentier,

- que l'UFC s'est constituée partie civile afin d'obtenir réparation du préjudice collectif subi par les consommateurs,

- que la négligence et l'imprudence d'un professionnel ont causé la mort d'un consommateur et quatorze blessés,

- que le préjudice collectif des consommateurs en matière de sécurité des produits est bien d'être purement symbolique.

Pour leur part, les consorts Charpentier, parties civiles, concluent à la déclaration de culpabilité de Jardin et à sa condamnation à payer en réparation de leur préjudice moral 100 000 F à Denis Wagner veuve Charpentier, et 100 000 F à Eric Charpentier, et en réparation de leur préjudice matériel 800 000 F à la veuve Charpentier et 150 000 F à Eric Charpentier, outre 24 120 F TTC au titre de l'article 475-1 du Code de procédure pénale.

Au soutien de leurs prétentions, les consorts Charpentier font valoir:

1°) Sur la relaxe :

- que les faits ont été établis par l'information et l'arrêt de la Chambre d'accusation du 24 mars 1994 qui a bien fait apparaître que la mention figurant sur le bidon sous la rubrique "recommandations" était insuffisamment incitative par son laconisme et l'absence de mise en garde sur les dangers dans les lieux clos,

- que postérieurement à l'accident survenu, Jardin a fait modifier les étiquettes portées sur les bidons, puis a déclaré avoir abandonné cette fabrication,

- que les précautions d'emploi sur le même produit à usage professionnel étaient beaucoup plus explicites alors qu'il s'agit de professionnels habitués au maniement de ce genre de produits,

- que pour prononcer une relaxe, le tribunal s'est exclusivement appuyé sur les déclarations d'un pompier précisant qu'il avait dû ouvrir la fenêtre,

- qu'il y a eu, en réalité, confusion dans la mesure où le pompier a ouvert la fenêtre d'une autre pièce dans laquelle avait été transporté Claude Charpentier, les témoignages produits démontrant que la pièce litigieuse ne pouvait être fermée, puisqu'à la suite d'une inondation, les murs avaient moisi et qu'une moustiquaire y était installée pour garder une aération constante,

- qu'ainsi, l'étiquetage était insuffisant sur les précautions à prendre et que Claude Charpentier n'a commis aucune faute.

2°) Sur le préjudice des parties civiles :

- que la veuve Charpentier et son fils ont, tout d'abord, subi un préjudice moral très important,

- que les époux Charpentier étaient mariés depuis près de trente ans,

- qu'ils avaient déjà perdu deux fils,

- que la veuve Charpentier se retrouve seule,

- que le fils pouvait compter sur le soutien du père,

- que leur préjudice moral justifie l'allocation de 100 000 F à chacun,

- que la veuve Charpentier éprouve, d'autre part, une perte incontestable jusqu'à la fin de ses jours dans ses conditions de vie,

- que son mari ayant perçu les six derniers mois une rémunération mensuelle nette de 7 000 F, et l'économie sur les frais variables liés au décès pouvant être évaluée à 30 % du salaire de Charpentier, c'est un manque à gagner mensuel de 4 000 F que subit sa veuve, ce qui justifie l'allocation d'une somme de 800 000 F,

- qu'en ce qui concerne le fils, il était à l'époque étudiant, mais traumatisé par la mort de son père, il effectue actuellement ses obligations militaires et suit des cours le soir,

Qu'il souhaite poursuivre des études de musique, mais que dans ce domaine, les études sont privées et payantes, ce qui justifie l'allocation de la somme de 150 000 F.

En ce qui la concerne, la Caisse Primaire d'Assurance Maladie, partie civile, conclut à la déclaration de culpabilité de Jardin et à la condamnation de ce dernier et de la société Jardin à lui rembourser la somme de 23 819,34 F avec les intérêts de droit, laquelle somme représente le capital décès.

Monsieur l'Avocat général requiert la confirmation du jugement déféré, faisant observer qu'aucune faute pénale ne peut être retenue à l'encontre du prévenu.

Jardin et la société Jardin sollicitent la confirmation de la décision entreprise.

Le prévenu et le civilement responsable soutiennent :

- que les bidons comme les notices remises aux distributeurs comportent de nombreuses mises en garde sur la nocivité du produit à destination des usagers, notamment:

- un pavé de danger avec une croix de Saint-André sur fond noir,

- l'indication de la nocivité,

- la recommandation d'éviter le contact avec les yeux et la peau,

- les conditions de conservation,

- la recommandation de bien ventiler pendant les travaux,

- la composition (chlorure de méthylène, méthanol);

- que l'accusation fait, néanmoins, quatre griefs à l'étiquetage :

- la mention "nocif" ne figure pas sur le pictogramme de danger,

- "irritant" pour les yeux n'est pas reproduit,

- "nocif par inhalation" est apposé, mais pas "nocif par contact avec la peau",

- le nom complet du composé diméthylformamide n'est pas reproduit;

- mais qu'il est constant que :

- l'emballage mentionne : "nocif par inhalation",

- la directive européenne prévoit que la mention "nocif' inclut l'irritabilité,

- cette dernière résulte clairement de l'invitation à éviter le contact avec la peau et les yeux,

- les deux composants dangereux sont énoncés, spécialement le chlorure de méthylène dont l'inhalation est présumée avoir entraîné la mort,

- que la société Jardin a donc satisfait aux prescriptions strictement réglementaires en matière d'étiquetage,

- que l'information donnée par l'étiquetage mettait largement en garde sur les dangers du produit et les précautions à prendre et n'a pas été la cause du décès,

- que l'accusation reproche à la société Jardin l'absence de moyen technique pour reboucher les trous faits pour utiliser le bidon en arrosoir, empêchant ainsi de stocker sans émanation la partie non utilisée, mais que ce conditionnement n'a pas été la cause du décès puisque le malaise de Charpentier est survenu pendant l'utilisation du produit et non à la suite de son stockage,

- que le produit litigieux n'est pas un produit dangereux et que l'accident n'a pas eu de précédents, alors que la société Jardin a diffusé des quantités très importantes de produit "Touprêt" au cours des dix dernières années,

- qu'en tout état de cause, il n'est pas établi que l'accident ait pour cause directe l'étiquetage du produit,

- que le délit d'homicide par imprudence n'est donc pas constitué,

- subsidiairement, sur le préjudice, que la veuve Charpentier perçoit la réversion de la retraite de son mari qui rétablit l'équilibre économique à la suite du décès de ce dernier,

- que le fils de la victime âgé de 23 ans a fait le choix d'avoir le statut d'objecteur de conscience et ne justifie pas que le décès de son père dont les ressources étaient, d'ailleurs, minimes (7 000 F par mois) l'ait privé du concours matériel qu'il prétend avoir perdu.

Il résulte de l'information les faits suivants :

Le 22 juillet 1991, Denise Wagner veuve Charpentier et Eric Charpentier portaient plainte avec constitution de parties civiles du chef d'homicide involontaire auprès du Doyen des juges d'instruction de Bobigny, exposant que leur mari et père, Claude Charpentier, était décédé le 14 avril 1991, alors qu'il utilisait le produit décapant "Touprêt Décolle Moquette" dans une pièce de leur pavillon à Coubron, (Seine-Saint-Denis), pour ôter les résidus de colle sur le sol. Présentant un malaise avant son décès, il aurait, selon son épouse, dénoncé une très forte odeur dégagée par le produit. A l'appui de leur plainte, les consorts Charpentier produisaient un certificat médical délivré par le Docteur Katona qui indiquait que le décès de Charpentier "était dû à une cause accidentelle fortuite et à la probabilité que le produit ait entraîné chez la victime une intoxication et un trouble aigu du rythme cardiaque".

A leur arrivée sur les lieux, les sapeurs pompiers avaient observé que contrairement aux consignes de sécurité prescrites sur le bidon "Touprêt Décolle Moquette" la pièce dans laquelle se trouvait la victime n'était pas ventilée et que les portes et les fenêtres étaient fermées. Ils précisaient que la victime avait vomi et avait encore un gros bout de viande dans la bouche.

L'autopsie du corps de la victime faisait apparaître que la mort de Charpentier était consécutive à une asphyxie mécanique par inhalation d'aliments. L'expertise toxicologique pratiquée par un biologiste mettait en évidence une quantité de 0,45 mg de dichiorométhane dans le sang ayant provoqué l'intoxication dont Charpentier avait été victime.

L'information révélait que le produit était fabriqué par le Laboratoire 3-33 à Pantin et qu'il était commercialisé par la société Jardin depuis 1982. Dans leur plainte, les consorts Charpentier avaient précisé que leur mari et père avait acheté le produit au magasin Castorama à Gonesse et qu'il exerçait la profession d'agent commercial après avoir exercé celle de peintre.

Les renseignements recueillis auprès des centres anti-poisons de Paris, Lyon, Bordeaux et Marseille et des organismes de défense des consommateurs révélaient seize incidents provoqués par le produit dont douze cas d'hospitalisation pour une allergie sur la peau ou des difficultés respiratoires.

En cours d'information, l'Union Fédérale des Consommateurs "Que Choisir UFC Paris et UFC Seine-Saint-Denis" se constituait partie civile.

Le 26 novembre 1992, le juge d'instruction de Bobigny qui avait instruit l'affaire rendait une ordonnance de non-lieu.

Sur appel interjeté par les parties civiles, la Chambre d'accusation de la Cour d'appel de Paris ordonnait, par arrêt du 8 juillet 1993, un supplément d'information aux fins de mise en examen de Marc Jardin, Président directeur général de la société Jardin.

Après exécution du supplément d'information, la Chambre d'accusation rendait, le 24 mars 1994, un arrêt infirmatif de l'ordonnance de non-lieu, renvoyant Jardin devant le Tribunal correctionnel de Bobigny.

Par jugement du 30 mai 1995, le Tribunal correctionnel de Bobigny a prononcé la relaxe de Jardin.

Sur ce :

Pour prononcer une décision de relaxe en faveur de Marc Jardin, le tribunal a exclusivement retenu, comme l'avait d'ailleurs fait le juge d'instruction, la faute de la victime qui n'avait pas respecté les précautions d'emploi, notamment celle de "bien ventiler", figurant sur le bidon et considéré que son imprudence était seule à l'origine de son décès. La cour observe que les premiers juges n'ont en aucune manière examiné si le prévenu avait, de son côté, commis une faute pénale.

Sur la faute de la victime, contrairement aux allégations des consorts Charpentier, l'information a rigoureusement établi que feu Claude Charpentier travaillait dans un local clos ; en effet, les pompiers ont tous déclaré que les fenêtres des deux pièces, tant celle où se trouvait la batterie que celle où travaillait la victime étaient fermées ; tant lors de son audition par les services de police qu'au cours de celle devant le juge d'instruction, le pompier Pierrick Bonvallet a affirmé que dans la pièce où travaillait la victime la fenêtre était totalement fermée et que c'était lui-même qui l'avait ouverte.

Ainsi, la faute de la victime qui n'a pas respecté la recommandation de la ventilation de la pièce lors de l'utilisation du produit est démontrée.

Mais la faute de la victime, même établie, est insuffisante à l'appui de la relaxe dans la mesure où elle ne saurait, d'une part, faire disparaître celle du prévenu et où, d'autre part, elle est secondaire à la survenance du décès.

L'autopsie du corps de la victime a démontré que la mort de Claude Charpentier était imputable à une asphyxie mécanique par inhalation d'aliments.

Mais, l'expertise toxicologique diligentée sur les prélèvements opérés lors de l'autopsie a mis en évidence dans le sang de la victime la présence de deux solvants, le dichiorométhane à concurrence de 0,45 mg/ml et le méthanol à concurrence de 0,05 mg/ml ; elle a également démontré que la valeur en dichlorométhane mesurée dans le sang de Charpentier indiquait que ce dernier avait été intoxiqué par ce solvant. Il est ainsi prouvé que le malaise présenté par la victime avant son décès est imputable à l'assimilation de dichlorométhane.

Le magistrat instructeur a également fait procéder à une autre expertise toxicologique, mais cette fois sur le produit retrouvé dans le bidon de "Touprêt Décolle Moquette". Les analyses ont mis en évidence la présence de chlorure de méthylène ou dichiorométhane dans le produit. L'expert, le professeur Michèle Rudler, a dans son rapport noté que le dichlorométhane pouvait entraîner une irritation cutanéomuqueuse, mais aussi engendrer un oedème aigu du poumon retardé et une dépression du système nerveux central.

Lors de leur audition, les pompiers ont remarqué que l'odeur imprégnant le local où travaillait la victime était très forte, incommodante, suffocante et piquante.

Ainsi, tant le rapport d'autopsie que les deux études toxicologiques prouvent que le décès de Claude Charpentier est imputable à l'inhalation du produit "Touprêt Décolle Moquette", qui renfermait un produit toxique, le dichiorométhane.

Il convient donc de rechercher si lors de la distribution du produit, la société Jardin a pris toutes les précautions nécessaires pour éviter tout accident.

L'article L. 212-1 du Code de la consommation énonce que dès la première mise sur le marché, les produits doivent répondre aux prescriptions en vigueur relatives à la sécurité et à la santé des personnes, à la loyauté des transactions commerciales et à la protection des consommateurs et que le responsable de la première mise sur le marché d'un produit est donc tenu de vérifier si celui-ci est conforme aux prescriptions en vigueur.

L'article L. 221-1 du Code de la consommation dispose que les produits et les services doivent, dans des conditions normales d'utilisation ou dans d'autres conditions raisonnablement prévisibles par le professionnel, présenter la sécurité à laquelle on peut légitimement s'attendre et ne pas porter atteinte à la santé des personnes.

Il y a lieu de noter, au préalable, que, comme il résulte des propres déclarations du prévenu devant la cour, ce n'est pas la société 3-33, fabricant du produit, qui conditionnait celui-ci dans les bidons, mais la société Jardin ; c'est celle-ci qui imprimait sur les bidons la notice d'emploi et les précautions à prendre à l'usage dès lors, la responsabilité de la société 3-33 ne saurait être recherchée ; que, par contre, c'est bien la société Jardin qui est responsable de la première mise sur le marché du produit "Touprêt Décolle Moquette".

L'examen du bidon tel qu'il figure sur les photographies prises par les services de police agissant sur commission rogatoire fait apparaître sur une face :

- une croix noire de Saint-André sur fond orange,

- au titre des précautions, les mentions :

" R 20 nocif par inhalation,

- S 24 éviter le contact avec la peau et les yeux,

- conserver hors de portée des enfants,

- ne pas stocker à plus de 35 ° C,

- contient chlorure de méthylène et méthanol,"

- au titre des recommandations, les mentions :

"Bien ventiler pendant les travaux - Nettoyer le matériel avec Touprêt Décolle Moquette - Stocker au frais, bidon fermé - Conserver hors de portée des enfants - Eviter le contact avec la peau, les yeux et les vêtements - Ininflammable".

Il convient d'observer, tout d'abord, que la croix de Saint-André sur fond orangé qui manifeste aux professionnels la notion de danger n'a aucune signification pour les profanes ; il appartenait donc à la société Jardin d'être plus explicite à cet égard en imprimant sur le bidon le mot de "danger" ; d'autre part, la mention "nocif par inhalation", essentielle pour les usagers, est portée en tout petits caractères.

Par ailleurs, le rapprochement entre les mentions imprimées sur le bidon et la fiche technique communiquée aux professionnels (cote D 201) fait apparaître que certaines recommandations de la fiche technique n'ont pas été reprises sur le bidon, à savoir : "produit nocif et irritant - Ne pas ingérer... le port de lunettes et de gants est vivement recommandé... gratter les résidus de colle et de mousse ramollis de préférence avec un grattoir monté sur un long manche", ceci précisément pour éviter une inhalation au niveau de la surface traitée avec le produit.

En outre, les renseignements recueillis auprès des centres anti-poisons de Marseille, Lyon et Paris révèlent 16 incidents de santé provoqués par le produit litigieux dont 12 cas d'hospitalisation pour une allergie sur la peau ou des difficultés respiratoires.

Enfin, la déclaration du prévenu devant la cour selon laquelle après l'accident dont s'agit une étiquette supplémentaire comportant une mise en garde plus précise a été collée sur les bidons au magasin Castorama met en évidence la conscience qu'avait la société Jardin de l'insuffisance des recommandations apposées initialement sur les bidons.

Ainsi, la négligence coupable de Jardin engage sa responsabilité pénale, le lien de causalité entre la négligence et le décès étant manifeste ; les éléments constitutifs du délit d'homicide involontaire étant réunis, la décision entreprise doit être infirmée et Jardin déclaré coupable de ce délit.

Sur les préjudices, la veuve Charpentier qui a vécu dans les liens du mariage plus de trente ans avec la victime subit un préjudice moral important, alors surtout qu'elle a déjà perdu deux fils ; de son côté, son fils est victime d'un préjudice moral tout aussi important, ce qui justifie l'allocation à chacun d'eux d'une somme de 100 000 F.

Sur le préjudice économique et non matériel comme indiqué par les consorts Charpentier, la victime, Claude Charpentier, exerçait la profession d'agent commercial à la société Pavion à Rosny-sous-Bois, et percevait un salaire de 7 000 F par mois ; de son côté, son épouse tenait un emploi de secrétaire à la société Wabco Westinghouse et recevait une rémunération de 6 758,10 F ; qu'elle a, néanmoins, été placée en pré-retraite et bénéficie d'une retraite de 6 327,68 F par mois depuis le 1er janvier 1995 ; que, par contre, en application des règles du cumul, étant titulaire d'un avantage personnel auprès du régime général, elle ne perçoit pas de pension de réversion ; qu'eu égard à ces éléments d'appréciation et déduction faite de la part qui aurait été dévolue au défunt s'il était toujours vivant, le préjudice économique de la veuve Charpentier doit être fixé à 200 620 F.

De son côté, Eric Charpentier effectue actuellement son service national en qualité d'objecteur de conscience ; il se destine à la profession de musicien ; il est âgé de 23 ans et ne dispose d'aucune ressource personnelle. Il est d'évidence que son père l'aurait aidé financièrement dans ses études et que son préjudice économique doit pareillement être réparé. Compte tenu de sa situation et des ressources de son père, ce préjudice doit être fixé à 83 700 F.

Pour sa part, la Caisse Primaire d'Assurance Maladie de la Seine-Saint-Denis a servi à la veuve Charpentier un capital décès de 23 819,34 F, somme qui doit être allouée à la Caisse, mais déduite de l'indemnité attribuée à la veuve Charpentier à laquelle il est donc dû 200 620 F - 23 819,34 F = 176 800,66 F

En ce qui la concerne, l'Union Fédérale des Consommateurs UFC Que Choisir s'est manifestement attachée avec beaucoup de soin à l'étude du dossier Charpentier et a fourni au magistrat instructeur de précieux renseignements, ce qui justifie l'allocation d'une indemnité de 20 000 F.

La société Jardin est sans contestation possible civilement responsable de son préposé Marc Jardin, les faits reprochés à ce dernier s'inscrivant très précisément dans le cadre de ses fonctions de président directeur général de cette société. Elle doit donc être condamnée à payer les indemnités allouées aux parties civiles, solidairement avec le prévenu.

Par application des dispositions de I'article 475-1 du Code de procédure pénale, il convient d'allouer aux consorts Charpentier la somme de 8 000 F au titre des frais non payés par l'Etat en première instance et en appel, et à l'association UFC Que Choisir celle de 5 000 F.

Par ces motifs, LA COUR, Statuant publiquement, contradictoirement, en matière correctionnelle et en dernier ressort ; Reçoit les appels réguliers en la forme ; Infirme le jugement déféré et statuant à nouveau ; Déclare Marc Jardin coupable d'homicide involontaire ; En répression, le condamne à la peine de 30 000 F d'amende ; Le condamne aux frais de première instance et d'appel de l'action publique ; Fixe la contrainte par corps comme de droit ; Et statuant sur les actions civiles, Déclare Jardin responsable du décès de Claude Charpentier ; Déclare la société Jardin civilement responsable ; Condamne solidairement Marc Jardin et la société Jardin à payer à Denise Wagner veuve Charpentier la somme de 100 000 F en réparation de son préjudice moral et celle de 176 800,68 F en réparation de son préjudice économique ; Eric Charpentier la somme de 100 000 F en réparation de son préjudice moral et celle de 83 700 F en réparation de son préjudice économique ; la Caisse Primaire d'Assurance Maladie de la Seine-Saint-Denis la somme de 23 819,34 F, avec les intérêts de droit à compter du 14 décembre 1995 ; l'Association UFC Que Choisir celle de 20 000 F à titre de dommages-intérêts ; Les condamne sous la-même solidarité aux dépens de première instance et d'appel des actions civiles et à payer aux consorts Charpentier la somme de 8 000 F et à l'UFC Que Choisir celle de 5 000 F par application des dispositions de l'article 475-1 du Code de procédure pénale ; Le tout par application des dispositions des articles L. 212-1 et L. 221-1 du Code de la consommation, 319 de l'ancien Code pénal, 515, 749 à 762 du Code de procédure pénale.